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Chapitre 1. Vivos los llevaron, vivos los queremos : la crise des disparitions forcées dans le

D. La justice transitionnelle « depuis le bas »

L’analyse de la justice transitionnelle « depuis le bas » est apparue dans la littérature afin d’enrichir le champ existant, mais aussi dans une volonté de prendre au sérieux des mécanismes embryonnaires ou alternatifs qui pourraient autrement être négligés199. Cette approche s’inspire de

la « sociologie des émergences » développée par de Sousa Santos, suivant laquelle les chercheurs peuvent contribuer à augmenter l’horizon des possibles en portant l’attention sur des expériences, connaissances et acteurs émergents, afin de permettre de penser des alternatives contre- hégémoniques à l’organisation sociale mondiale200. Pour McGregor et McEvoy, se pencher sur les

expériences créatrices qui émergent localement implique nécessairement de reconnaître une forme de résistance au discours hégémonique et aux acteurs dominants de la justice transitionnelle. Cette approche provient donc d’une volonté de donner la voix aux marginalisés dans une tentative

199 Voir Catalina Diaz, « Challenging Impunity from Below: the Contested Ownership of Transitional Justice in Colombia » dans Kieran McEvoy et Lorna McGregor, dir, Transitional Justice from Below: Grassroots Activism and

the Struggle for Change, Portland, Hart Publishing, 2008, 189-­‐‑215.

200 Cette sociologie s’inscrit dans une «  épistémologie du Sud  », qui cherche à réfléchir et produire des connaissances en sciences sociales en dehors du cadre de pensée limité offert par les théories occidentales, qu’elles soient traditionnelles ou critiques. En modifiant le mode de production et d’évaluation des connaissances et en incluant une pluralité de conceptions alternatives sur le monde, cette épistémologie permet de reconnaître que la production des savoirs est toujours située historiquement et politiquement, favorisant certains groupes au détriment d’autres. En adoptant la prémisse qu’il existe différents types de connaissance et d’ignorance, qui peuvent se confronter et dialoguer – concept surnommé «  l’écologie des savoirs  » – l’épistémologie du Sud transforme le rapport à la connaissance, Elle s’appuie aussi sur la «  traduction interculturelle  », soit le processus qui permet de rendre intelligibles les diverses expériences du monde entre elles. C’est grâce à ce travail de traduction que les expériences ne sont pas absorbées par le savoir dominant, et que les savoirs peuvent s’enrichir au moyen de la confrontation et du dialogue. En résumé, l’épistémologie du Sud permet d’apprendre du Sud anti-impérialiste, notamment en entendant ses discours. Voir Boaventura de Sousa Santos, « Épistémologies du Sud » (2011) 187 Études rurales 21-­‐‑50; Boaventura de Sousa Santos et César A Rodríguez-Garavito, « Law, Politics and the Subaltern in Counter-Hegemonic Globalisation » dans Boaventura de Sousa Santos et César A Rodríguez-Garavito, dir, Law and Globalization from Below: Towards a

55 d’élargir les options possibles201. Plus concrètement, réfléchir la justice transitionnelle « depuis le

bas » implique de s’intéresser aux initiatives informelles et communautaires de justice transitionnelle, tel que des initiatives de rétablissement de la vérité et de lutte contre l’impunité qui se développent à l’extérieur du cadre étatique202.

Cette approche est pertinente puisque, dans un contexte de transition post-conflit, les systèmes de justice sont souvent défaillants ou inaccessibles. Les processus de justice transitionnelle conduits par l’État sont plus lents à se mettre en place et peuvent inspirer la population quant à la capacité des institutions étatiques de réellement répondre aux demandes des communautés affectées par la violence203. Les survivants ou les organisations de la société civile

deviennent alors des agents incontournables de la transition et peuvent mettre sur pied des mesures qui sont culturellement mieux adaptées aux besoins locaux204. Laura Arriaza et Naomi Roht-

Arriaza affirment à ce sujet que les réponses qui se déploient au niveau local face aux atrocités du passé garantissent « a comprehensive community-based approach that includes the opinions and ideas of those whose lives have been most directly affected »205. Alors que les mécanismes

étatiques de la justice transitionnelle sont construits autour d’acteurs spécifiques et s’intéressent à des types de crimes précis206, la justice transitionnelle locale peut être plus flexible et englober une

vision plus large de la violence et de ses conséquences207. L’intérêt envers ces mécanismes vient

à la fois d’une posture théorique, mais est aussi justifié par des raisons pratiques208. En effet, ces

201 Kieran McEvoy et Lorna McGregor, dir, Transitional Justice from Below: Grassroots Activism and the Struggle for Change, coll Human Rights Law in Perspective, Oxford, Hart Publishing, 2008.

202 Lorna McGregor, « International Law as a Tiered Process: Transitional Justice at the Local, National and International Level » dans Kieran McEvoy et Lorna McGregor, dir, Transitional Justice from Below: Grassroots

Activism and the Struggle for Change, Portland, Hart Publishing, 2008, 47-­‐‑73 à la p 48. 203 McEvoy et McGregor, supra note 199 à la p 3.

204 Ibid.

205 Laurel E Fletcher et Harvey M Weinstein, « Violence and Social Repair: Rethinking the Contribution of Justice to Reconciliation » (2002) 24 Hum Rts Q 573 à la p 638.

206 Nagy, supra note 185.

207 Laura Arriaza et Naomi Roht-Arriaza, « Social Repair at the Local Level: The Case of Guatemala » dans Kieran McEvoy et Lorna McGregor, dir, Transitional Justice from Below: Grassroots Activism and the Struggle for Change, coll Human Rights Law in Perspective, n°14, Oxford and Portland, Oregon, Hart Publishing, 2008, 143-­‐‑166 à la p 148. 208 Lundy et McGovern, supra note 183 à la p 274.

56 processus sont révélateurs des besoins et espoirs des survivants du conflit et de leur compréhension de la justice.209En s’appropriant le discours de la justice transitionnelle et des droits humains, les

acteurs locaux contribuent aussi à donner forme à la transition plus large qui se joue au niveau étatique et à résister à une récupération de ce discours à des fins purement cosmétiques ou pour préserver des intérêts politiques210. Catalina Diaz, qui analyse les stratégies locales déployées en

Colombie, le souligne en ces termes :

[T]ransitional justice discourses may be used as a strategy of resistance by civil society and communities affected by violence. In particular, the deployment of the truth, justice and reparations rights discourse has proved a powerful tool for such “players from below” in their struggle against impunity. Building alliances with international human rights networks and deploying these discourses, such actors have successfully shaped the terms of the debate at the national level. […] ‘Transitional justice from below’ gave such actors a language and framework to challenge a state- sponsored attempt to use transitional justice as a cover for a much more base political

accommodation.211

Parmi des efforts populaires de justice transitionnelle qui ont été étudiés, notons des musées communautaires alimentés et dirigés par des membres de communautés affectées par le conflit armé au Guatemala212, la formation de groupes de support pour les victimes du conflit armé

colombien menée par une association populaire de femmes213, la tenue de forums sociaux pour

redonner un sens de participation citoyenne aux victimes en Colombie214 ou encore un projet

communautaire de révélation de la vérité dans le Nord de l’Irlande215.

209 Arriaza et Roht-Arriaza, supra note 205 à la p 165.

210 La justice transitionnelle contient en effet une part importante d’indétermination. L’indétermination du droit consiste en son incapacité à fournir une seule réponse à un problème juridique donné. Voir Rémi Bachand, Les

subalternes et le droit international: une critique politique, Editions Pedone, 2018; Martti Koskenniemi, « The Politics

of International Law – 20 Years Later » (2009) 20:1 Eur J Intl L 7-­‐‑19; Jean Salmon, « Les notions à contenu variable en droit international public » dans Chaïm Perelman et Raymond Vander Elst, dir, Les notions à contenu variable en

droit, Bruxelles, Bruylant, 1984, 251-­‐‑268; En raison de son indétermination, la justice transitionnelle peut être utilisée stratégiquement par des acteurs politiques qui cherchent à imposer leur agenda et à préserver leurs intérêts. Voir Felipe Gómez Isa, « Retos de la justicia transicional en contextos no transicionales  : el caso español » [2010] Inter-American and European Human Rights Journal à la p 72.

211 Diaz, supra note 197 aux pp 214-­‐‑215.

212 Arriaza et Roht-Arriaza, supra note 205 à la p 158. 213 Diaz, supra note 197 aux pp 209-­‐‑213.

214 Ibid.

57 Réfléchir la justice transitionnelle depuis le bas est aussi essentiel lorsqu’on considère les attentes envers la justice transitionnelle pour les droits des victimes. Comme le précise Bronwyn Anne Leebaw, les buts ultimes de la justice transitionnelle seraient de « lutter contre le déni et l’impunité, d’élargir le dialogue et d’ouvrir un espace politique aux personnes auparavant marginalisées ou réduites au silence, et de soulager les émotions instables associées aux traumatismes et au désir de vengeance [notre traduction] ».216 En nous penchant sur les réponses

de justice transitionnelle produites par les victimes, il est possible de constater que ces alternatives contribuent à remplir ces objectifs de manière décentralisée. Et, plus important encore, ces réponses sont des expressions de la capacité politique des victimes de la violence à s’exprimer et à proposer des solutions. Comme le souligne Madlingozi, la justice transitionnelle ne doit pas simplement servir à réparer les victimes, mais aussi servir à les transformer en citoyens actifs et engagés :

as far as victims are concerned, the ultimate goal of transitional justice processes and interventions is not just to ‘heal’, compensate, and honour victims’ memories, but it is ultimately to contribute to the transformation of the political subjectivity of victims in ways that enable them to engage as active citizens, whose capacity to think, to speak, to act, and to revolt is acknowledged and

respected.217

L’objectif derrière cette approche n’est pas de discréditer les processus de justice transitionnelle étatiques, mais bien d’enrichir la discussion sur la justice transitionnelle en prenant en compte ce que les communautés affectées par la violence proposent, afin d’encourager leur participation et d’élargir le sentiment d’appartenance envers ces processus218. Nous verrons maintenant comment

la perspective du pluralisme juridique offre un ancrage théorique à cette approche, en permettant de reconnaître les initiatives de justice qui émanent et se déploient hors du cadre étatique.

216 Leebaw, supra note 169 à la p 98. 217 Madlingozi, supra note 146 à la p 209. 218 McEvoy et McGregor, supra note 199 à la p 5.

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II.   Le pluralisme juridique

A.   La mise à mal de l’idéologie du « centralisme juridique » : pour une image du droit