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Chapitre 3. Traversées irrégulières et traversées sans nom

B) Les traversées sans nom

2) Les stratégies

Tout au début, nous nous sommes référés à des stratégies qui, avec les pratiques décrites auparavant, encouragent les traversées sans nom. Le terme stratégie est ici emprunté à Michel de Certeau pour désigner des opérations de dissuasion incitées par des autorités dans l’objectif de

gérer des réalités aux frontières liées aux arrivées des étrangers qui sont perçues comme

irrégulières et invasives ; elles constituent aux yeux des autorités cette extériorité de cibles et de

menaces244 que les stratégies viennent protéger. Nous avons intérêt à envisager la dissuasion au sens large, c’est-à-dire qu’à la différence d’un discours propre aux autorités où la persuasion repose sur des pratiques d’empêchement d’entrée sur le territoire ou plutôt dans les eaux territoriales grecques, nous l’entendons comme émanant d’une logique en soi. Il s’agit d’une logique de désenchantement et d’intimidation selon laquelle les sujets sont empêchés d’avoir accès à un territoire ou d’exister en un lieu. Néanmoins, ces stratégies ne se réduisent pas uniquement à entraver l’immigration, elles envisagent également son découragement ; leur lieu

propre est le caractère paradigmatique de leur déploiement.

243 En même temps, d’autres postes qui se trouvent dans des petites villes ou villages proches ont été utilisés,

étendant la compétence de la police de Patras à tout le département d’Achaïe.

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Par la suite, nous allons exposer deux cas qui se sont déroulés à deux frontières différentes : le premier concerne des pratiques de dissuasion– à la frontière maritime gréco- turque ; et le deuxième décrit des opérations décourageantes qui ont eu lieu au cours d’une période bien déterminée à la frontière ionienne avec l’Italie.

La dissuasion en mer Égée :

Pour bien illustrer ce à quoi ressemble la dissuasion, nous allons décrire comment s’effectuait le contrôle des frontières maritimes, du moins pendant une certaine période de la recherche245 correspondant à l’époque où les îles du nord de la mer Égée étaient la frontière par excellence traversée de façon dite irrégulière. La proximité de ces îles des côtes turques réduit la frontière en mer à une ligne parfois difficilement perceptible246

, de sorte que, lorsque dans les différents propos – recueillis auprès des représentants des autorités – il est question de prévention ou de dissuasion, il faut imaginer que tout concerne surtout des eaux territoriales nationales247.

La plupart des incidents, comme les autorités appellent les opérations d’interception ou de sauvetage248, ont lieu dans la région qui est la plus proche des côtes turques, c’est-à-dire, l’est de la mer Égée où la distance entre les deux pays est très petite. Un représentant des GCG a expliqué lors d’un entretient que lorsqu’ils détectent les bateaux des migrants dans les eaux territoriales turques, le côté turc est informé par le Joint Research and Coordination Center (JRCC)249 et les garde-côtes turcs interviennent et récupère les migrants.

Les propos des différents représentants suivent le même schéma :

Si le bateau se trouve sur la ligne frontalière, des ententes officielles s’effectuent avec les autorités turques et les garde-côtes turcs viennent

245 Ici nous nous référons à la période entre 2013- 2014. 246

Référence les propos d’un représentant : nous n’avons pas d’eaux internationales ici…et une explication sur les eaux internationales.

247 Grecques ou turques.

248 Il s’agit des opérations qui sont communément appelées SAR (Search And Rescue). 249 Centre commun de recherche et de coordination.

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récupérer le bateau 250[…] Nous opérons dans les eaux grecques et, si besoin est, nous opérons aussi dans les eaux turques, dans le cadre de ce qu’on appelle un suivi continu […] Supposons que nous détectons un bateau gonflable avec des immigrés, nous sommes obligés d’arrêter le bateau avant son entrée dans les eaux grecques. Si le bateau continue, la prochaine étape est la dissuasion […] Ce n’est pas aussi grave qu’il paraît […] Le bateau que nous utilisons est très grand, cela, j’ose dire, éveille la crainte de toute tentative d’entrer illégalement sur le territoire grec […] C’est un moyen de dissuasion, nous y avons réussi251

.

Dans un entretient télévisé, le ministre de la Marine marchande et de la mer Égée à l’époque, explique comment les autorités maritimes réagissent lorsque des bateaux sont détectés :

S’ils sont du côté turc, la première étape est d’informer les autorités turques : venez les prendre. S’ils sont du côté grec […] on trouve un moyen de les repousser du côté turc.

Le journaliste a demandé ainsi au ministre d’expliquer cette dernière phrase en rappelant que le rapport d’Amnestie International critique beaucoup ces pratiques252

:

On vous (GCG) reproche que dans de nombreux cas vous renvoyez les personnes avec violence dans les eaux turques. Et le ministre a donné la réponse suivante :

Écoutez, les personnes qu’on renvoie en Turquie ne viennent pas de Mytilène, elles viennent de la Turquie et c’est pour ça qu’on les y renvoie […] On ne remorque pas (vers la Turquie), on empêche ! Car

250 Pour plus sur ça voir Frontex entre Grèce et Turquie : La frontière du déni, Fidh-Migreurop-Remdh, October

2013, http://www.migreurop.org/IMG/pdf/rapport_fr_grece_turquie_site_3_-_copie-3.pdf, p. 29.

251

Propos d’un représentant des GCG dans l’émission de télévision Autopsia : Αυτοψία, 17/10/2013, Στα

ελληνοτουρκικά σύνορα. Στον « ακήρυχτο πόλεμο του Αιγαίου »

https://www.youtube.com/watch?v=fElr2nmpFuM .

252 AMNESTY INTERNATIONAL, Frontier Europe: Human Rights Abuses on Greece’s border with Turkey, 2013,

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dans le fond, beaucoup de navires dont nous disposons peuvent forcer253 les petits navires à revenir en arrière254

.

Dans un article paru le 5/02/14, un document confidentiel des garde-côtes de Mytilène fut publié. Dans ce document, classé comme Ordre du jour, numéro 65/2013 et intitulé Expression de satisfaction, un officier du port de Mytilène félicite les garde- côtes locaux d’avoir effectué une opération de dissuasion dans le nord-est de l’île :

Par la présente, j’exprime ma satisfaction et je vous félicite lorsque, le 13/07/2013, pendant une patrouille effectuée dans le cadre de l’opération Poseidon Sea 2013 dans la région Tomaria, vous avez réussi, en coopérant ensemble, à détecter dans les temps, et à empêcher l’entrée dans les eaux territoriales grecques d’un bateau gonflable avec un grand nombre de migrants illégaux comme passagers à bord (environ 60 personnes). Cette réussite souligne votre dévouement professionnel, votre détermination […] et votre compétence concernant la mise en œuvre de l’organisation opérationnelle de notre département255

.

La dissuasion qui ressort des extraits cités repose donc sur une stratégie de crainte. Les autorités grecques montrent ce qui, selon elles, il y a lieu de faire à la frontière, à savoir effrayer, intimider et jouer à la chasse. Quand le journaliste se réfère à des rapports condamnant l’irrégularité et même l’illégalité de ces tactiques, le ministre n’y accorde aucune importance et sa réaction est révélatrice de l’approche générale des autorités : l’irrégularité du déploiement de telles pratiques est soit ignorée soit approuvée. Les mêmes dispositifs du pouvoir qui reconnaissent une irrégularité quand il est question des traversées des frontières dans un sens, les banalisent quand il s’agit de les traverser en sens inverse.

253

Le ministre se réfère, ici, à la grande taille des navires qui fait peur.

254 Ministre de la Marine marchande et de la mer Égée, Miltiadis Varvitsiotis. Pour plus sur ça voir Frontex entre

Grèce et Turquie : La frontière du déni, Fidh-Migreurop-Remdh, October 2013, http://www.migreurop.org/IMG/pdf/rapport_fr_grece_turquie_site_3_-_copie-3.pdf, p. 29.

255 ΑΓΓΕΛΙΔΗΣ, Δ., “Στο φώς εμπιστευτικό έγγραφο του κεντρικού λιμεναρχείου Μυτιλήνης που αποκαλύπτει τον

επίσημο σχεδιασμό των επιχειρήσεων αποτροπής των μεταναστών στο Αιγαίο”, Εφημερίδα των Συντακτών, 05/02/2014, http://www.lesvosnews.net/articles/news-categories/koinonia/empisteytiko-eggrafo-toy-limenarheioy- mytilinis-apokalyptei-tis.

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Les stratégies que nous avons choisi de décrire ici concernent également d’autres frontières et d’autres opérations qui ont lieu dans l’espace urbain. Dans les villes d’Igoumenitsa et de Patras, plusieurs actes d’intimidation ont été déployés pendant la période analysée et les descriptions qui suivent sont tirées de ces réalités à Igoumenitsa.

À Igoumenitsa, la grande majorité des migrants s’installe soit de manière dispersée dans les montagnes de Graikochori, à la périphérie sud de la ville, soit sur les champs d’oliviers de Ladochori. Il existe encore une petite forêt au milieu de la ville où quelques Maghrébins et Palestiniens passent la nuit dans des maisons de fortune et des constructions précaires. Il y a enfin ceux qui s’organisent en petits groupes de deux à cinq personnes et qui se déplacent à la recherche d’un abri juste pour passer la nuit.

La population étrangère pendant la période examinée, atteint environ mille personnes. Néanmoins, au moment du terrain effectué256

, en raison du renforcement des patrouilles et des opérations policières – sur les différents lieux de vie ou de passage – ce chiffre s’est limité à deux cents ; certes, la présence de cette population étrangère dépend en grande partie de l’intensité des pratiques policières qui visent son éloignement.

Au mois de janvier 2010, le nombre d’étrangers diminue considérablement de 500 à 150 personnes environ, en raison d’un renforcement de la police locale par une force spéciale d’une trentaine d’officiers qui pourchassent quotidiennement les migrants dans les différents campements de fortune. Leur tactique, qui n’est pas une nouveauté, consiste à brûler les abris avec tous les biens des personnes et à en arrêter une quarantaine chaque jour pour les transférer dans les différents camps.

256 En janvier 2010.

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Ces jours-ci, la police est partout. Elle ne part jamais avec un bus vide. Elle nous arrête au port, dans la forêt ou dans la rue, et elle part seulement quand le bus est plein257.

Certaines personnes témoignent que parfois la police les amène en bus à une centaine de kilomètres de la ville, et les libère au milieu de nulle part sans aucun moyen d’aller ailleurs.

Durant cette même période, le représentant de la police258

d’Igoumenitsa commente ainsi ces pratiques :

Notre rôle est d’empêcher les immigrants illégaux d’entrer dans la ville et dans le port. Nous essayons de les désenchanter, de les désappointer.

Nous avions été témoins ce ces efforts de découragement un soir dans un lieu à proximité du port.

Toutes les cinq minutes une voiture de police patrouille la rue dans une direction et puis dans une autre. De temps en temps, la voiture s’arrête et des policiers courent derrière les personnes qui disparaissent rapidement dans l’obscurité. En compagnie de S., nous discutons avec certaines d’entre elles qui sont en train d’observer les camions qui se dirigent vers le port. Nous sommes dehors, dans un lieu caché derrière une végétation. Cet endroit sert d’observatoire car il est discret et en même temps, de là, l’on peut voir les camions qui se garent avant de rentrer au port. Les gens nous demandent de parler à voix basse et de mettre nos cagoules afin d’être discrètes. Après un quart d’heure environ, nous entendons une voiture de police approcher et ensuite nous sommes tous attaqués par les policiers qui commencent à crier et à jeter des pierres259

.

257 Halil, Iraquien rencontré à Igoumenitsa en hiver 2010. 258 Entretient avec le préfet de la police d’Igoumenitsa, op.cit.

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C’est à partir du mois d’avril 2011 que cette stratégie d’intimidation dirigée par les autorités s’intensifie à Igoumenitsa, dans une ambiance d’agressions racistes orchestrées par des groupes de l’extrême droite ou par des personnes présentant des comportements xenophobiques. Le point culminant a eu lieu au mois de mai, lorsque la municipalité de la ville, avec d’autres autorités locales et une partie des habitants de la région, ont bloqué la zone portuaire en manifestant et en demandant au ministre compétent de trouver une solution immédiate à la présence massive d’immigrants dans certaines régions de la ville et de ses alentours. Juste après une visite du ministre, une des collines de fortune fut envahie par la police qui a arrêté et transféré ailleurs260

un grand nombre de personnes. Suite à ces événements, la colline est devenue une sorte d’exil – un lieu d’isolement – pour toutes ces personnes qui avaient échappé aux arrestations. La colline est encerclée par des policiers qui ne laissent quitter le lieu à personne, et l’accès est refusé à tous ceux qui appartiennent à un groupe d’aide et de solidarité. Le commentaire d’u ministre à l’époque, à propos de cette situation, est emblématique du caractère de l’opération :

Les immigrés ne quitteront pas cet endroit s’ils ne comprennent pas que nous n’allons pas leur permettre d’avancer plus loin en Europe261

.

Les opérations de dissuasion en mer Égée, ainsi que les patrouilles et les rafles dans la ville d’Igoumenitsa, sont deux exemples de situations où les étrangers sont forcés ou empêchés de se déplacer. En ce qui concerne le premier, les autorités maritimes font un jeu de ping-pong avec les embarquements de migrants dans la mer Égée, en les obligeant à traverser la même frontière dans le sens inverse ou en les poussant à revenir en arrière, d’où ils sont arrivés – au point de départ. Autrement dit, la réponse des autorités à ce qu’elles considèrent des arrivées irrégulières, repose sur des retours irréguliers qui, eux, ne sont pas perçus comme tels. Dans le deuxième exemple, les autorités d’Igoumenitsa jouent à la chasse aux étrangers en les forçant à un va-et-vient dans la ville ou en les obligeant à l’immobilité et à l’isolement. L’objectif dans les deux cas n’est pas seulement d’arrêter ou d’empêcher ces personnes d’arriver sur le territoire ou

260 Dans différents centres de détention du pays. 261 Tiré depuis le carnet de terrain, Janvier 2010.

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de le quitter, c’est aussi de prouver qu’il s’agit bien d’une frontière qui n’est pas facile à traverser262 et de faire une démonstration de force en vue d’adresser – en guise d’exemple – un message d’intimidation aux personnes qui tenteront de franchir cette frontière263

; et ce message est le lieu propre de ces stratégies.