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Chapitre 3. Justice transitionnelle populaire : les stratégies alternatives pour la justice, la

C. Effets de la catégorisation juridique sur la réalité sociale : de levanton à disparition

Le fait d’avoir codifié de manière si exhaustive la pratique de la disparition forcée et d’être parvenu à créer un cadre légal adapté à la situation actuelle a des implications normatives qui vont au-delà des effets matériels concrets produits par l’adoption de la loi (nouveaux organes créés, budgets débloqués, etc.). D’abord, il n’est pas dit que la mise en œuvre de la Loi générale sera à la hauteur des espérances ni que la volonté politique suivra réellement les nobles intentions énumérées dans la loi. Cependant, d’un point de vue culturel et symbolique, l’adoption de cette loi marque un tournant dans la façon dont les disparus sont abordés collectivement au Mexique, ce qui a aussi une incidence sur leurs proches.

Au début de la Guerre au narcotrafic, les premières disparitions qui survenaient étaient communément appelées des levantones, du verbe levantar : lever. Ce mot provient du jargon des groupes criminels et a été repris abondamment par les médias. L’utilisation de ce mot pour décrire la pratique qui avait cours produisait aussi des effets symboliques : en étant repris du champ lexical des narcotrafiquants, il enlevait le caractère de victime à la personne l’associant à un suspect, la stigmatisant en la reliant au crime organisé342. Comme nous l’avons vu, tant les médias que les

agents de l’État appelés à enquêter sur les questions de disparitions contemporaines ont d’abord eu le réflexe d’associer les personnes disparus au monde du crime organisé, allant même jusqu’à

342 Marco Lara Klahr et Francesc Barata, Nota (n) roja: la vibrante historia de un género y una nueva manera de informar, Debate, 2009.

93 criminaliser leurs proches, renforçant le cycle de l’impunité. Même pour les proches des disparus, il a fallu un temps d’adaptation avant de dépeindre la soudaine disparition de leur être cher comme étant une « disparition forcée » au sens du droit international. Il a fallu tout un processus de gestion de ces expériences traumatiques, d’apprentissage de l’histoire régionale et d’appropriation de la catégorie socio-juridique pour qu’ils osent demander à l’État de rendre des comptes et de leur remettre leur proche en vie343. Avec l’adoption de la nouvelle loi, le phénomène contemporain des

disparitions dans le contexte mexicain, avec ses ambiguïtés et sa complexité, est abordé depuis la lentille des droits humains. On ne parle plus de levanton, reléguant ainsi les victimes au monde interlope et les déshumanisant, mais bien de disparition forcée, avec toute la charge émotive et politique qu’un tel terme comporte dans le contexte latino-américain. Le fait de créer le nouveau crime de disparition commise par des particulier agit aussi au niveau culturel, en singularisant cette forme particulière de violence et en envoyant le message qu’elle ne sera plus ignorée344. De cette

façon, la création normative produite par les proches des victimes contribue à lutter contre l’impunité et à paver la voie à ce que justice soit rendue. D’ici à ce que la mise en œuvre de la Loi

générale porte ses fruits, la cristallisation au sein d’une loi nationale du phénomène des

disparitions contemporaines et du rôle fondamental des proches permet, à tout le moins, de transformer la narration autour de la question des disparitions et de ceux qui sont laissés derrière. L’identité des disparus et de leurs proches s’en trouve transformée grâce au discours juridique, s’inscrivant dans un nouveau récit qui ne les dépeint plus comme des criminels indésirables, mais plutôt comme des nouvelles victimes d’un État terroriste. Ces nouvelles catégorisations permettent d’entrevoir des solutions qui étaient hors de portée, notamment en ouvrant la porte à des réclamations politiques de la part des victimes, légitimées par l’appareil législatif, qui leur reconnaît un statut et des droits à part. Et si l’État continue de faire la sourde oreille, l’appel à la solidarité internationale est facilité par cette identification des victimes contemporaines du narcotrafic aux victimes historiques des terrorismes d’État. Les réseaux d’activistes toujours

343 Rangel Lozano, supra note 56 à la p 88. 344 Merry, supra note 258 à la p 257.

94 existants dans le Cône Sud de l’Amérique latine, mais aussi à l’échelle planétaire, sont aussi sensibles à l’évocation de ces symboles forts.

La création normative des proches des disparus ne s’arrête toutefois pas à la production de normes en vue de leur codification dans les lois nationales. Comme nous l’avons vu, l’impunité est telle depuis les dernières décennies que les Mexicains peinent à croire réellement en la capacité de leur système de justice à rendre une quelconque forme de justice. Dans ce contexte, les proches des disparus de la Guerre au narcotrafic recourent à d’autres formes d’expression normative pour résister à la violence de masse et concrétiser, depuis le local, les objectifs de la justice transitionnelle : justice, vérité et mémoire. Dans la section suivante, nous porterons notre attention sur la contribution des proches des disparus à la production de vérité autour des disparitions, depuis le local. La décentralisation des sources de « vérité » autour de ce phénomène permet de décloisonner de nouveaux espaces des possibles, notamment en offrant un panorama plus juste du « monde qui est », pour reprendre les termes de Cover, duquel il est possible de mieux rêver « les mondes qui pourraient être ».

III.   Rendre visible l'invisible: production de vérité depuis les communautés de victimes

A.   Le droit à la vérité décentralisé : regard sur des mécanismes populaires de dévoilement de vérités autour des disparitions

Comme nous l’avons vu au chapitre 2, un des axes centraux de la justice transitionnelle consiste en la découverte de la « vérité » autour des violations graves des droits humains qui ont été commises, afin de permettre leur résolution. En droit international, le droit à la vérité est défini comme étant le droit autonome et inaliénable de connaître la vérité sur les événements passés relatifs à la perpétration de crimes odieux, ainsi que sur les circonstances et les raisons qui ont conduit à la perpétration de ces crimes. La mise en œuvre du droit à la vérité est considérée comme offrant une protection essentielle pour éviter que ces violations ne surviennent à nouveau. En effet,

95 connaître l’ampleur du mal perpétré, c’est aussi poser le socle d’une indignation partagée collectivement. Le droit à la vérité comporte une dimension sociétale et une dimension individuelle. Dans sa dimension individuelle, le droit à la vérité réfère au droit imprescriptible des victimes et de leurs proches de connaître la vérité sur les circonstances dans lesquelles les violations de droits humains ont été commises et de connaître le sort réservé à la victime. Ce droit comporte une dimension cathartique pour les victimes, car, pour certains survivants de crimes atroces, c’est en apprenant tous les détails à propos de ce qui a été commis qu’ils peuvent dépasser les traumatismes345. Selon les normes de droit international des droits humains, ce droit doit être

garanti, qu’une poursuite judiciaire ait été entamée ou non346. Dans sa dimension collective, le

droit à la vérité réfère au droit d’un peuple de connaître la vérité sur les événements passés347 et

est étroitement lié l’obligation d’un État de mener une enquête efficace à la suite d’une violation des droits humains348, contribuant ainsi à limiter l’impunité349. Dans plusieurs pays engagés dans

des processus de justice transitionnelle, ce travail de production de vérité se fait au moyen de procédés administrés par l’État, comme les commissions de vérité précitées, lors desquels les horreurs du passé font l’objet d’une enquête publique et sont révélés à l’ensemble de la société350.

Le concept du droit à la vérité s’est développé en grande partie à partir de l’expérience des disparitions forcées. Ce crime reposant sur la volonté par l’État de faire disparaître les victimes sans laisser de traces, l’émergence et la consolidation de mécanismes de rétablissement de la vérité ont été associées de près à la résolution de cas de disparitions forcées351. Par exemple, durant les

345 Priscilla B Hayner, Unspeakable Truths: Confronting State Terror and Atrocity, Psychology Press, 2001 à la p 2. 346 Rapport de Mme Diane Orentlicher, experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité - Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité, supra note 163, principe 4.

347 Ibid, art 2.

348 Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Étude sur le droit à la vérité, Doc off CDH NU, 62e sess, E/CN4/2006/91 (2006) au para 45.

349 Ibid au para 23.

350 Hayner, supra note 166; Borer, supra note 161.

351 Voir par ex Elisenda Calvet Martínez, Desapariciones forzadas y justicia transicional. La búsqueda de respuestas a través del derecho a la verdad, a la justicia y a la reparación., thèse de doctorat en droit, Universidad de Barcelona,

96 années 1980 à 1990, alors que plusieurs pays d’Amérique du Sud se sont engagés dans des transitions, passant de régimes autoritaires militaires à des démocraties civiles, des commissions de vérité ont été instaurées par les États pour faire la lumière sur les abus des régimes militaires, et se sont finalement concentrés sur la question des disparitions352. La notion de droit à la vérité

pour les victimes de disparition forcée a éventuellement été codifiée : la CIDF reconnaît à son article 24 le droit de toute victime de savoir la vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et les résultats de l'enquête, ainsi que le sort de la personne disparue. La CIDF prévoit aussi que les États parties doivent prendre les mesures appropriées pour la recherche, la localisation et la libération des personnes disparues et, en cas de décès, pour la localisation, le respect et la restitution de leurs restes. En dépit de ces avancées en droit international et malgré les expériences récentes sud-américaines, le droit à la vérité n’est nullement mis en œuvre par l’État mexicain, malgré les tentatives diverses des proches de disparus contemporains d’obtenir des informations.

Dans ce contexte, les associations de proches de disparus contemporains au Mexique ont mis sur pied des stratégies diverses pour faire la lumière sur les disparitions, sur les victimes et sur le sort qui leur a été réservé, ainsi que sur les causes systémiques permettant que de tels crimes soient commis. Reprenant les concepts de justice transitionnelle depuis le bas et de pluralisme juridique, nous postulons que ces stratégies alternatives peuvent être analysées comme étant un travail parallèle de production de vérités – multiples et décentralisées – qui permet de mettre la lumière sur les disparitions et de proposer des discours alternatifs à celui de l'État. Ces récits, construits à même les expériences traumatiques que vivent les proches des disparus,

primordial pour offrir des réponses et solutions aux victimes de disparitions forcées, plus particulièrement en permettant de faire la lumière sur le sort des personnes disparues et le lieu où elles se trouvent).

352 Par exemple, la commission Nunca Más instaurée en Argentine a permis de documenter 8 000 cas de disparitions forcées et d’ainsi révéler la vérité quant au modus operandi des forces de l’ordre et au sort réservé aux personnes disparues. De façon similaire, en Uruguay, peu de temps après la négociation d’un pacte qui avait mis fin à 11 ans de régime militaire, le gouvernement civil nouvellement créé avait mis sur pied en 1985 une commission sur les disparus. La Commission de vérité mise sur pied au Chili après la déroute de Pinochet en 1988 a aussi principalement abordé les disparitions. Voir Emilio Crenzel, La historia política del Nunca Más. La memoria de las desapariciones en la

97 participent à la création normative pour encadrer le phénomène des disparitions. En « faisant récit » grâce à leur travail de dévoilement de la vérité, ces proches confèrent une signification à une suite d’événements violents éparses, les rendant ainsi intelligibles pour eux-mêmes, mais aussi pour le public plus largement. Ces processus narratifs sont essentiels dans la production normative, permettant d’insuffler du sens à la violence vécue, et d’ainsi avoir une prise sur elle pour mieux postuler des mondes futurs idéalisés desquels il serait possible de la neutraliser. Nous aborderons deux études de cas qui permettent de témoigner de la diversité des stratégies de production de vérité depuis les communautés affectées par la violence au moyen d’un travail sur le terrain. La première concerne le travail des organisations de proches de disparus qui fouillent les décombres des fosses communes pour identifier les restes humains qui s'y trouvent et ainsi révéler le sort réservé à certains disparus; la seconde porte sur l’organisation de « caravanes des proches des disparus », des marches à travers le pays organisées par les familles des disparus pour rendre leur douleur et leur perte publiques et ainsi témoigner de son caractère systémique.