• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. Introduction sur la notion des paysages attribués

D) Le paysage vu dans le cas analysé ou les paysages attribués

Les paysages attribués renvoient à des lieux et à des temporalités et l’adjectif attribué évoque une opération, celle de définir, d’identifier et de répartir. Les paysages attribués sont ainsi des lieux et des temporalités assignés à des personnes selon un dispositif qui met chacun à sa place. Il est entendu que ces personnes subissent cet acte, car la distribution spatio-temporelle implique une passivité de ces personnes, traitées à la fois comme des victimes et comme des délinquants. Les paysages attribués soulignent un processus de délimitation : lieux, dispositifs et mécanismes ayant comme objectif d’enfermer des personnes non tolérées et de les dissuader de séjourner sur le territoire de l’Union européenne (UE) ; scènes de violence et registres policiers d’identification et de catégorisation, etc. En d’autres mots, le registre territorial des politiques nationales et européennes vis-à-vis de l’immigration.

Ces politiques et pratiques se traduisent dans les réalités, dans les vies. Il existe bien sûr une relation entre les politiques et les pratiques d’un côté, et les parcours des gens de l’autre, et cette relation est dialectique, dans le sens qu’on lui a donné auparavant. En observant alors les politiques et les pratiques, d’une part, et les réalités des gens de l’autre, nous constatons qu’il existe tout d’abord une grande distance entre les politiques et les pratiques et en même temps plusieurs éléments contradictoires, des doubles discours ainsi que des paradoxes. Néanmoins, et comme on l’a mentionné précédemment, il existe ce common ground qui assigne des modes de vie à des groupes de personnes sans tenir compte de leur volonté.

Il est clair que les paysages dont nous traitons présupposent l’existence de sujets et

36

d’objets d’attribution, mais ce qui reste ambigu jusqu’ici, c’est la façon dont l’attribution a lieu. Même si nous avons montré théoriquement en quoi les paysages sont des relations dialectiques, la manière dont fonctionne cette relation dialectique et en quoi elle est attribuée n’est pas encore claire. Une question qui se pose est de savoir si l’on appelle paysage ce qui est produit par les sujets et ensuite attribué aux objets ; comment peut-on appeler en même temps paysage, cette relation dialectique des objets de l’attribution avec les sujets ? L’ambiguïté repose sur la disposition du paysage.

La réponse est que le paysage réside dans ce flou dont on a parlé auparavant. Comme le dit bien Augustin Berque : le paysage ne réside ni seulement dans l’objet, ni seulement dans le

sujet, mais dans l’interaction complexe de ces deux termes. Ce rapport, qui met en jeu diverses échelles de temps et d’espace, n’implique pas moins l’institution mentale de la réalité que la constitution matérielle des choses. Et c’est à la complexité même de ce croisement que s’attache l’étude paysagère63. Par conséquent, il existe des sujets d’attribution ainsi que des objets, mais le

paysage est cette relation d’attribution, ce flou entre une manière d’attribuer et des comportements qui en dérivent, sans être forcément des comportements passifs qui subissent cette attribution.

Dans son analyse généalogique des théories du paysage en France, Jean-Marc Besse fait la distinction entre ce qui est vu comme une définition classique et courante du paysage et une conception contemporaine, critiquant cette dernière comme étant insuffisante64

. Dans sa définition classique, le paysage est perçu comme un spectacle, comme quelque chose qui existe aux yeux d’un spectateur.

Cette définition [...] présente le paysage avant tout comme un spectacle

63

BERQUE, A. (dir.), « Cinq propositions pour une théorie du paysage », Dans Pays / paysages, Champ Vallon, 1994, p. 5.

64 Comme on l’a déjà indiqué, cette définition est aujourd’hui critiquée. Non pas qu’elle serait fausse, mais surtout

parce qu’elle serait insuffisante, autrement dit parce qu’elle ne rendrait pas compte de la complexité et de la diversité des expériences paysagères, des expériences qui ne sont pas toutes, en tous cas qui ne sont pas uniquement de l’ordre de la vision et de la prise de distance… Les lieux et les espaces ne sont pas seulement visibles, ils sont audibles également. Ils dégagent des sonorités particulières qui d’une manière « font paysage », au sens où ces sonorités constituent l’atmosphère ou l’ambiance caractéristiques de ces lieux. BESSE, J.-M., « Le paysage, espace

37

visuel obtenu depuis une hauteur, comme un panorama. Le paysage, ce serait la partie du territoire à laquelle on peut accéder par la vue, depuis une certaine distance. Les notions de distance et de recul par rapport au territoire jouent un rôle important ici : c’est grâce à cette prise de distance que le paysage pourrait apparaître devant les yeux du spectateur, du voyageur, du touriste. Le paysage se présenterait alors au regard, comme une sorte de petit monde synthétique et complet65.

On considère que la conception classique du paysage, identifiée comme telle par Besse – qui est une géographie savante – est soutenue par les agents du dispositif étatique et européen. Elle présente donc selon Rancière, présente un caractère consensuel qui suscite un registre policier et une administration. À cette géographie savante vient se juxtaposer une géographie dite

de sensibilité et de sentiment ; une géographie vécue66

. Contrairement à la première qui regarde le monde à partir d’une distance, la géographie vécue se met en contact avec le monde et avec

l’espace, de sorte que le paysage est moins un spectacle où tout est objectivable qu’une expérience géographique que nous faisons du monde67

. La question qui se pose est alors de

savoir de quel côté on se place : choisir le type de paysage que nous traitons et dans quelle géographie nous nous situons.

Comme nous allons le voir dans la deuxième partie de ce travail, la problématique adoptée concerne l’agir politique et les modalités de l’agir à partir des modes de reconfigurations spatiales atypiques, des regroupements spontanés, des inscriptions collectives dans le territoire, en d’autres mots, des paysages vécus. L’objectif général qui anime l’analyse tout au long de cette thèse est de saisir les exilés non pas comme des êtres déterminés dans leurs comportements par des contraintes externes liées aux circonstances de leurs errances, mais comme des sujets actifs de leur existence, pris dans des projets de vie, organisant en partie leurs trajectoires et leurs haltes, dessinant ainsi les paysages des mondes qu’ils traversent ou auxquels ils appartiendront,

65 Ibid. 66

Ibid., 269.

67 Cette autre géographie, est, elle aussi, un savoir de l’espace. C’est un savoir qui exprime en effet une

intelligence quotidienne du monde et de l’espace, une familiarité fondée sur l’usage. C’est une géographie vécue autant que pensée. C’est avant tout une manière d’être dans le monde, une expérience et un usage qui se déploie dans l’espace. Mais cela ne signifie pas que ce savoir ne peut pas être dit. Ibid.

38

ne serait-ce que provisoirement.

Pourquoi alors se mettre du côté de la géographie savante, à savoir examiner la situation des personnes à travers les paysages attribués ? Pourquoi analyser une représentation selon laquelle les migrants ne sont jamais considérés comme des sujets actifs de leur propre existence, alors que nous faisons le pari de proposer une analyse en termes d’action politique ?

La réponse à cela est que l’objectif de cette analyse est, comme on l’a déjà mentionné, d’élargir la perspective sous laquelle nous regardons les cas concernés en mettant en lumière les renversements qui se réalisent dans ce qui est attribué. Le pouvoir constitué68

adopte une vision qui dérive de la géographie savante. Nous avons intérêt à ne pas ignorer la vision savante du pouvoir afin d’arriver à restaurer ce caractère du sensible69 des relations dialectiques qui font le paysage. Il convient de voir comment se fonde l’ordre policier et en quoi il constitue une construction. En fin de compte, nous avons intérêt à ne pas ignorer la géographie savante car les subversions des paysages attribués en paysages auto-configurés ne s’effectuent pas dans des espaces et des temps étrangers à l’ordre policier. Elles ont lieu dans une géographie savante et ce qui les rend politiques est précisément la reconfiguration de la géographie savante en géographie vécue.

Cette thèse propose de nouer ensemble deux opérations distinctes qui sont cependant liées : celle de l’attribution des paysages par les dispositifs constitués et celle de la configuration par les migrants de leurs propres paysages, configurés par eux. En d’autres termes, cette thèse suggère de nouer ces deux géographies : la savante et la vécue.

Notre analyse propose donc de faire comme Cresswell70 a fait avec ses paysages de la pratique : juxtaposer le paysage avec l’attribué. De cette manière, nous suggérons que le caractère dialectique du paysage est la qualité qui restaure la proximité en dérangeant l’attribution qui s’établit par l’ordre policier. Quand l’attribution et la répartition de l’ordre

68 Ou les agents du dispositif étatique et européen.

69 Autrement dit, restaurer le caractère de proximité de l’expérience vécue du paysage. 70 Comme nous l’avons expliqué auparavant.

39

policier règnent dans un registre de géographie du savant, la dialectique du paysage vient restaurer la proximité propre à la géographie du vécu.

Chapitre 2. La gestion de l’immigration. Une notion, ou plutôt des