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Dans le cadre de cette thèse, nous nous intéressons à deux phénomènes d’usage d’Internet, des technologies numériques et des médias sociaux : la cyberintimidation, et la production-publication d’informations par des adolescents. Le premier de ces phénomènes, comme nous l’avons vu, tend à persister dans l’ensemble des pays industrialisés et engendre des effets néfastes pour le développement des adolescents. Afin de contrer ce problème, différentes actions sont mises en œuvre par les gouvernements et les organisations non gouvernementales, de même que par les citoyens. Parmi les actions de ces derniers, on compte notamment la publication en ligne d’informations à propos de la cyberintimidation, qui n’a fait l’objet d’aucune recherche jusqu’ici.

Comme nous l’avons aussi expliqué à l’intérieur du présent chapitre, les activités de production d’informations chez les adolescents sont un thème de recherche qui a été fort documenté jusqu’ici, notamment en ce qui concerne les retombées de ces activités pour les

adolescents qui les mettent en œuvre et y participent. Toutefois, la question des idées véhiculées dans les productions des adolescents demeure sous-documentée. Par « idées », nous entendons ici des énoncés visant à décrire et à expliquer un phénomène social ou naturel (Boudon, 1990). Verbalisée, une idée prendra la forme d’un énoncé mettant en scène un acteur, une action et une explication. Par exemple : Les cyberintimidateurs commettent des

actes de violence à distance, parce qu’ils sont peureux. Il s’agit là d’une idée qui peut être

fondée sur différents types de connaissances, à savoir des expériences, des croyances ou des savoirs scientifiques. Nous reviendrons plus en profondeur sur le concept d’idées dans le prochain chapitre de cette thèse, de même que sur la question de la frontière entre les différentes formes de connaissances.

Outre la question des idées véhiculées dans les productions vidéos des adolescents, celle des processus de rationalisation en œuvre dans le cadre de leurs activités de production vidéo demeure aussi sous-documentée. En d’autres mots, nous en savons très peu sur les processus cognitifs que les adolescents mettent en œuvre lorsqu’ils doivent faire des choix dans le contexte de production d’une vidéo, qu’il s’agisse par exemple de cerner un public, ou encore de sélectionner des informations à diffuser ou des modes de mise en scène de l’information. Par « processus de rationalisation », nous entendons donc l’action réflexive mise en œuvre par un individu lorsqu’il doit agir dans un contexte donné (Boudon, 2011). Encore une fois, c’est un concept que nous définirons plus en profondeur dans le prochain chapitre.

La seule étude que nous avons identifiée au sujet de la production vidéo chez des adolescents, dans une perspective de compréhension de leurs processus de production, est celle de Lange (2011). Celle-ci montre que les activités de production vidéo des adolescents étasuniens sont orientées vers deux finalités : d’une part, exprimer son identité, et d’autre part, préserver la mémoire d’un événement important. Aussi pertinente soit-elle, cette étude ne portait toutefois pas sur une question de société comme celle de la cyberintimidation. Elle ne permet donc pas de comprendre les processus de rationalisation en œuvre dans un contexte de production d’informations au sujet d’une question de société.

L’étude de Zaslow et Butler (2002), qui montre que les adolescents sont plutôt réceptifs aux vidéos de leurs pairs qui valorisent des actions violentes ou autodestructrices

(2002), nous a incité à nous pencher sur ce que donnent à voir et à entendre les vidéos d’adolescents sur la cyberintimidation. Valoriseraient-elles des actions violentes ou autodestructrices, même si elles veulent participer à la lutte contre la cyberintimidation ? C’est une question qu’il nous semblait légitime de poser. En outre, sachant que les adolescents ont tendance à accorder davantage d’importance à la dimension esthétique des productions qu’à leur dimension informationnelle, tant comme producteur que comme récepteur (Halverson, Gibbons, Copeland, Andrews, Hernando Llorens et Bass, 2012), et que les productions informationnelles des adolescents sont souvent considérées par leur public comme difficiles à interpréter, en particulier lorsqu’elles traitent de questions de société « sérieuses » comme la consommation de drogues ou la violence (Fisherkeller, Butler et Zaslow, 2001), la réalisation d’une étude sur les idées et les processus de rationalisation au cœur des actes de production et de publication d’informations d’adolescents autour du thème de la cyberintimidation nous apparaissait pertinente à l’heure actuelle.

Dans le cadre de cette thèse, nous cherchons à élucider la question suivante : Quelles

sont les idées et quels sont les processus de rationalisation au cœur des actes de production vidéo d’adolescents autour du thème de la cyberintimidation ? Répondre à cette question nous

permettra de comprendre ce que disent ou montrent les adolescents qui produisent et publient en ligne des informations au sujet de la cyberintimidation, ainsi que les raisons pour lesquelles ils produisent et publient en ligne des informations à ce sujet. Nous pencher sur cette question nous semblait pertinent dans la mesure où, comme le montrent certaines recherches, la production d’informations par les adolescents a tendance à vaciller entre la résistance politique (Cunningham, 2014) et la reproduction des discours et des genres médiatiques dominants (Miller, 2010 ; Soep, 2006 ; Vailati, 2014).

Étant donné la popularité de YouTube chez les adolescents québécois (75 % d’entre eux classent ce média social parmi leurs cinq sites Internet préférés), nous avons choisi de nous pencher sur les activités de production et de publication d’informations qui se déploient dans ce contexte communicationnel spécifique, qui permet la publication de contenus textuels, auditifs et visuels.

Dans le prochain chapitre de cette thèse, nous définirons la posture théorique générale adoptée ainsi que les concepts centraux qu’elle mobilise, en vue de répondre à la question qui

sous-tend cette étude. Cet exposé théorique et conceptuel nous conduira ensuite à la formulation d’objectifs spécifiques de recherche.

Le cadre d’analyse que nous avons retenu pour étudier l’objet de recherche circonscrit ici est la théorie de la rationalité cognitive. Cette théorie, comme nous le verrons, invite le chercheur à identifier les idées véhiculées dans les discours des individus et à décrire les processus de rationalisation qu’ils mettent en œuvre lorsqu’ils agissent en société. Dans le champ de la recherche sur les adolescents et la production vidéo, son originalité réside dans l’importance accordée à la dimension cognitive de l’action sociale. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les recherches menées jusqu’ici sur la production vidéo chez les adolescents se sont surtout penchées sur l’évaluation des effets socioéducatifs de cette activité, en se réclamant de la pensée militante de Freire (1974). L’idée maîtresse de cet auteur est que l’émancipation des groupes opprimés passe par leur conscientisation et leur alphabétisation. D’autres recherches, quant à elles, se sont penchées sur l’identification des possibilités et des contraintes sociales et techniques caractérisant les activités de production médiatique, en se fondant sur la théorie de la structuration (Giddens, 1984). Dans l’ensemble de ces travaux, la dimension cognitive de l’activité de production vidéo a toujours été laissée dans l’ombre. C’est pourquoi il nous a semblé pertinent d’étudier la production vidéo chez les adolescents sous l’angle de la sociologie cognitive, en mobilisant la théorie de la rationalité cognitive, dont il sera question dans le chapitre qui suit.