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Instabilité narrative

2.3. L’histoire de Karyne : une histoire à rebours

Karyne n’apparaît pas dans la première partie (L’Ancien Monde), contrairement à monsieur Gotop, d’une part, que l’on rencontre dans « Alexandrie, Alexandrie » et que l’on croise par la suite dans « À la dérive » et dans « La clé des vents », et à Pierre, d’autre part

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(« L’Ancien Monde » et « La clé des vents »). Karyne n’appartient pas au passé ; elle n’est pas une héroïne antique, mais résolument contemporaine.

Dans « La clé des océans », nous découvrons Karyne, enfant, dans une classe dissipée qui finit par se transformer en vaste étendue d’eau. On la rencontre sur un paquebot en papier mâché devenu réel. Karyne est d’emblée aventureuse. Dans « Le fantôme d’Howard Carter », Karyne devenue adulte est anthropologue, comme nous l’annonçait l’« Avant-propos ». Elle rentre d’un voyage en Égypte dans un appartement encombré d’artéfacts. Elle est très amoureuse d’Orville, son ami, qu’elle n’a pas vu depuis six mois. Dans « À la dérive », on suppose une Karyne jeune adulte (puisque le narrateur précise : « une autre Karyne viendra guetter la boussole, comme à tous les jours depuis son adolescence », EPC, p. 44), mais plus jeune que dans « Le fantôme d’Howard Carter », la nouvelle précédente. Dans « À la dérive », Karyne est présentée comme un personnage marginal – trait typique du héros réaliste magique172 –, déterminé et indépendant. Peut-être aussi cette nouvelle, qui se passe dans le Nord (près de la Suède et sur la Baltique), annonce-t-elle « Dans les limbes », où l’on découvre que Karyne s’est installée dans le Grand Nord. « Le temps perdu » approfondit encore ce thème maritime traité à trois reprises (« La clé des océans », « À la dérive », « Le temps perdu »). Dans « Dans les limbes », Karyne, toujours adulte, est présente à travers les lettres qu’elle envoie du Grand Nord à sa sœur Annie, qui vit à Québec.

Nous croisons de nouveau Karyne dans les deux dernières nouvelles que comprend la troisième et dernière partie (Reconquista), à savoir « La clé des vents » et

172 Walsh Matthews précise que « [d]ès sa parution sur la scène littéraire, le genre réaliste magique a donné

une voix aux marginalisés » (Le réalisme magique dans la littérature contemporaine québécoise, ouvr. cité, p. 146).

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« Reconquista ». Dans « La clé des vents », qui reprend le même contexte que « La clé des océans173 », Karyne est de nouveau enfant dans une classe dissipée. Elle est le seul personnage, avec le papillon, qui réussit à s’extirper vivante de cette classe où sévit une tempête de sable174. Dans « Reconquista », nous suivons également Karyne dans l’enfance. C’est dans cette nouvelle que nous découvrons l’origine du désir de voyages et d’évasion de l’héroïne.

Sans conteste, l’origine de la civilisation et l’histoire de Karyne sont étroitement liées dans ce roman par nouvelles de Dickner puisqu’on retrouve la trame proche-orientale de l’origine de la civilisation dans des nouvelles qui mettent en scène la vie de Karyne. Le lien, le point de passage le plus évident entre les deux apparaît dans « Dans les limbes », qui nous révèle les origines du père de Karyne, cet « Égyptien né au Québec par erreur » (EPC, p. 69). L’Égypte, pays charnière, pays passerelle, constitue le berceau proche- oriental de l’humanité et le berceau de Karyne. L’Égypte, le Proche-Orient sont également évoqués sous différentes formes à quelques reprises. Dans « La clé des océans », mademoiselle Lucie, qui tente de reprendre le contrôle de sa classe traite Wilbur175 de « petit Mésopotamien » (EPC, p. 31). À la fin de la même nouvelle, le paquebot chargé d’enfants qui vogue sur l’océan autrefois salle de classe est comparé à « un grand léviathan d’acier mou » (EPC, p. 32), référence biblique à ce « [m]onstre marin, force incontrôlable

173 Dans « La clé des océans », une classe d’enfants dissipés se transforme… en océan ; dans « La clé des

vents », en désert et tempête de sable.

174 Dans cette nouvelle, Karyne se trouve momentanément enfermée dans un espace clos, l’espace où a lieu

l’initiation du novice, selon Simone Vierne (Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 31). J’y reviendrai dans le troisième chapitre. Karyne s’en échappe avec le papillon, symbole par excellence de la transformation et synonyme d’initiation réussie.

175 Wilbur dessine un autoportrait bleu sur le mur ; l’autoportrait saute du mur pour rejoindre les enfants dans

la classe pendant que Wilbur continue de dessiner quantité d’autoportraits à une vitesse phénoménale au point que la classe se transforme en océan.

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de la nature […] [qui] trouve son origine dans un mythe mésopotamien176 », parfois représenté sous forme de crocodile du Nil. Enfin, dans la dernière nouvelle, « Reconquista », Karyne, enfant, dessine des forêts de minarets à la craie sur l’asphalte brûlant (EPC, p. 89) et confie à son amie Aïcha « la tâche délicate de compléter les coupoles des minarets » (EPC, p. 90), ces derniers termes évoquant la mosquée et par extension le Proche-Orient. Ces nombreux liens entre l’histoire de Karyne et celle de la civilisation ajoutent à la dissolution des frontières spatiales et temporelles qui a cours dans le roman, tout comme des frontières narratives, dissolution caractéristique du réalisme magique.

Au-delà de ces thèmes et motifs qui relient l’histoire de la civilisation et celle de Karyne, les deux trames narratives sont liées principalement par une même structure cyclique qui les ramène constamment à leur point d’origine. Comme le progrès qui se retourne toujours en son envers et ramène les personnages à un temps originel, l’histoire de Karyne, qui la mène d’abord grosso modo de l’enfance à l’âge adulte dans la deuxième partie (Dans les limbes), se termine dans la troisième partie (Reconquista) par un retour à la petite enfance et à l’origine de son désir de voyage. Dans ces conditions, la dernière nouvelle de L’encyclopédie du petit cercle, « Reconquista », est en fait la première, chronologiquement, dans l’histoire de Karyne, celle qui nous fait découvrir le ferment de toutes les autres. La structure même de L’encyclopédie du petit cercle s’articule autour d’un retour à l’origine, celui de l’enfance de l’héroïne qui donne la clé de l’ensemble du recueil.

176 Nanon Gardin et coll. (dir.), Petit Larousse des symboles, ouvr. cité, p. 376. Citant Mircea Eliade,

Simone Vierne (Rite, roman, initiation, ouvr. cité, p. 35), souligne que le « Leviathan [a] sans doute inspiré les artistes du Moyen Âge pour leurs représentations de l’Enfer dans les mystères. » On parle ici du passage du novice en voie d’être initié dans le ventre du monstre, « où l’avalement est équivalent à la mort ».

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