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Initiation et rite de passage

3.3. La lecture comme ultime initiation

Dans la phase liminaire de la marge, Karyne est métamorphosée par la présence d’Aïcha. Elle subit une véritable initiation, une réelle transmutation : « Qui es-tu donc, ma sœur de Siam, mon second moi, mon ange gardien, que tu m’arraches ainsi à moi-même ? » (EPC, p. 99) Plus loin, Karyne est triste de ne pas reconnaître Louise « la vieille copine de si longtemps » (EPC, p. 101) ; elle concède que c’est peut-être elle qui a changé, qui n’est plus elle-même : « Ou alors, c’est moi qui ne suis plus moi. » (EPC, p. 101)

Si Karyne subit une telle transmutation, si « Reconquista » reproduit la structure de l’initiation par le rite de passage, à quoi Karyne est-elle initiée exactement ? À la lecture, semble-t-il, initiation ultime qui se produit à la fin de L’encyclopédie du petit cercle et qui donne des ailes à sa protagoniste.

Le passage cité ci-dessus, où Karyne prend conscience d’être devenue une autre, se situe juste après que Hamzah, le père d’Aïcha, lui a remis un exemplaire de La chaise du maréchal ferrant de Jacques Ferron, récit qu’on peut considérer comme réaliste magique : les Jean Goupil se multiplient comme si cela était tout à fait normal, la chaise vole – c’est la chaise du diable –, l’action se déroule dans le cadre réaliste d’une taverne du port de

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Montréal et met en scène moult personnalités connues. Le diable représente ici la part d’ombre qui se manifeste pendant une initiation. Surtout, il nous semble difficile de dissocier le maréchal-ferrant du forgeron, puisqu’il travaille aussi le métal et le feu. Or, « les forgerons sont des magiciens dont les alchimistes ne sont que la forme moderne220. »

Vierne ajoute, à ce sujet :

[Les secrets alchimiques] étaient l’apanage d’une véritable société secrète, celle des forgerons, « sorciers », maîtres du feu et ancêtres des alchimistes. Mais surtout, le but de l’alchimie est proprement initiatique, car la transmutation du métal accompagne et accomplit la transmutation de l’homme, et l’on voit combien l’image même de la transmutation convient bien au concept de l’initiation221.

N’oublions pas que le père de Karyne était cet « alchimiste de banlieue tentant l’impossible transmutation des feuilles mortes en or » (EPC, p. 69).Karyne en est la digne héritière ; la transmutation se produit à la fois dans ses dessins à la craie sur le trottoir et dans sa chair. Karyne réussirait-elle son initiation là où son père échoue, et demeure bel et bien un « alchimiste de banlieue » ? Il semble que ce soit grâce à la lecture, figurée dans « Reconquista » par les longues heures passées à la bibliothèque, que l’initiation de Karyne réussit.

Le lieu central de « Reconquista » est en effet la bibliothèque où se réfugient Karyne et Aïcha. Elle est d’abord présentée comme un « sanctuaire » (EPC, p. 94), terme qui évoque le sacré, le lieu secret de l’initiation, situé, de surcroît au sous-sol, c’est-à-dire « sous la terre », pourrait-on dire aux Enfers. Une fois encore, Karyne est perdue : « Je ne sais plus où nous nous trouvons et ma main cherche la lumière, court le long du mur, sautant les moulures et bosselures du plâtre. Il me vient à l’esprit, pendant une seconde, que je suis

220 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 79. 221 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 11.

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en train de nous égarer pour de bon. Ali Baba pris au piège dans la caverne. » (EPC, p. 95) Ce passage aussi évoque la marge : la caverne, l’obscurité, le fait de se perdre dans un monde inconnu, l’entrée dans un ailleurs.

Être initié, c’est en quelque sorte mourir, comme nous l’avons vu. Un peu plus loin, Karyne parle de la bibliothèque, alors que la forêt brûle et que, pendant ce temps, elle et Aïcha « [se tapissent] dans le sous-sol de la bibliothèque » (EPC, p. 100) et dévorent tout ce qui s’y trouve222 : « Dans cette ambiance de catastrophe, on a plus que jamais l’impression de descendre se réfugier dans un bunker abritant le meilleur de l’humanité : les atlas, les encyclopédies et les bandes dessinées. » (EPC, p. 100). Le fait de descendre au sous-sol, dans le ventre de la terre, de se sentir comme dans un bunker, espace clos protégé du monde extérieur, sont autant d’éléments qui décrivent l’espace liminaire de la marge où la transmutation alchimique a lieu.

La bibliothèque n’est pas qu’une allégorie de la caverne, des entrailles de la Terre, des Enfers. La bibliothèque est dépositaire de la littérature, de la connaissance. Ce point est capital. Je rappellerai que, dans L’encyclopédie du petit cercle, l’origine de la civilisation repose sur le mythe et donc sur le récit. Si le mythe comme mode de connaissance nous est devenu étranger, incompréhensible à nous, modernes, il est parvenu jusqu’à nous comme récit dont nous gardons la mémoire grâce au relais de l’écriture et de la lecture. Si le mythe ne fait plus l’objet d’une transmission orale et ne revêt plus de dimension sacrée, aujourd’hui, il se transmet par l’écriture et la lecture de moult récits qui en reprennent, réinventent et détournent la structure, les personnages et les symboles. D’ailleurs, aussi bien Ménard que Vierne considèrent la lecture comme une forme

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d’initiation. Dans La classe de neige de Carrère qu’analyse Ménard dans un article précédemment cité, « l’initiation passe par la lecture et l’invention d’histoires223 ». Vierne

affirme qu’il en va de même de la lecture en général :

Puisque l’initiation est un si puissant moteur de l’imaginaire, il est évident que l’un des lieux privilégiés où nous la trouverons exprimée est la littérature, expression de l’imagination de l’homme comme tout Art.

Du reste, l’acte même de lire est un acte qui possède des racines initiatiques224.

Vierne cite ensuite Jean Rousset dans Forme et signification pour illustrer ce qu’elle affirme :

Entrer dans une œuvre, c’est changer d’univers, c’est ouvrir un horizon. L’œuvre véritable se donne à la fois comme révélation d’un seuil infranchissable et comme pont jeté sur ce seuil interdit. Un monde clos se construit devant moi, mais une porte s’ouvre, qui fait partie de la construction. L’œuvre est tout ensemble une fermeture et un accès, un secret et la clé de son secret. Mais l’expérience première demeure celle du « Nouveau Monde » et de « l’écart » ; qu’elle soit récente ou classique, l’œuvre impose l’avènement d’un ordre en rupture avec l’état existant, l’affirmation d’un règne qui obéit à ses lois et à sa logique propres. Lecteur, auditeur, contemplateur, je me sens instauré, mais aussi nié : en présence de l’œuvre, je cesse de sentir et de vivre comme on sent et on vit habituellement. Entraîné dans une métamorphose, j’assiste à une destruction préludant à une création. […] Franchissement d’un seuil, […] la contemplation de l’œuvre implique une mise en question de notre mode d’existence et un déplacement de toutes nos perspectives225.

Comme le souligne Vierne, même si Rousset n’envisageait pas de montrer le caractère initiatique de la lecture, les termes qu’il emploie sont éloquents : révélation, seuil, métamorphose, passage d’un désordre à un ordre.

Avant de retourner lui aussi à Montréal – retour qui marque la phase d’agrégation – Hamzah, le père d’Aïcha, qui joue ici son rôle de passeur, offre à Karyne, comme nous

223 Sophie Ménard, « Bricolages génériques et culturels : La classe de neige de Carrère », art. cité, p. 3. 224 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 99.

225 Jean Rousset, Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris,

José Corti, 1962, p. ii-iii, cité dans Simone Vierne, Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 99-100 ; Vierne souligne.

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l’avons vu, La chaise du maréchal ferrant de Jacques Ferron, titre symbolique à plusieurs égards, mais aussi une caisse de livres226. Après les atlas, les encyclopédies, les bandes dessinées, Karyne sera initiée à la littérature : « Plus tard, aspirée par autant de lecture, je passerai plusieurs semaines à en traverser les milliers de pages », précise Karyne (EPC, p. 106). Et, nous sommes en droit de l’imaginer, à l’instar de Jean Rousset, elle franchira autant de seuils, de passages, vivra autant de métamorphoses et découvrira autant de nouveaux mondes, véritables initiations apportées par la lecture et la découverte de la littérature.