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Instabilité narrative

2.1. Origine de la civilisation : mythologie et encyclopédie

L’origine de la civilisation est l’un des fils rouges qui relient les trois parties du roman par nouvelles de Dickner. De la première nouvelle, « Alexandrie, Alexandrie », à l’avant-dernière, « La clé des vents155 », le narrateur lie fondamentalement l’origine de la civilisation à la mythologie.

Avant d’aller plus loin, je résumerai de nouveau rapidement ce qui se passe dans « Alexandrie, Alexandrie » et ensuite dans « La clé des vents ».

Comme le titre de la nouvelle l’indique, dans « Alexandrie, Alexandrie », nous sommes en Égypte, avec messieurs Gorde, qui cherche son frère « au-delà du désert, à Alexandrie » (EPC, p. 15), et Gotop, qui collectionne les cartes du désert. Au gré de leurs pérégrinations et de leur vaine recherche d’Alexandrie, les deux protagonistes avancent vers la civilisation, passant des « gravures sur papyrus » (EPC, p. 15) et des « cartes en peau de chèvre » (EPC, p. 16) à « la tablette de scribe » qui aurait appartenu à Imhotep156 (EPC, p. 16) ; viennent ensuite la « machine à vapeur » mouleuse de blé (EPC, p. 18) et les « antennes de télévision et de radio » (EPC, p. 18), l’« antenne parabolique » qu’on installe sur le toit (EPC, p. 19), la « canette de Coca-Cola rouillée » (EPC, p. 19), le trottoir157, que le chameau de monsieur Gotop heurte (EPC, p. 19) et la boîte de conserve, que messieurs Gorde et Gotop ne savent pas ouvrir (EPC, p. 19). Cette énumération illustre l’avancée vers le progrès, qui se termine par des échangeurs routiers, d’innombrables lumières au mercure et des panneaux publicitaires au néon rouge et clignotant (EPC, p. 20).

155 Nous verrons par ailleurs que ces deux textes sont liés par une structure circulaire.

156 Imhotep, « celui qui vient en paix », architecte du roi Djeser (IIIe dynastie) à Saqqarah dans l’Égypte

antique. Divinisé, il est devenu le patron des scribes. (« Imhotep », Encyclopædia Universalis [En ligne], consulté le 13 février 2017, URL : www.universalis.fr/encyclopedie/imhotep.)

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Finalement, le chemin des deux compères vers le progrès s’accompagne d’une incompréhension croissante des langues parlées autour d’eux. Après une avancée fulgurante, sur le plan empirique, vers le progrès, ils sont ramenés à l’origine de la civilisation à travers un élément mythologique : la tour de Babel, symbole de l’incompréhension entre les hommes. En quelque sorte, Gorde et Gotop régressent dans le temps en même temps qu’ils y avancent.

Parfois aussi, dans L’encyclopédie du petit cercle, nous assistons à un télescopage de la temporalité, comme nous l’avons mentionné dans le premier chapitre :

Ils montrèrent le portrait sur papyrus de Noé Alex à un homme qui posait une antenne parabolique sur son toit : il le retourna plusieurs fois et le gratta de l’ongle, comme si le papyrus l’intriguait davantage que le portrait dessiné dessus. Puis il haussa les épaules et retourna à son bricolage sans dire un mot. (EPC, p. 19)

Papyrus et antenne parabolique : le décalage est grand, à n’en pas douter ; il nous ramène une fois encore, en plein progrès moderne, à l’origine de la civilisation, dans un processus circulaire.

Nous pourrions voir dans ce télescopage, de même que dans la confusion linguistique sur laquelle se clôt « Alexandrie, Alexandrie », une critique du progrès, qui ne fait que tourner en rond sans vraiment avancer, et nous fait perdre le sens, la compréhension de nos vies et divise l’ensemble de l’humanité, à l’instar de ce qui s’est passé lors de la construction de la tour de Babel. Nous nous trouverions alors dans un temps non pas linéaire, mais mythologique, qui revient indéfiniment, en boucle, à la même origine.

On retrouve une critique du progrès plus explicite dans L’encyclopédie du petit cercle : « La civilisation de l’homo cadillacus, encore basée sur la roue et le feu, est particulièrement menacée par les fluctuations temporelles qui risquent à tout moment de

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l’envoyer dinguer, pour sa plus grande perte, dans une époque véritablement moderne. » (EPC, p. 29) La civilisation, malgré le progrès – illustré par « l’homo cadillacus » – n’a pas inventé grand-chose depuis « la roue et le feu », n’a pas encore atteint la modernité. D’ailleurs, le narrateur, dans l’épigraphe de cette nouvelle (« La clé des océans »), oppose « modernité » et « cyclicité du temps » (EPC, p. 29), à laquelle les protagonistes ne semblent pouvoir échapper, même s’ils n’en ont pas conscience : « Ce béotisme crasse lui permet de sauvegarder sa modernité en l’empêchant de percevoir la cyclicité du temps158. » (EPC, p. 29)

Ce n’est pas tant que le progrès est nié, chez Dickner, qu’il se retourne constamment contre lui-même, en son envers. Ainsi en va-t-il de la science moderne dans L’encyclopédie du petit cercle, qui « n’a jamais cessé de redécouvrir autre chose que la roue » (EPC, p. 42), et qui est présentée comme n’étant pas autre chose… qu’une mythologie :

La science moderne possède certes sa mythologie, mais elle ne diffère que fort peu de la mythologie classique : l’épopée des Cinq semaines en ballon remplit les mêmes fonctions que le voyage circumterrestre d’Abasis sur la flèche d’Apollon. Il s’agit dans les deux cas, au-delà des préoccupations narratives et poétiques, de proposer une allégorie du monde, un ordre des choses. (EPC, p. 42)

En assimilant la science moderne à un discours mythologique, Dickner, du même coup, rappelle la valeur scientifique du mythe à son origine, sa fonction de « connaissance », dans un sens qui nous échappe aujourd’hui, dont nous n’avons plus la clé. Les références pseudo-encyclopédiques, qui abondent dans le roman, plus loufoques les unes que les

158 Jean-François Hamel (« Le maître, le maigre et le bègue. Avant-propos », dans Jean-François Hamel et

Virginie Harvey (dir.), Le temps contemporain : maintenant, la littérature, Montréal, Figura, 2009, p. 14) se fait l’écho du narrateur, au chapitre du progrès et de la « cécité du Temps » (EPC, p. 47) : « [l]a puissance du temps est devenue une force aveugle à l’image de Cronos qui détruit sa descendance à mesure qu’il l’engendre. Le grand rêve du progrès ne sera pour la modernité que le cache-misère d’une désorientation temporelle ».

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autres, rendent bien compte de cette vanité de la science moderne face au sens originel du mythe.

Dans « La clé des vents », monsieur Gotop est enseignant et tente vainement d’inculquer quelques rudiments de mythologie à une classe « de cancres modernes » (EPC, p. 76). Il définit le mythe, après que Karyne eut répondu « L’étude des mites ? » à sa question « Et qu’est-ce qu’un mythe ? » (EPC, p. 74) :

[…] un mythe (emphatique) est un récit, ou une image, dont la fonction est d’expliquer la nature de l’humain et (ou) de l’humanité, ou la place de l’humain dans l’humanité, ou la place de l’humain et (ou) de l’humanité dans la nature, ou la relation entre l’humain et l’humanité au sein de la nature, ou la relation entre l’humain et la nature au travers de l’humanité, ou encore... (EPC, p. 75) Comparons cette définition de la mythologie avec celles qu’en ont données différents penseurs et théoriciens, telles que résumées par Joseph Campbell dans Le héros aux mille et un visages :

La mythologie a été interprétée par les savants modernes comme : une tentative primitive et maladroite d’expliquer le monde de la nature (Frazer) ; une manifestation de fantaisie poétique remontant aux temps préhistoriques et incomprise par la suite (Müller) ; un recueil d’instructions à base allégorique destiné à former l’individu en fonction du groupe (Durkheim) ; un rêve collectif, symptomatique des impulsions archétypales enfouies au plus profond de la psyché de l’homme (Jung) ; le véhicule traditionnel des connaissances métaphysiques les plus élevées de l’humanité (Coomaraswamy) ; et comme la Révélation de Dieu à ses enfants (l’Église)159.

Explication primitive du monde, fantaisie poétique originelle, allégorie, connaissances métaphysiques… toutes ces fonctions du mythe sont présentes dans L’encyclopédie du petit cercle.

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