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Initiation et rite de passage

3.2. La structure de l’initiation dans L’encyclopédie du petit cercle

Voyons maintenant comment cette structure de l’initiation par le rite de passage s’actualise dans L’encyclopédie du petit cercle. Précisons que Dickner n’est pas le seul auteur contemporain dont l’œuvre narrative reprend une telle structure. Les travaux de Marie Scarpa ont montré comment la structure de l’initiation par le rite de passage est présente dans le roman moderne en général. L’hypothèse de la chercheuse est la suivante : « Notre hypothèse de travail est qu’il y a une homologie structurelle entre le rite de passage (van Gennep) et le récit littéraire. La trajectoire narrative des personnages serait donc l’histoire d’une mise en marge, qui aurait pour objectif de les faire accéder à un nouveau statut214. »

Dans une étude sur La classe de neige d’Emmanuel Carrère, Sophie Ménard pose une hypothèse similaire à celle de Scarpa :

Comme c’est souvent le cas dans la littérature contemporaine, le récit ne thématise pas explicitement le rite de passage ; il dramatise toutefois l’expérience […] et met l’accent sur des logiques du liminaire – soit de l’entre- deux, du seuil, de between and betwixt. […] Cette dramatisation rituelle se constate également à travers une sorte de formalisation structurelle des étapes constituant la scénaristique du rite de passage, tel que l’a défini l’ethnologue Arnold van Gennep […] à savoir la phase de séparation, où le futur initié est séparé de son groupe […] ; la phase de marge, dynamisée par la métamorphose

213 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 13. 214 Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », art. cité, p. 34.

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et par l’expérimentation de l’altérité […] ; et enfin la phase d’agrégation qui marque le moment de la réintégration de l’initié dans sa collectivité215.

On relève une même « formalisation structurelle des étapes constituant la scénaristique du rite de passage » dans L’encyclopédie du petit cercle, ces étapes étant figurées dans la table des matières même.

D’emblée, nous observons que cette table des matières se compose, comme le rite de passage de van Gennep, de trois parties. Ces trois parties ont pour titre « L’Ancien Monde », « Dans les limbes » et « Reconquista », titres éloquents, s’il en est. « L’Ancien Monde » évoquerait d’abord le milieu dont on se sépare, ce que l’on doit quitter pour entrer dans la marge, devenir autre et acquérir une nouvelle connaissance. « L’Ancien Monde » correspondrait dès lors aux rites préliminaires de la phase de séparation de van Gennep.

« Dans les limbes », désigne littéralement cet espace interstitiel, où rien n’est vraiment défini, l’espace ou le futur initié flotte dans un état indistinct, entre la vie et la mort, en d’autres mots, là où se déroulent les rites liminaires décrits par van Gennep, pendant la phase de marge. Le Grand Robert donne la définition suivante des limbes : « dans la théologie catholique, séjour de ceux qui sont morts sans avoir commis de péché mortel effectif, mais n’ont pas été libérés du péché originel par le baptême216 ». Vierne, quant à elle, reprend un extrait de Vendredi ou les limbes du Pacifique, de Michel Tournier, pour définir ce concept : « L’île du Pacifique devient, comme l’indique le titre, les Limbes, un lieu mythique où survit un être que tous croient mort et qui a conscience de vivre “aux

215 Sophie Ménard, « Bricolages génériques et culturels : La classe de neige de Carrère », art. cité.

216 Paul Robert et Alain Rey, Le Grand Robert de la langue française : dictionnaire alphabétique et

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confins de la mort, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers”217. » Les limbes correspondent bien à un entre-deux, un passage, une marge.

Enfin, la troisième partie de L’encyclopédie du petit cercle, « Reconquista », évoque la troisième phase de van Gennep, la réagrégation de l’initié à un monde nouveau, soit l’étape des rites postliminaires. Reconquête de soi sous une autre forme, du temps, de l’espace, des dimensions humaine et universelle. Aurait-on pu trouver meilleur titre pour évoquer cette étape ultime de l’initiation ?

Au-delà de cette parenté structurelle inscrite dans la table des matières, une nouvelle en particulier dans le roman de Dickner, soit la dernière nouvelle « Reconquista », reproduit la structure de l’initiation par le rite de passage. Si la troisième partie de L’encyclopédie du petit cercle, elle aussi intitulée « Reconquista », correspond sur le plan structurel à la dernière phase du rite chez van Gennep, la nouvelle « Reconquista », elle, correspond sur le plan de la diégèse au début chronologique de l’histoire, comme nous l’avons vu. Un autre cercle se boucle ici, le début et la fin se côtoient dans la dernière partie, à l’image de ces rites de passage qui « mettent en scène des conceptions cycliques et circulaires de l’espace et du temps, de la vie et de la mort, de la continuité et de la discontinuité218. »

Avant d’aller plus loin, rappelons ce qui se passe dans la nouvelle « Reconquista ». On retrouve Karyne, enfant, qui rêve de Madagascar, rend son culte chaque soir à l’île tant désirée, « serre dans [ses] bras le vieil atlas vert et peste contre l’engeance des cartographes » (EPC, p. 84) qui l’empêchent de rêver et se comportent comme s’ils étaient abstraits du monde. « J’y suis, moi, dans le monde, et n’en veux surtout pas sortir. » (EPC,

217 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 120.

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p. 84) La nouvelle dépeint ensuite le quotidien de Karyne et de son amie Louise, qu’elle appelle affectueusement Lou, et qui vient la chercher tous les jours à la même heure pour aller à l’école. Alors que Karyne rêve en permanence à l’océan Indien, au Mozambique, à Madagascar et « voit » ces lieux géographiques lointains partout dans son espace de vie, Louise n’entend rien à cet imaginaire. « Elle est ma plus grande amie, pour ainsi dire la seule, mais ça ne l’empêche pas d’être parfois invivable », affirme Karyne (EPC, p. 85). L’exclusivité de l’amitié de Louise pour Karyne ne saurait souffrir Madagascar.

La situation change alors que de nouveaux voisins emménagent : le superbe vélo rouge à la taille de Karyne que les déménageurs sortent du camion lui indique l’arrivée d’une voisine de son âge, une rivale potentielle pour Louise. On apprend également que le père de cette mystérieuse nouvelle voisine consacre le plus clair de son temps à la bibliothèque municipale. Puis, arrivent enfin les vacances d’été. Karyne précise : « Tout peut arriver durant les vacances : la fin d’un monde, le début d’un autre – et Lou valse toujours autour de moi, exaltée, insensible à la gravité du moment. » (EPC, p. 89) Lou invite Karyne à dormir chez elle, mais celle-ci préfère passer la soirée à épier le jardin des voisins, où rien ne se produira. Ce n’est que le lendemain, alors que Karyne dessine sur le trottoir des forêts de minarets dans lesquelles se glisse le Petit Chaperon rouge que sa nouvelle voisine, Aïcha, vient s’asseoir à côté d’elle. La complicité s’instaure immédiatement. De forêt de minarets, le dessin devient bassin de l’Amazone. Plus tard, c’est la rue Lafontaine, à Rivière-du-Loup, qui se transforme en forêt équatoriale. Karyne passe de plus en plus de temps chez Aïcha, malgré les réticences de sa mère, délaisse Lou et s’esquive le soir, en cachette, pour aller dormir chez son amie. Elle passe le plus clair de son temps à la bibliothèque municipale avec Aïcha, dont le père est momentanément

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responsable et où elles peuvent se rendre aussi souvent qu’elles le souhaitent. Pendant ce temps, « la Forêt, la vraie » (EPC, p. 99) brûle en Gaspésie et à Madawaska. Pourtant, Karyne ne remarque pas « cette ambiance de fin de monde » (EPC, p. 100). La fumée envahit tout, « sauf le sous-sol de la bibliothèque » (EPC, p. 100), où Karyne et Aïcha se réfugient. Finalement, les vacances se terminent, Aïcha retourne à Montréal. Entre temps, Hamzah, le père d’Aïcha, offre La chaise du maréchal-ferrant à Karyne. L’école reprend, comme si de rien n’était. Jusqu’au moment où Karyne saute par la fenêtre après s’être bricolé des ailes qui, l’espère-t-elle, vont la porter jusqu’à Madagascar, Marrakech ou Montréal.

L’on pourrait diviser rapidement « Reconquista » en trois parties. Premièrement, le début du texte correspond à la période de séparation, avant les vacances : « L’Ancien Monde » de Karyne en quelque sorte, qu’elle quitte pour entrer, deuxièmement, dans la période de marge, la période des vacances, une sorte d’entre-deux, où elle ne voit plus son amie Lou et quitte la maison de ses parents, puisqu’elle mange chez Aïcha et se sauve de chez elle la nuit par la fenêtre, en cachette, pour dormir chez son amie. Troisièmement, la phase d’agrégation se lit à la fin du texte et correspond à la période qui suit la fin des vacances : Aïcha retourne à Montréal, les vacances se terminent, l’école reprend comme si de rien n’était, et Karyne saute par la fenêtre espérant s’envoler jusqu’à Madagascar.

Certains éléments du texte de Dickner évoquent de plus clairement le passage et l’initiation. La narratrice décrit le début des vacances : « ce moment aigre-doux où l’on sent que l’univers, d’une journée à l’autre, peut basculer d’un bloc vers on ne se sait quoi […] : la fin du monde, le début d’un autre » (EPC, p. 88). Dès que le futur initié franchit le seuil de la marge, tout peut arriver, affirme Goguel d’Allondans : « Le passage est un

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temps de marge, et la marge, comme le marginal, reste le lieu de toutes les potentialités219. »

Karyne, d’ailleurs, qui se découvre une « vocation d’Ariane » (EPC, p. 92), « s’improvise navigatrice » (EPC, p. 92), doit reconnaître qu’elle s’est « empêtrée dans l’inconnu » (EPC, p. 93) et qu’elle n’est qu’une « prétendue Ariane » (EPC, p. 93), l’inconnu évoquant ici une nouvelle fois la marge ou le seuil tels que définis par van Gennep.