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Chapitre 3. Justice transitionnelle populaire : les stratégies alternatives pour la justice, la

C. Les stratégies d’action publique : les caravanas de familiares de desaparecidos

L’autre étude de cas choisie pour démontrer comment les collectifs de proches de disparus insufflent du contenu au droit à la vérité, un pilier de la justice transitionnelle, concerne les « caravanes » de proches de disparues organisées à travers le Mexique. Ces caravanes sont une forme de stratégie d’action publique qui cherche à rendre visibles les drames intimes vécus par ses membres, en occupant l’espace public et en portant un message. Au moyen de ces caravanes, les proches parcourent sur de longues périodes des trajets emblématiques, au fil desquels ils mènent différentes actions de sensibilisation, de dénonciation et même de recherche des personnes disparues. Certaines de ces caravanes sont organisées avec l’objectif principal de retrouver les personnes disparues en vie – les caravanes de recherche des personnes disparues en vie – alors que d’autres ont surtout pour mission de faire connaître la crise des disparitions, de solliciter la solidarité et d’obtenir la collaboration des citoyens pour localiser les personnes disparues. Dans tous les cas, ces stratégies publiques remplissent une fonction essentielle : elles permettent aux victimes de la violence de se réapproprier les rues sans peur, de témoigner publiquement de leur histoire et de partager un récit collectif de la violence teinté de leur expérience. Nous considérons ces caravanes comme participant à la mise en œuvre du droit à la vérité, car elles visent à faire la lumière sur l’ampleur du phénomène des disparitions et à diffuser des informations auprès de la

102 population. À la différence de la stratégie précédente, davantage axée sur les proches des disparus, ce droit à la vérité est mis en œuvre pour le public local qui n’est pas affecté directement par la disparition et qui est souvent maintenu dans l’ignorance. En prenant la parole sans permission et en diffusant leur lecture de la violence, les proches des disparus de la Guerre au narcotrafic cessent d’être des suspects qui défendent des criminels, mais s’imposent comme ce qu’ils sont réellement : des victimes collatérales d’une guerre insensé362. De la même façon, cette prise de parole publique

leur permet de consolider leur rôle social et de devenir les porte-étendards d’un mouvement de citoyens qui refusent de baisser les bras face à la violence, au nom d’un droit autonome à la vérité.

Plus d’une décennie de guerre au narcotrafic a en effet laissé des traces dans la participation à la vie publique mexicaine. Dans certaines villes, les citoyens ont si peur que les gens ne sortent plus le soir et vivent dans un état de tension permanente. Dans un tel contexte, occuper l’espace public collectivement pour dénoncer la violence et réclamer des comptes se transforme en un acte de bravoure qui, à son tour, encourage les gens à faire de même, permettant de revitaliser une participation citoyenne qui s’est étiolée après des années d’autoritarisme. Par exemple, selon un participant de la Caravana Internacional de Búsqueda en Vida de Desaparecidos, qui s’est déroulée du 12 au 22 mai 2017 dans l’État de Coahuila, la caravane avait rempli sa mission, simplement en raison du fait que dans une des villes où la caravane s’est arrêtée, aucune marche n’avait été réalisée depuis des années. En voyant les collectifs prendre d’assaut les rues, d’autres individus victimes de la violence ont eu le courage de sortir dans les rues et de raconter leur histoire à leur tour363. Le fait de marcher collectivement permet aussi d’ouvrir plus de portes pour obtenir

des indices quant aux disparitions, puisque les autorités peuvent moins facilement rejeter du revers de la main les demandes qui sont faites.

362 Luis Hernández Navarro, « La caravana del consuelo », La Jornada, sect Opinión (14 juin 2011), en ligne : La Jornada <https://www.jornada.com.mx/2011/06/14/opinion/021a1pol>.

363 Alejandra Guillén, « Caravana Internacional de Búsqueda en Vida de Desaparecidos: caminar juntos para encontrarlos » (1 juin 2017), en ligne : Magis <https://magis.iteso.mx/redaccion/caravana-internacional-de- b%C3%BAsqueda-en-vida-de-desaparecidos-caminar-juntos-para>.

103 Des caravanes ont aussi été instiguées internationalement pour dénoncer haut et fort la disparition des étudiants d’Ayotzinapa, sensibiliser le monde entier au drame qui se joue au Mexique et faire connaître la crise des disparitions forcées qui, en dépit de son ampleur, est relativement peu connue. Les proches des disparus d’Ayotzinapa se sont rendus aux États-Unis, en Europe, au Canada et en Amérique du Sud, où ils ont raconté leur histoire364. Un véritable

mouvement de solidarité internationale a émergé à la suite de la disparition des étudiants, permettant de mettre le gouvernement mexicain dans l’embarras et de le contraindre à prendre des mesures pour affronter le problème. En créant des alliances au-delà des frontières nationales et en s’exprimant dans des forums internationaux, les proches des disparus ont su imposer leur version des faits quant aux événements ayant mené à la disparition de 43 normalistas et à contraindre le gouvernement mexicain à rendre des comptes. Si le cas des étudiants d’Ayotzinapa a su déclencher une telle réaction politique, c’est en grande partie grâce à la façon dont le récit de leur innocence a su être raconté et diffusé par leurs proches365. Ce cas de figure démontre le pouvoir exercé par la

capacité de « dire », de « nommer » et de « narrer » que détiennent certains acteurs, et l’impact normatif d’une telle narration. En produisant un récit sur la crise des disparitions qui est amplement relayé par d’autres acteurs nationaux et transnationaux, les victimes parviennent à consolider des identités construites autour de certains comportements qualifiés soit de criminels (par exemple, l’État jugé complice dans les disparitions), soit de vertueux (par exemple, les proches des disparus qui mènent une lutte sans relâche). Ces nouvelles identités bousculent les relations traditionnelles entre l’État et ses citoyens et permettent de repenser une forme de citoyenneté active et militante.

En résumé, les caravanes permettent aux victimes directes de la violence d’unir leurs forces pour parcourir des régions dévastées afin d’y partager, de vive voix, une histoire du Mexique qui

364 « Las caravanas internacionales por Ayotzinapa », Milenio Digital (25 septembre 2015), en ligne : Milenio Digital <https://www.milenio.com/estados/las-caravanas-internacionales-por-ayotzinapa>.

365 Iván A Ramos, « The Viscosity of Grief: Teresa Margolles at the Scene of the Crime » (2015) 25:3 Women & Performance: a Journal of Feminist Theory 298-­‐‑314 à la p 303.

104 est trop souvent tue. Ils imposent leur présence en s’arrogeant un espace public laissé vacant en raison de la montée de la violence et offrent une tribune à laquelle les autres victimes de la violence peuvent se joindre. À travers les caravanes, les victimes de la violence conquièrent à la fois un droit de parole ainsi que la légitimité de cette parole366. Les récits qui sont laissés en héritage dans

le sillon des caravanes appartiennent ensuite aux communautés visitées, qui peuvent s’en servir pour redonner un sens à la violence vécue au quotidien. Cette narration singulière des disparitions, rendue possible par une mise en œuvre du droit à la vérité « depuis le bas », contribue à la production normative autour du phénomène des disparitions en adaptant le cadre normatif issu du droit international des droits humains à la réalité culturelle mexicaine. Ces précédents contribuent à abolir les barrières érigées par la peur qui ont rendu les victimes réticentes à partager leur histoire et, ainsi, à libérer une parole nécessaire, permettant de réaliser une forme de justice.

La mise en œuvre du droit à la vérité quant aux disparitions par les proches des disparus permet donc de rendre visible la violence qui se produit dans l’impunité et de démontrer son caractère systémique. Il faut toutefois rappeler que cette violence s’inscrit aussi dans une politique de l’oubli forcé, puisqu’on cherche à effacer toute trace des personnes disparues. En plus de travailler à faire connaître l’existence des disparus, les réseaux de proches développent aussi des stratégies pour garder vivante leur mémoire et pour l’inscrire dans l’histoire du Mexique. Nous verrons maintenant certaines stratégies de mémoire mises en place par les proches des disparus, lesquelles participent aussi à la création normative autour des disparitions contemporaines.

IV.   Les initiatives populaires de mémoire : ni pardon ni oubli