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Chapitre 5. L’encadrement bipolaire de l’intervention des autorités à la frontière et

A) La sociabilité fictive des migrants à la frontière : entre victimisation et criminalisation

L’analyse de la notion des PA au début de cette partie a révélé certaines fonctions du paysage, dont notamment celle du paysage (dans sa définition classique et courante, selon la distinction faite par J-M. Besse) en tant que spectacle, c’est-à-dire comme quelque chose qui existe aux yeux d’un spectateur : Un spectacle visuel obtenu depuis une hauteur […] depuis une

certaine distance. Cette distance est une approche déterminant le regard des différents acteurs

impliqués dans le terrain, qui se présente ainsi à leurs yeux comme une sorte de petit monde

synthétique et complet387 .

Dans ce petit monde, les choses sont perçues de façon simpliste, en sorte que les seules personnes reconnues par les dispositifs du pouvoir dans le franchissement des frontières sans autorisation388 sont, dans un premier temps, soit des gens appartenant à des réseaux criminels, soit leurs victimes ; c’est-à-dire les réseaux des passeurs et tous ceux et celles qui traversent les frontières avec eux ou sous leur conduite. Dualité simple, représentée par des réseaux

criminalisant d’un côté, et des personnes dans un état de victimisation absolue, de l’autre. Cette

dualité est très courante aux niveaux national et international, et elle ordonne les propos informels et formels des autorités ainsi que d’autres instances impliquées à la frontière. Les déclarations suivantes sont caractéristiques à cet égard.

La tâche primordiale des GCG est le sauvetage des personnes qui se trouvent en danger dans la mer […] Parallèlement à cela, les GCG centrent leur intérêt sur le démantèlement des réseaux criminels […] Ceci est la vraie menace et non pas les migrants qui sont des réfugiés ; des

387 Voir chapitre 1 introduction sur la notion des paysages attribués.

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personnes en quête d’une protection internationale. Ce sont les victimes, ces personnes sont des victimes. Ainsi les réseaux criminels constituent-ils la véritable menace389

.

Les passeurs ne se soucient pas du tout de la vie des migrants, mais quelquefois ce sont les migrants eux-mêmes qui ne se soucient pas de leur propre vie, et cela pour moi est incroyable, ils sont si désespérés390.

Cette criminalisation va de pair avec la victimisation des migrants présentés comme étant facilement manipulés et agissant de manière irrationnelle. Notons que ce constat n’est pas une observation originale. Claudia Aradaou a déjà analysé ce mécanisme en exposant deux constructions sociales quant à la façon d’appréhender le trafic d’êtres humains : comme une menace à la sécurité et comme un problème humanitaire. Se fondant plus particulièrement sur le trafic des femmes lié à l’industrie du sexe, elle souligne la double identification de ces dernières comme immigrées clandestines et comme victimes, ou encore en tant que prostituées et corps souffrants. Afin de comprendre la cohérence de ces doubles identifications, elle les examine, en s’appuyant sur Foucault, comme des interventions gouvernementales. De la sorte, les articulations sécuritaires et humanitaires connaissent une continuité perverse et les corps souffrants, régis par une politique de pitié, se métamorphosent en cas psychologiques devant être gouvernés par des technologies d’une politique du risque 391. En conséquence, la représentation

de certaines personnes comme étant en danger et comme dangereuses (at risk et as a risk) peut être envisagée dans le cadre d’une telle continuité perverse.

Les opérations entreprises par les autorités maritimes pour faire face aux arrivées nous aideront à voir comment cette continuité perverse s’applique à la représentation des personnes qui traversent des frontières sans autorisation. Les extraits qui suivent nous révéleront la façon dont les autorités maritimes décrivent ces opérations et nous constaterons qu’il existe deux manières d’intervenir en mer lorsqu’il y a des arrivées : l’interception et le SAR.

389 Entretient avec chef de departement de surveillance des frontières maritimes…, op.cit. 390 Entretient avec le coordinateur du FOO, op.cit.

391 ARADAOU, C., “The perverse politics of four letters words: Risk and Pity in the securitisation of human

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Une opération SAR est déclenchée quand nous devons intervenir parce que les gens sont en danger. Car il y a un problème technique ou parce que le bateau a été percé par les migrants et qu’il est en train de couler ou pour une autre raison, comme par exemple si la mer devient houleuse, etc. […] dans ces cas nous devons effectuer la recherche et le sauvetage. L’interception est la phase qui suit la détection. Si un bateau est détecté, un navire de la GCG se rend sur place et il s’agit alors d’une interception…392

Par la suite, nous avons demandé aux autorités de clarifier ce qui différencie les deux manières d’intervenir en pratique.

[…] il n’y a pas de différence, en pratique il n’y en a aucune. Les opérations commencent par des opérations d’interception et finissent par des interventions de sauvetage. Parfois elles sont liées aux conditions météorologiques ou à d’autres raisons, parfois ce sont les migrants eux- mêmes qui les provoquent en suivant les instructions des passeurs. Les migrants, en voyant les garde-côtes, détruisent leur bateau ou sautent à la mer393.

Les propos cités révèlent qu’en pratique, en mer l’on assiste à un glissement entre sauvetage et interception, et souvent ce glissement est provoqué par les migrants eux-mêmes.

Je vais vous décrire un modus operandi : certains migrants ont des objets pointus et ils ont reçu l’ordre des réseaux criminels de percer le bateau. Dans ce cas-là nous devons aller chercher les personnes parce que sinon elles seraient abandonnées dans la mer […] ensuite, les

392 Entretient avec chef de departement de surveillance des frontières maritimes, op.cit. 393 Ibid.

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personnes sont conduites vers la côte par les GCG qui leur assurent les besoins primaires : des couvertures, de la nourriture, de l’eau potable394.

Sur l’île de Samos, chaque jour nous avons des incidents. Soit des arrestations, soit (quelques fois) des opérations de sauvetage […] je ne sais pas si vous êtes au courant : quand ils aperçoivent nos patrouilleurs, les migrants détruisent leurs bateaux gonflables et ils se retrouvent dans l’eau. Nous devons alors les sauver et par la suite les arrêter. À cet égard la Grèce est un cas spécial : d’une part l’on est dans un patrouilleur pour essayer de sécuriser les frontières, et d’autre part l’on se retrouve avec des personnes dans l’eau que nous devons sauver, et cela parce que les droits de l’homme priment395.

Peu importe l’ordre – une interception qui devient SAR ou une opération SAR qui aboutit à une interception –, l’essentiel à retenir ici est ce glissement qui a lieu en mer : de la victime au clandestin ou du clandestin à la victime. Perçu comme une tactique des migrants, ou comme une manière pour les autorités de les regarder, il s’agit des caractéristiques du monde des traversées

irrégulières396

.

Selon Walters, le monde dans lequel l’immigration irrégulière se produit présente plusieurs spécificités qui sont communes à celles du monde de l’immigration régulière, voire du monde de nombreux citoyens397. Néanmoins, regrouper ces expériences et les analyser en tant qu’attributs ou expériences de types particuliers de populations/de personnes, peut être problématique. En ce qui concerne le cas qui nous occupe, il est intéressant de noter que dans les discours des autorités cités ci-dessus les caractéristiques attribuées à ceux qui franchissent les frontières concernent, en général, des personnes en danger ou des personnes constituant un danger. Plus précisément, dans ce petit monde synthétique et complet ceux et celles qui traversent

394 Terrains frontexit. Entretient avec un représentant du département de surveillance des frontières maritimes des

gardes-côtes grecs en octobre 2013.

395 Ibid.

396 Voir chapitre sur les traversées irrégulières et traversées sans nom.

397 WALTERS, W., “Imagined Migration World: The European Union’s Anti-Illegal Immigration

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la frontière maritime gréco-turque sans autorisation sont soit les victimes des réseaux criminalisant, soit des migrants transformés en victimes afin d’être sauvés par les autorités.

En paraphrasant Walters, dans ce petit monde synthétique et complet, la victime et le réseau criminel apparaissent (aux yeux des autorités maritimes) comme des types psychosociaux particuliers que l’on retrouve en mer au moment du franchissement des frontières. Et, toujours d’après Walters, dans le monde imaginaire398

de l’immigration clandestine, parallèlement à la spatialité fictive399

du mouvement des clandestins, existe une socialité imaginaire400. Le discours européen sur l’immigration anti-clandestine401

attribue des comportements et des caractéristiques hypothétiques aux clandestins. Cette socialité fictive est nécessaire pour que ce discours ait un sens et pour cette raison il comprend un monde social qui lui est propre402.

Dans ce monde social, tout comme dans un scénario, l’on recourt à une distribution artistique, mais seuls quelques acteurs parviennent à monter sur scène. De même, tous les acteurs impliqués dans le phénomène de l’immigration clandestine ne sont pas visés par le discours des politiques anti-clandestins. Poursuivant la ligne de pensée de Walters, on peut constater que parfois certains rôles sont mis en évidence, tandis que d’autres sont passés sous silence. Le rôle que les passeurs jouent quant à la vulnérabilisation des migrants est mis en avant dans le discours médiatisé, mais aussi dans les discours étatique et européen. A l’inverse, le discours critique403 mettant en lumière les moyens à travers lesquels les politiques et les pratiques rendent ceux qui franchissent des frontières plus vulnérables, est systématiquement étouffé par les instances médiatiques, nationales et européennes.

En s’appuyant sur l’analyse de Walters, nous considérons que la victimisation de certaines personnes franchissant la frontière parallèlement à la criminalisation d’autres est une

398 Walters recense dans son analyse cet imaginaire dans le discours des institutions européennes vis-à-vis de ce

qu’il nomme immigration anti-clandestins. Op.cit.

399

Voir chapitre sur la spatialité imaginaire

400 Ibid.

401 Ici, par le discours des politiques [Policy narrative], Walters entend le discours qui entoure les politiques contre

l’immigration illégale. Op.cit.

402 A discourse, in other words, comprises its own social world. Op.cit.

403 Par discours critique l’on entend ici le discours qui s’oppose à la gestion de l’immigration, à la lutte anti-

clandestins, à la dépolitisation de la migration ; à savoir, les rapports, les reportages critiques, recherches académiques et discours militants.

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fonction de ce monde imaginaire. Encore plus, la relation de ces deux caractéristiques se présente dans le discours des autorités maritimes comme une contradiction ou comme un glissement. Nous ne cherchons pas ici à traiter la clandestinité comme attribution fictive de l’immigration en général404, mais à comprendre plus particulièrement comment cette fonction de victimisation /

criminalisation, tout en lui donnant un sens, anime le discours405 que les dispositifs emploient en matière de contrôle des frontières et d’opposition à la mobilité des personnes.

Il est intéressant de noter qu’à ce stade406

ce discours cherche moins à distinguer les immigrés économiques, les réfugiés, etc. Au contraire, il range dans une même catégorie (celle des victimes) des personnes qui dans une phase suivante seront identifiées et classifiées dans plusieurs catégories. Dès lors, à ce premier stade, le discours en question reconnaît qu’il existe des personnes que les réseaux manipulent en les persuadant d’être conduites en Europe. Afin que cela ait un sens, l’accent est davantage mis sur les moyens atypiques utilisés par les réseaux

criminels pour transférer les personnes407, plutôt que sur le motif qui précède leur décision de

monter sur les bateaux de fortune : choix, besoin ou coercition. Autrement dit, ce qui construit ici l’identité de la victime, c’est la façon408

dont ces personnes sont traitées à la frontière, un peu avant et surtout pendant son franchissement. Ainsi la spatialité de la victimisation est-elle localisée dans ce cas précisément à la frontière maritime et la fiction de la victime traversant cette dernière a seulement un présent dépourvu de passé et de futur. Cette victime est fixée sur un temps et un espace précis, à savoir le moment et le lieu où le franchissement de la frontière a lieu. D’un point de vue symbolique, l’on constate que le glissement ou la transformation du clandestin en victime a lieu en mer, et encore plus sur le bateau : au moment où il ou elle le

404 L’utilisation du terme quant aux personnes, d’un côté, ainsi que les moyens par lesquels la clandestinité est

construite par les mêmes politiques qui luttent contre elle, de l’autre, sont des questions traitées par plusieurs disciplines. Nous nous sommes brièvement référés à ces questions dans la partie où nous décrivions les différentes

catégorisations, notamment la distinction entre régulier/irrégulier, etc.

405

Et non pas seulement le discours mais aussi les pratiques que ce discours entoure.

406

Ici nous nous référons plutôt au discours des autorités et institutions nationales ainsi qu’européennes qui sont impliquées d’une façon ou d’une autre dans le contrôle des frontières. Subséquemment, ce stade correspond au franchissement des frontières et à ce qui se passe juste après, une fois que les personnes arrivent sur le territoire. Cette phase a une spatialité très précise et elle se réfère également à une temporalité très spécifique : la personne qui traverse la frontière : l’immigré clandestin, le réfugié potentiel, le réfugié reconnu, ou le passeur.

407 Celle-là est beaucoup plus documentée.

408 Et même là, le choix est de ne pas voir tout le schéma des acteurs concernés, mais seulement tous ceux qui sont

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perce. Dans ce cas, la victimisation s’effectue par la fixation sur l’espace et le temps du franchissement des frontières.

Dans le discours général, la victimisation des migrants traversant les frontières par des moyens atypiques s’effectue toujours en relation avec la criminalisation des réseaux de passeurs. En réalité, bien sûr, le schéma est inverse, puisque ce n’est pas la figure de la victime qui cherche son ennemi – les passeurs – afin d’exister en tant que telle. C’est au contraire parce que les réseaux criminels des passeurs existent que les migrants deviennent des victimes. Ce qui ressort à travers les différents propos que nous avons exposés c’est que les victimes sont reconnues comme telles quand les réseaux criminels des passeurs agissent. Il en découle un constat reposant sur le fait que c’est avec l’aide de ces derniers que les personnes franchissant la frontière sans autorisation se transforment en victimes.

Pour conclure, cette section tente de révéler une opération plus générale qui a lieu à la frontière (maritime ou terrestre) : la transformation du clandestin en victime comme le seul élément justifiant le renversement de l’aide en incrimination ou, éventuellement, du refoulement en secours. Et cette transformation ne pourrait avoir lieu sans l’aide des passeurs, en pratique, mais aussi à un niveau abstrait et symbolique. Les types psychosociaux de la victime et du réseau criminalisant, comme le glissement du clandestin en victime et vice-versa, définissent l’articulation des interventions des différentes autorités à la frontière. Des interventions qui se situent entre action humanitaire et action anti-clandestine, comme dirait Walters. La notion de protection que nous allons aborder dans la partie qui suit, décrit très bien la fonction de ce double caractère des interventions à la frontière.