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Instabilité narrative

2.4. Une esthétique du passage : retour au réalisme magique

La structure de l’œuvre de Dickner, comme j’ai tenté de le montrer, est duelle à plusieurs égards. Elle s’articule autour d’une double instabilité : esthétique, d’une part, entre réalisme et réalisme magique, et narrative, d’autre part, entre l’origine de la civilisation et l’histoire de Karyne. Nous passons constamment d’une dimension à une autre, d’une nouvelle « réaliste par défaut » à une nouvelle réaliste magique ; de l’origine de la civilisation à l’histoire de Karyne. Cette instabilité se retrouve également dans le passage, fréquent dans le roman et tout à fait caractéristique du réalisme magique177, de la gravité au ludisme, où la mort alterne avec la légèreté, l’ironie et l’humour. Ces différentes instabilités, structurantes dans L’encyclopédie du petit cercle, me paraissent signaler non pas tant la dualité ou la dichotomie que la porosité et le passage des frontières entre des entités séparées. Comme nous l’avons vu, des ponts sont aménagés entre l’histoire de Karyne et celle de la civilisation et, de même, les nouvelles « réalistes par défaut » sont toujours sur le point de basculer dans le réalisme magique, se situent toujours à sa frontière. S’il y a dans L’encyclopédie du petit cercle une instabilité esthétique, celle-ci, de même que l’instabilité narrative qui la redouble, font valoir un thème tout à fait fondamental dans le réalisme magique : l’initiation, le passage vers l’ailleurs, vers une altérité. Loin de nous éloigner du réalisme magique, donc, les nouvelles « réalistes par défaut » nous y

177 Quel meilleur exemple que la nouvelle « L’autre ciel », de Julio Cortázar (dans Tous les feux le feu, trad.

de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2013 [1966]). Dans cette nouvelle, le protagoniste circule avec la plus grande aisance entre le passage Güemès à Buenos Aires, où il laisse sa fiancée Irma à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et la galerie Vivienne à Paris, où il retrouve la prostituée Josiane à la fin de la guerre de 1870.

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ramèneraient à l’échelle du roman dans son ensemble, en actualisant sur le plan formel un des thèmes privilégiés du réalisme magique. Comme l’affirment Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris,

[l]e réalisme magique est un mode qui se prête à l’exploration – et à la transgression – des frontières, qu’elles soient ontologiques, politiques, géographiques ou génériques. Le réalisme magique facilite souvent la fusion ou la coexistence de mondes, d’espaces, de systèmes possibles qui seraient irréconciliables dans d’autres modes de la fiction. La propension des textes réalistes magiques à admettre la pluralité des mondes signifie qu’ils se situent souvent sur un territoire liminaire entre ou parmi ces mondes – dans des régions phénoménales et spirituelles, où la transformation, la métamorphose, la dissolution sont chose courante, où la magie est une branche du naturalisme ou du pragmatisme178.

Le champ lexical de L’encyclopédie du petit cercle illustre de toutes sortes de façons la frontière et le passage. Dans l’épigraphe d’« Alexandrie, Alexandrie », citée dans le précédent chapitre, le narrateur mentionne « la mince ligne entre deux morts : au-delà de cette frontière le voyageur meurt de soif, en deçà il périt noyé. » (EPC, p. 15) J’ai d’abord présenté cette alternative comme étant « fausse », en ce que mourir de soif ou noyé aboutit à la même issue : la mort. Or il y a bel et bien une différence entre mourir de soif et mourir noyé : la différence porte cependant non sur l’issue, mais sur le chemin pour y parvenir, sur le passage plutôt que sur l’arrivée.

Une forme de passage en particulier est omniprésente dans L’encyclopédie du petit cercle : la mort. Même si la mort est d’abord présente à travers différentes images du

178 Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris, « Introduction », dans Lois Parkinson Zamora et

Wendy B. Faris (dir.), Magical Realism: Theory, History, Community, ouvr. cité, p. 5-6 ; je traduis. La citation originale se lit comme suit : « magical realism is a mode suited to exploring – and transgressing – boundaries, whether the boundaries are ontological, political, geographical, or generic. Magical realism often facilitates the fusion, or coexistence, of possible worlds, spaces, systems that would be irreconciliable in other modes of fiction. The propensity of magical realist texts to admit a plurality of worlds means that they often situate themselves on liminal territory between or among those worlds – in phenomenal and spiritual regions where transformation, metamorphosis, dissolution are common, where magic is a branch of naturalism, or pragmatism. »

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figement, de la momification, de la fossilisation. Ainsi en va-t-il des cadavres de « L’Ancien Monde », ces « voyageurs que la soif avait répandus en fine poussière » (EPC, p. 21) ou encore de cet « ancien cimetière marin, […] amoncellement d’os et de carcasses fossilisés » (EPC, p. 23), sans parler de la « pétrification sphynxienne » à l’œuvre dans « Le fantôme d’Howard Carter » (EPC, p. 33), du « quasi-mausolée familial » (EPC, p. 164) de la famille de Karyne et de sa sœur Annie dans « Dans les limbes », mausolée que l’on retrouve aussi dans « Reconquista » : « La maison est redevenue le mausolée silencieux des Ouellet. » (EPC, p. 106) Et que dire des « feuilles momifiées » (EPC, p. 68) ou de la famille d’Annie, toujours dans « Dans les limbes » : « Dégagée du pergélisol post- mortem, la famille d’Annie ne lui semble pas moins figée qu’un troupeau de mammouths sibériens. » (EPC, p. 66)

Mais la mort est aussi et surtout représentée dans L’encyclopédie du petit cercle comme un passage, c’est-à-dire non pas comme une fin, mais comme une traversée débouchant sur une autre vie et un autre type de connaissance, à l’image du compost des « feuilles précieuses » (EPC, p. 70) dans « Dans les limbes ». Sur ce point, les exemples abondent. Dès l’épigraphe d’« Alexandrie, Alexandrie », le narrateur nous informe que, « [p]our l’école des Dédalistes, l’attrape-papillon n’est pas l’irrésistible en deçà de la ligne de vie : il s’agit plutôt du poids qui dort en chaque homme, guettant l’occasion de le faire choir dans l’entonnoir de la lumière. » (EPC, p. 15) Cette lumière symboliserait-elle une nouvelle connaissance ? Dans « Dans les limbes », Annie mise sur l’« espoir fragile d’une vie après cette mort » (EPC, p. 65) et se dit, un peu plus loin, qu’« il y a des formes de nomadisme179 moins radicales que la mort » (EPC, p. 67). La mort est naturellement

179 Le nomadisme est également évoqué dans la dernière nouvelle, « Reconquista », avec une pointe

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associée au voyage, allégorie suprême du passage, de la transformation, de l’initiation. C’est un fait, « le réalisme magique, art initiatique par excellence, fait volontiers appel, comme l’allégorie, au thème du “voyage”180 », comme le rappellent Dupuis et Mingelgrün. De même, le thème du papillon ou de la chrysalide, sous une forme ou une autre (attrape-papillon, EPC, p. 15 ; papillon de nuit, EPC, p. 20 et p. 21 ; chenilles gastriques, EPC, p. 57, p. 63 ; etc.), traverse plusieurs nouvelles : « Alexandrie, Alexandrie », « L’Ancien Monde », « Le fantôme d’Howard Carter », « Printemps », « Dans les limbes » et « La clé des vents », soit plus de la moitié du roman. Quel meilleur exemple de la mutation, du passage de la mort à la vie ? Dickner présente même certaines chrysalides qui meurent à répétition, les faisant apparaître, paradoxalement, comme immortelles : « sans compter les plus terrifiantes, ces chrysalides pernicieusement terrées au fond du frigidaire, cachant on ne sait quelles bestioles indescriptibles et inimaginables, pourvues d’un nombre incalculable de vies » (EPC, p. 37). La mort comme passage est également personnifiée par les chats dans « Le fantôme d’Howard Carter » :

[ces] chats, qui hantent la moindre cour, la plus petite ruelle, se perchent sur les toits et les murs, espionnent aux fenêtres, s’évanouissent et réapparaissent au gré d’itinéraires secrets. […] De toute manière, les chats d’ici ne meurent pas : ils disparaissent nuitamment pour d’étranges destinations de chats, évidemment inaccessibles aux humains. (EPC, p. 36)

Plusieurs représentations de la mort non comme une fin, mais comme un passage vers une autre vie, vers une altérité, sont donc présentes dans L’encyclopédie du petit cercle, tout comme la transmutation des matériaux, qu’il s’agisse du père de Karyne, « alchimiste de banlieue tentant l’impossible transmutation des feuilles mortes en or » (EPC, p. 69) dans

voisins cet immense camion de déménagement au fond duquel s’entassent des piles de boîtes, une tondeuse à gazon électrique, des divans à fleurs, une lampe torchère – tout le bric-à-brac du nomadisme à grands frais. » (EPC, p. 86)

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« Dans les limbes » ou de Karyne qui s’élève vers les étoiles dans « À la dérive » et « […] n’est bientôt plus qu’une poussière lumineuse qui se perd dans le ciel, parmi les autres étoiles. » (EPC, p. 45) Ces transmutations débouchent chaque fois sur un autre temps et ouvrent à un autre type de connaissance, comme je le montrerai dans le prochain chapitre, qui mettra en lumière la structure de L’encyclopédie du petit cercle et de la dernière nouvelle « Reconquista », articulés autour du rite de passage : passage de la mort à la renaissance, à travers l’espace interstitiel des limbes, jusqu’à l’acquisition d’une nouvelle connaissance. Une initiation. Dans la plus grande tradition du réalisme magique.

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Chapitre 3