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La citation de Peraya qui vient d’être présentée nous conduit à définir un autre concept fondamental pour notre recherche, celui de « médiatisation ». Dans le sens commun, la « médiatisation » désigne souvent la publicisation d’un événement ou d’une idée par les médias d’information, à savoir les journaux, les bulletins de nouvelles télévisées, les sites Internet d’actualités, etc. Elle renvoie davantage à la question de la « mise en visibilité » ou de la « mise à l’agenda public » d’informations (Landry, 2013, p. 173) qu’à celle de leur mise en forme par un médiateur, qui nous intéresse davantage ici. Ci-dessous, nous présenterons les différents sens que des auteurs accordent au concept de « médiatisation », puis nous expliquerons ensuite comment nous opérationnalisons ce concept dans le cadre de notre thèse.

Pour Miège (1997), tout d’abord, le terme « médiatisation » désigne « l’usage croissant de dispositifs techniques qui s’interposent entre les protagonistes dans les échanges sociaux, soit comme "prothèses" (suppléant plus ou moins le face à face), soit comme facilitateurs ou accélérateurs du rythme des échanges […] » (p. 143, dans Mœglin, 2005, p. 70-71). En d’autres mots, le concept de médiatisation désignerait ici un phénomène global d’omniprésence des technologies numériques et des canaux de communication à distance dans

l’ensemble de nos rapports sociaux. Tel qu’il est défini par Miège, ce phénomène échapperait en quelque sorte à la volonté des individus vivant en société, qui seraient soumis aux injonctions imposées par les discours concernant les technologies numériques. C’est sans doute pourquoi, comme le rappelle Mœglin (2005), la médiatisation des savoirs, c’est-à-dire leur « mise en média », a toujours été méprisée par les intellectuels, d’une époque à l’autre.

Dans la perspective adoptée dans cette étude, le concept de médiatisation est plutôt défini comme la mobilisation intentionnelle de différents modes langagiers (la voix, l’écrit, l’image, la musique) par des individus, de manière à optimiser les effets de leurs actes de communication. La définition du concept de médiatisation que nous adoptons coïncide davantage avec celle proposée par Peraya (2000), qui la conçoit comme un « processus de scénarisation de contenus à travers un dispositif médiatique » (p. 20). Peraya définit ainsi le concept de dispositif :

[…] un dispositif est une instance, un lieu social d’interaction et de coopération possédant ses intentions, son fonctionnement et ses modes d’interactions propres. L’économie d’un dispositif – son fonctionnement –, déterminé par les intentions, s’appuie sur l’organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels, naturels et artificiels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales, cognitives, affectives des sujets (Peraya, 2000, p. 22).

Le concept de médiatisation, dans les écrits de Peraya (2000, 2008, 2010), accompagne celui de médiation. Il désigne, de manière générale, la mobilisation de différents modes langagiers pour produire l’acte de médiation. Par « modes langagiers », nous entendons ici les différentes techniques de transmission et de réception de l’information que les humains vivant en civilisation ont développées au fil de l’histoire, comme l’écriture, la photographie et l’audiovisuel. D’autres auteurs emploient l’expression « modes sémiotiques » pour désigner ces formes de langage. C’est particulièrement le cas des chercheurs intéressés par la multimodalité des contenus médiatiques, c’est-à-dire les contenus médiatiques marqués par la présence simultanée de l’écrit, de l’oral, de l’image fixe, de l’image mobile, et/ou de la musique (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012).

Jaillet (2005), qui a étudié la composition langagière de films éducatifs et pédagogiques, identifie quatre grandes classes de « signifiants » (modes langagiers) communs

à ces types de productions : 1) les signifiants texturiels; 2) les signifiants scripturaux; 3) les signifiants visuels; et 4) les signifiants auditifs. L’auteur rassemble sous l’appellation « signifiants texturiels » les effets sur le document causés par les moyens de production (caméra, microphone, logiciel de montage) et par les moyens de diffusion (lecteur vidéo, écran d’ordinateur, projecteur, hautparleurs), comme la clarté sonore ou la distorsion des images, par exemple. Ces effets varient notamment du fait qu’ils soient « argentiques » ou « électroniques », ou plus largement, analogiques ou numériques. L’auteur rassemble ensuite sous l’appellation « signifiants scripturaux » les titres, intertitres, sous-titres et génériques qui apparaissent à l’écran au début, pendant et à la fin des films, afin d’offrir des informations complémentaires à son sujet ou de faciliter sa compréhension. Jaillet inclut ensuite dans l’ensemble des « signifiants visuels » les images fixes ou en mouvement (la succession de plusieurs images fixes donnant l’impression de mouvement à l’œil humain), qui sont généralement dotées d’un fort potentiel de représentation, fidèle à la réalité. Dans le groupe des « signifiants auditifs », l’auteur inclut cette fois la voix, qui a pour fonction d’énoncer des affirmations ; les signifiants musicaux, qui ont comme fonction d’attirer l’attention du récepteur ou de le situer dans une ambiance particulière ; puis, les signifiants bruitaux, qui ont comme fonction de représenter la réalité sonore le plus objectivement possible. Au final, nous dirons donc ici, dans la perspective de Jaillet, que les éléments scripturaux et visuels « donnent à voir », que les éléments auditifs « donnent à entendre » et que les éléments texturaux « donnent à ressentir ».

Dans un contexte d’action communicationnelle où l’individu communiquant recourt à la vidéo numérique, les formes de langage qu’il peut mobiliser sont multiples, étant donné que ce support permet une intégration de l’ensemble des différentes formes langagières que nous avons nommées plus haut, à savoir l’écrit, l’oral, l’image fixe, l’image mobile et la musique. Pour Parfait (2007), la vidéo serait ainsi un « Outil critique de la télévision, instrument d’expression militante, en recherche de spécificités relevant du modernisme, recyclant toutes les images, les détournant dans une perspective politique…, mais aussi médium de création d’images inédites, moyen de raconter, outil documentaire, dispositif de projection, etc. » (p. 8, écrit tel quel par l’auteure). Selon Dubois (2011), contrairement aux images cinématographiques, les images vidéos n’ont pas que recours au montage de plans, mais

également à un mélange de trois procédés : 1) la surimpression (multicouche), qui vise à mettre l’une sur l’autre deux ou plusieurs images, de manière à créer un effet visuel; 2) les jeux de volets (découpes et juxtapositions), qui permettent une sorte d’assemblage géométrique de différentes images; et 3) l’incrustation, qui permet l’encastrement d’une image dans une autre afin de créer une nouvelle image réaliste à l’aide de la technique des écrans verts.

En plus de lui permettre de structurer des contenus en vue de les communiquer, ces différents modes langagiers permettent également au communicateur de prendre une distance par rapport à ce qu’il vise à communiquer. Elles lui permettent de structurer les informations qu’il recherche et qu’il s’approprie. Comme l’exprime Mœglin (2005) : « la médiatisation fait prendre du recul par rapport à la médiation […]. Pour autrui et pour soi, mise en page, mise en forme et mise en scène sont aussi mise à distance et mise en perspective » (p. 20). Toujours selon Mœglin, la médiatisation inciterait ainsi le communicateur à prendre du recul, à introduire de la distance dans sa pratique, à penser la communication en la pratiquant.

Dans la perspective adoptée ici, la vidéo numérique est donc un outil communicationnel que peut s’approprier l’acteur social, qui fera des choix rationnels au regard des modes langagiers qu’il utilisera pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. Par exemple, il choisira de prendre la parole face à la caméra pour établir un contact direct avec son auditoire, il choisira de produire des images en noir et blanc pour créer un effet dramatique, ou il choisira de recourir à la présentation de graphiques pour illustrer ses propos plus clairement. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les choix réalisés par les vidéastes adolescents en matière de formes de langage ainsi que les processus de rationalisation qui les accompagnent. En clair, nous voulons comprendre pourquoi un jeune vidéaste choisit un mode langagier plutôt qu’un autre pour transmettre une information donnée.

S’il importe, dans le cadre de cette thèse, de nous intéresser aux choix que des vidéastes amateurs ou des adolescents effectuent en matière de médiatisation, c’est qu’ils ne sont pas sans effet sur la réception des messages qu’ils produisent. Médiatiser des informations est une action qui nécessite une connaissance des effets que produisent les différents modes langagiers pouvant être utilisées dans un environnement communicationnel. Les écrits des philosophes, historiens, anthropologues, sémiologues et psychanalystes qui se

sont penchés sur la question de l’effet des modes langagiers sur le rapport de l’humain à la connaissance nous invitent à être sensible à cette question.

Nous pouvons d’abord penser à la philosophie des médias de McLuhan (1993), dont l’idée centrale, bien connue, est la suivante : le médium qui véhicule un message (dans notre cas la vidéo) déterminerait presqu’à lui seul la signification de ce message, puisque cette signification serait elle-même déterminée par les sens humains qu’elle sollicite, à savoir l’ouïe, la vue, le toucher, l’odorat ou le goût. Mentionnons également, à titre d’exemple d’écrit classique sur la médiatisation, le travail anthropologique de Goody (1979), qui a proposé que l’écrit participerait à un nouveau mode de raisonnement chez l’humain ainsi qu’à la stabilisation de la transmission des connaissances à travers le temps. Toujours eu égard à la médiatisation, nous pouvons aussi évoquer l’idée selon laquelle les images, étant donné leur grande capacité d’imitation du réel, auraient un pouvoir transformateur de la psyché plus important que l’oralité et l’écrit, qu’il soit question d’apprentissages sociaux « positifs » ou d’exposition à des scènes de violence. Il s’agit d’une thèse soutenue par certains sémiologues cognitifs, dont Meunier (2013) notamment. Enfin, toujours dans la catégorie des écrits fondamentaux sur les effets de la médiatisation, nous pouvons aussi mentionner les écrits philosophiques de Breton (2003) sur la parole, à qui il confère un certain potentiel de pacification des sociétés marquées par la violence.

À l’ensemble des effets produits par la médiatisation qui viennent d’être présentés, il convient aussi d’ajouter un effet qui se répercute sur l’acte de médiation en tant que tel, à savoir une impossibilité d’interaction directe entre le diffuseur de contenus et son public (Jacquinot-Delaunay, 2003). C’est bien la principale caractéristique de la communication médiatisée à laquelle nous nous intéressons ici, soit la vidéo numérique publiée dans YouTube : l’impossible interaction directe et synchrone des acteurs impliqués. À l’inverse, cette contrainte n’est pas présente dans d’autres contextes communicationnels, par exemple la messagerie texte sur téléphone mobile, qui permet justement des interactions synchrones, c’est-à-dire « en temps réel ».

La thèse présentée ici adopte une position critique par rapport aux discours plus philosophiques concernant les effets de la médiatisation sur le rapport à la connaissance. Néanmoins, elle s’inscrit dans la suite de ces réflexions, mais d’un point de vue plus

empirique, en questionnant les choix que des vidéastes amateurs ou des adolescents effectuent en contexte de communication médiatisée avec la vidéo numérique et YouTube. S’il nous importait d’en faire autant, c’est qu’aucune recherche ne s’était encore penchée sur cette question.

En effet, eu égard à la question de la médiatisation, certaines recherches ont par exemple montré que l’écrit, chez les adolescents, était particulièrement lié à l’expression des émotions et à la création littéraire (Penloup et Joannidès, 2014). D’autres ont pour leur part rapporté que la photographie était étroitement liée à la mise en visibilité des liens d’amitié et à l’immortalisation des moments marquants de l’adolescence (Lachance, 2012, 2013). Cela dit, aucune étude n’avait toutefois interrogé l’enjeu du choix des modes langagiers en contexte de production vidéo, où l’usage de l’image fixe, de l’image mobile, de l’écrit, de la voix, de la musique et des effets sonores peut se faire dans un même contexte communicationnel. C’est la raison précise pour laquelle nous avons cherché à décrire, dans le cadre de cette thèse, les processus de rationalisation que des vidéastes amateurs et des adolescents mettent en œuvre lorsqu’ils doivent procéder à la médiatisation d’informations en contexte de production d’une vidéo sur une thématique sociale.