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Chapitre 3. Traversées irrégulières et traversées sans nom

D) Conclusions théoriques

Pour résumer, les points exposés dans ce chapitre montrent que les frontières sont traversées de plusieurs manières. Le discours dominant choisit de nommer irrégulières les traversées effectuées par certaines personnes qui n’ont pas de titres de voyage, conformément à des règles régissant l’accès au territoire271. Néanmoins, en relation directe avec ces traversées, il

y en a d’autres que le même discours laisse sans nom. Ces dernières – comme nous l’avons vu – sont suscitées par des pratiques d’empêchement et des stratégies de dissuasion. Les pratiques d’empêchement obligent les personnes à changer de direction et à revenir en arrière en les repoussant juste au moment de leur traversée ou en substituant au lieu de leur arrivée ou de leur séjour un déplacement continu jusqu’à l’expulsion ou le renvoi ; elles vont de pair avec des situations d’enfermement aléatoire, arbitraire et informel. Quant aux stratégies, elles reposent sur la volonté de faire passer un message d’intimidation et elles infligent aux personnes une mobilité constante ou elles les empêchent de se déplacer sous l’emprise de la crainte. Les stratégies sont fondées sur la dissuasion à travers un éventuel recours à la violence contre ceux et celles qui n’abandonnent pas leurs projets. Elles poursuivent l’objectif de faire passer ce message à d’autres ayant les mêmes projets dans l’avenir.

Si l’on va plus loin, l’on peut dire que les stratégies participent d’une façon notoire à un processus de production de la frontière. La frontière ou plutôt les frontières sont cette victoire du

lieu sur le temps envisagée par M. de Certeau, et qui permet de préparer des expansions futures.

La création par les autorités d’une frontière propre, fondée sur la crainte et l’intimidation agit dans le but de maîtriser des temps272 futurs que d’autres projets d’arrivées préparent. Ce caractère paradigmatique des stratégies les différencie des autres pratiques d’empêchement, car elles vont au-delà, elles prévoient et devancent le temps dans l’objectif de maîtriser les réalités

271 Le titre de voyage ne détermine pas l’irrégularité, mais il est attribué à ceux et celles qui ont l’autorisation

d’entrer sur le sol européen.

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des frontières273, tandis que les pratiques d’empêchement ont un caractère plus immédiat, moins

préventif et prévoyant.

Les limites entre les deux ne sont pas si distinctes, c’est-à-dire que, avec un regard plus général, l’on peut facilement remarquer que les pratiques sont partie prenante des stratégies. Encore plus, les pratiques et les stratégies convergent en plusieurs points : elles sont institutionnalisées comme dérivant des politiques communes ou nationales de contrôle et des accords intergouvernementaux, et elles ciblent, toutes deux, le moment et le lieu du passage. On peut dire qu’elles visent à contrôler un temps et un lieu précis liés à la procédure du franchissement de la frontière. Néanmoins, elles ont été exposées ici distinctement afin de mettre en lumière le fait que pour les politiques de contrôle de l’immigration, l’empêchement n’est pas l’aspect le plus important définissant et établissant ce que constitue une frontière. Ce qui peut être ainsi constaté, c’est que ces pratiques et stratégies influencent – chacune à un degré différent – le processus de production de la frontière avec comme moyen principal les traversées sans nom. Les sujets sont forcés de traverser ou de ne pas traverser une frontière ou de ne pas être visibles dans un lieu ; autrement dit, ils sont forcés d’être mobiles ou immobiles. Même s’il s’agit de pratiques et de stratégies de destinations variables, elles ont en commun le fait qu’elles se définissent et existent par la façon dont les frontières sont franchies par des étrangers. Don Mitchell, en parlant de la circulation du travail, note que la circulation physique des travailleurs est la clé de tout processus de production274

. Dans la même logique et en paraphrasant Mitchell, on peut constater que la circulation forcée des étrangers, de la manière qui a été décrite ici, est la clé de la production des frontières et, parallèlement, d’un paysage d’attribution car elle dicte aux étrangers des manières d’être sur les frontières contre leur volonté.

La juxtaposition des deux sortes de traversées – irrégulières et sans nom – a pour objectif de saisir qu’il existe une différence importante entre des va-et-vient similaires, de sorte que l’irrégularité est attribuée comme qualité des premières et non pas des deuxièmes. Dans le premier cas, les personnes sont contraintes de traverser une frontière et le déplacement est

273 Ibid.

274 Pour plus sur cette question voir MITCHELL, D., “The devil’s arm: points of passage, networks of violence, and

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provoqué par la volonté des personnes ; tandis que dans le deuxième, ces personnes sont forcées de traverser la même frontière et les différents déplacements – qu’ils aient lieu en mer ou en ville – sont le fruit des autorités. Cette juxtaposition révèle qu’il s’agit de traversées similaires en ce qui concerne les moyens utilisés pour leur accomplissement mais différentes quant à leur animation et aux sujets qui les encouragent. Les traversées irrégulières reposent sur un choix personnel d’individus singuliers ; les traversées sans nom répondent à des lignes directrices et à des directives des autorités locales, nationales et européennes contre la volonté de ces personnes.

Comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur, lorsque les étrangers tentent de franchir la frontière gréco-turque ou y arrivent – c’est-à-dire quand il est question du premier type de traversées –, ils opèrent comme des agents actifs qui décident de se déplacer. C’est à ce point spatio-temporel de la frontière que les autorités et d’autres dispositifs du pouvoir les considèrent comme un risque275

, comme une menace et que, par conséquent, leurs moyens sont reconnus comme illégaux et irréguliers.

Les remarques sur les cas de traversées exposés ici sont de l’ordre de deux : le mode d’être attribué à ceux et celles qui envisagent de traverser la frontière de façon dite irrégulière est celui d’une mobilité contrainte ou forcée ; la non-légitimation des pratiques intimidantes envers les étrangers se traduit à travers les différents propos des autorités compétentes comme s’il s’agissait d’une banalité. Dans le premier type de traversées, une irrégularité fictive leur est attribuée, tandis que dans le deuxième cas, l’illégalité réelle des traversées résultant des pratiques de contrôle des frontières est soit légitimée comme partie prenante de ce processus de contrôle, soit ignorée. L’argument des autorités à ce sujet est tel qu’il permet la persistance de formes particulières de mobilité tout en rendant d’autres types de mobilité impossibles et dangereuses.

La mobilité discutée tout au long de ce chapitre prend plusieurs formes : elle est le produit d’un choix personnel – traversée irrégulière ; elle est forcée par des autorités maritimes – et conduit au refoulement ; elle est contrainte – opérations d’intimidation dans les villes portuaires ; ou elle est une forme d’enfermement – et s’insère dans le système des transferts.

275 A risk. Dans un autre point spatio-temporelle de la frontière, les mêmes étrangers sont considérés comme at risk,

comme des victimes. Nous examinons exhaustivement ce dipôle entre victimisation et criminalisation plus loin dans cette première partie.

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Ainsi, il devient clair que ces différentes sortes de mobilité présentent des caractéristiques contradictoires vis-à-vis de la relation qu’elles ont avec les sujets concernés et de leur liberté d’agir, de même qu’à l’égard de leurs divers rapports avec le pouvoir établi.

Pour reprendre les propos de Doreen Massey, les différents groupes sociaux ont des relations distinctes avec cette mobilité qui est de toute manière différenciée. Certains en sont plus responsables que d’autres ; certains sont à l’origine des flux et du mouvement, d’autres pas ; certains sont davantage les extrémités réceptrices que d’autres ; certains enfin sont effectivement emprisonnés par cette mobilité276

.

Il existe une grande bibliographie qui analyse la mobilité des points de vue géographique, anthropologique, philosophique, etc. Il n’est pas question ici de procéder à un état des lieux de ce qui a été écrit, mais de discerner la mobilité comme différenciée et produite. C’est pour cette raison que nous nous appuyons sur l’analyse faite par Tim Cresswell dans certains de ses essais. Ce dernier note que penser la mobilité comme une chose produite, c’est penser qu’elle se différencie. Certaines mobilités peuvent ainsi être considérées comme des actes de liberté, de transgression et de résistance face au pouvoir de l’État qui vise à limiter le mouvement, à protéger les frontières et à inscrire l’ordre dans l’espace, tandis que d’autres sont produites afin de soutenir l’État, etc.277

, voire soutenir un certain ordre établi. La différence entre les deux mobilités réside en ce qu’elles ont des relations différentes avec l’autorité et le contrôle. Une sorte de mouvement est vu comme bien structuré, alors que l’autre est considéré comme une menace pour une certaine forme du pouvoir qui repose sur des espaces ordonnés et bornés278.

Tim Cresswell propose de différencier le mouvement et la mobilité. Selon lui, le premier est la mobilité extraite de tout contexte de pouvoir, il est l’acte de déplacement qui permet aux gens de se mouvoir entre les différents emplacements279

. Il voit dans le mouvement l’équivalent

276 Cresswell citant Doreen Massey dans CRESSWELL, T., “Introduction: Theorizing Place”, In G. Verstaete, T.

Cresswell (eds.), Mobilizing Place, Placing Mobility. The Politics of Representation in a Globalized World, Amsterdam, Editions Rodopi, 2002, pp. 11-32.

277 CRESSWELL, T., “The production of mobilities”, In New Formations, no. 43, 2001, pp. 11-25. 278 Ibid.

279 CRESSWELL, T., Mobility in the modern western world, In CRESSWELL, T., On the move, New York,

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dynamique de l’emplacement, tandis que la mobilité serait celui du lieu280. La mobilité n’est pas

une fonction simple dans l’espace abstrait, c’est un phénomène géographique significatif et chargé de pouvoir. Le mouvement, en tant que mobilité abstraite, est l’équivalent de l’espace abstrait, il est sans contenu, naturel en apparence, dépourvu de sens, d’histoire et d’idéologie, il se limite à des flèches sur les cartes des cartographes, des architectes et des scientifiques de l’espace. Quand le mouvement devient mobilité il est produit socialement, il est variable dans l’espace et le temps et a des effets visibles sur des personnes, des endroits, des choses et sur les relations entre eux281.

Si nous reprenons ici la distinction entre mobilité et mouvement de Cresswell, c’est afin de mettre l’accent sur le fait que ce qui a été illustré dans ce chapitre peut, à partir d’un regard abstrait, se limiter à des mouvements qui se ressemblent entre eux : des va-et-vient en mer ou en ville, et des moments d’arrêt. Comme il a été démontré, ces mouvements commencent à signifier quelque chose du moment qu’ils ont des effets visibles sur des personnes, et c’est alors qu’ils deviennent des mobilités. Ainsi envisagées, les différentes mobilités doivent être approchées du point de vue des personnes.

Il faut donc sortir de cette optique qui revient à observer les arrivées comme des vagues homogènes, parce que l’on reste dans une logique proche de celle qui les envisage comme irrégulières. Il est intéressant de s’arrêter ici sur le fait que l’on a à faire à des corps qui traversent des frontières en vertu de leur droit à la mobilité. Je me réfère ici à des corps selon les mots de Judith Butler282, à savoir des corps qui font des réclamations corporelles, qu’ils parlent ou non, qu’ils entendent ou pas283. Selon Butler, ce lexique doit être entendu comme un

vocabulaire affirmant la dimension sociale de notre liberté et les conditions de nos vies corporelles qui sont mutuellement impliquées. Le corps est ici analysé conformément à son aspect social, c’est-à-dire à partir d’un point de vue qui l’envisage comme étant en relation avec

280 Et l’espace n’est pas autre que des positionnements imprégnés de sens […] L’espace c’est le centre de sens on

s’y attache, on lutte pour l’espace et on y exclut ceux qu’on ne veut pas. TRM, depuis l’anglais, Ibid.

281

CRESSWELL, T., “The production of mobilities”, op.cit.

282 BUTLER, J., “Bodies that still matter”, op.cit.

283 Butler se demande si le corps suppose un sujet individuel, un sujet incorporé. Et elle continue an disant que nous

avons tendance à nous référer à nous-mêmes en tant que sujet individuel, qui a ses droits individuels, individué des autres, et dont le droit à la persistance ou à une vie vivable appartient à ce sujet en tant qu’individu.

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les conditions de vie d’autres corps mutuellement impliqués. C’est selon cet aspect284

que Butler envisage le corps et que je le reprends dans mon analyse285.

Le corps est façonné et doté d’importance par rapport à un cadre historique. Il existe des cas où les droits démocratiques sont exercés dans un État qui nie leur exercice, et ainsi l’acte même d’user de ces droits est considéré criminel. Subséquemment, l’exercice d’un droit consiste à accepter de devenir un criminel devant la loi ; ainsi, ce que nous appelons droits et ce que nous appelons loi sont ici distincts. Dans le cas qui nous concerne, la Grèce comme frontière

extérieure de l’UE nie l’exercice de la mobilité libre de certains corps. Le fait de traverser cette

frontière est considéré comme une action contre la loi, bien que, comme il a été montré auparavant, il n’existe pas de cadre juridique qui légitime cette attribution d’illégalité ; et pourtant, ces corps traversant sont traités comme des corps criminels. En reprenant l’analyse de Butler pour l’appliquer à notre cas, on peut noter que cet acte de traverser, pour des corps sociaux, est un acte affirmant le droit à la mobilité, non pas dans un objectif qui se limite à la reconnaissance de ce droit, mais afin de revendiquer un espace et un temps démocratiques.

Selon l’expression de Butler, les personnes n’exigent pas seulement que leurs droits soient reconnus, elles affirment la reconnaissance des droits comme un moyen de faire une demande démocratique plus large qui concerne l’inclusion, les droits à la mobilité, le statut juridique et la reconnaissance. Donc, ces personnes qui traversent une frontière en Europe, cherchant refuge ou asile, le font en vertu d’un consensus international selon lequel les droits de libre passage sont légitimes. Ces personnes font appel à une large compréhension du droit international, et pourtant, en affirmant ce droit, elles deviennent ou sont traitées comme des criminels. Dès lors, l’affirmation d’un droit est la revendication d’un cadre entier, un test pour

284

That is a theoretical vocabulary that emerges from feminist and queer reflections on embodiment that bears

upon the conditions of rightlessness, statelessness, and precarity. Ibid.

285 Butler souligne que, si nous voulons comprendre les conditions de la précarité ou l’accélération des inégalités, il

faut peut-être d’abord prendre en considération les revendications fondamentales qui suivent, c’est-à-dire d’être un corps dans le monde, un monde d’autres, un monde qui n’est pas entièrement de notre propre fabrication.

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voir si ce cadre tient toujours, ou pourrait tenir à l’avenir, ou pourrait être renouvelé, reconnu ou forcé286

.

L’élargissement démocratique de Butler reposant sur la revendication des droits, nous fait penser plus particulièrement au fait que traverser une frontière de façon irrégulière, par des corps qui, à ce moment, recourent au droit à la mobilité, donne à cette frontière un caractère démocratique. En ce sens, la frontière qui est bâtie, comme on l’a vu, sur des stratégies d’intimidation, gagne un petit espace et un temps démocratique lorsqu’elle est traversée de façon irrégulière par certains corps qui se situent dans cet espace et dans ce temps précis.

La frontière est la scène où les traversées ont lieu et ce qui en fait une frontière est justement un espace qui est traversé et un temps qui en réunit les composantes : le temps du passage. L’espace est commun aux traversées irrégulières et aux traversées sans nom : ce qui change est la temporalité du franchissement de cette frontière. La traversée est considérée irrégulière quand les personnes qui y participent se trouvent au départ d’un trajet, au départ d’un projet et ayant une direction spécifique. Autrement dit, le départ ainsi que la direction sont uniquement reconnus et acquièrent de l’importance aux yeux des dispositifs du pouvoir – autorités, mécanismes et institutions – seulement quand ils concernent le premier type de traversées. Il s’agit d’un pays hors UE, et d’une direction vers l’UE. La réponse du ministre, comme nous l’avons vu précédemment dans ce chapitre, est très éloquente :

[…] les personnes qu’on renvoie en Turquie ne viennent pas de Mytilène, elles viennent de la Turquie et c’est pour ça qu’on les y renvoie287

.

La traversée n’a pas de nom quand les personnes qui y participent se trouvent entre-

temps288, c’est-à-dire quand leur temporalité change, ainsi que leur provenance. C’est entre-

286 C’est ainsi que le discours des droits dépasse l’individualisme sur lequel il repose. Il procède en cela non pas du

fait de substituer un sujet collectif à un sujet individuel, mais à travers une contestation du sujet lui-même. Butler suggère d’analyser le début de cette contestation en prenant au sérieux le corps, en faisant appel aux ressources de la théorie féministe en repensant le corps dans ses relations politiques. Une façon de penser politique sur le corps est de voir comment ce corps remet le sujet en question. Voir, Ibid.

287 Varvitsiotis, op.cit.

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étapes fait que le lieu de départ n’est pas reconnu et n’a pas d’importance aux yeux des mêmes

dispositifs, voire il est ignoré. Chaque fois que l’on essaie d’obtenir plus d’informations sur le déploiement des pratiques et des stratégies, l’on doit faire face à l’opacité de l’opération.

Comme nous l’avons montré, la frontière est le lieu propre aux stratégies ; un propre qui existe dans un objectif de maîtriser des temps futurs que d’autres arrivées préparent. Par conséquent, les corps qui continuent à traverser sont des corps dont le temps de traversée a gagné l’espace propre à la frontière. Les traversées de ces corps répondent aux tactiques dont parle Michel de Certeau qui, à la différence des stratégies – misant sur la résistance que

l’établissement d’un lieu offre à l’usure du temps –, misent, elles, sur une habile utilisation du temps, des occasions qu’il présente et aussi des jeux qu’il introduit dans les fondations d’un pouvoir289.

Le droit à la mobilité est central et essentiel quant à cet espace et à ce temps démocratiques. Les questions fondamentales concernant la mobilité impliquent le corps dans un

monde social où les voies sont différemment pavées, ouvertes ou fermées. Le corps est cet ensemble de relations variables qui le définissent ou ne le définissent pas ; qui le soutiennent ou ne le soutiennent pas, et qui forment ses conditions rendant possible son capacité d’agir comme agent ou son épanouissement290

.

Butler reprend la formulation d’Arendt sur les sans-État et le droit d’avoir des droit, d’une manière qui, comme nous allons voir un peu plus loin, met la philosophe en relation avec une pensée rancièrienne. Butler souligne qu’il est logique de se demander comment la