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Chapitre 3. Justice transitionnelle populaire : les stratégies alternatives pour la justice, la

A. La lutte pour la justice des proches des disparus de la Guerre au narcotrafic : production

Un exemple notoire de la façon dont les proches des disparus de la Guerre au narcotrafic sont parvenus à imposer leur récit des disparitions sur la scène étatique est le rôle central qu’ils ont joué dans l’adoption par l’État mexicain de la loi la plus exhaustive au monde en matière de lutte contre les disparitions forcées, en 2017300. Tel que discuté précédemment, le pluralisme juridique

299 Katherine O’Donovan, « The Subject of Human Rights: Abstract or Embodied? » (1995) 46:3/4 N Ir Leg Q 353 à la p 362.

82 nous permet d’aborder le droit en dehors du paradigme limitatif du centrisme juridique, et ainsi d’aborder la contribution d’acteurs locaux à la création normative. Au Mexique, les réseaux formés des proches de personnes victimes de disparition forcée illustrent, à cet égard, la capacité des « gens normaux » de façonner un régime normatif complexe et nuancé pour lutter contre la disparition forcée et faire reconnaître la singularité de cette pratique. Nous nous intéressons dans cette sous-section à leur rôle dans la production normative étatique, mais notre analyse ne se limitera pas au dialogue entre les proches des disparus et l’État. Nous souhaitons néanmoins démontrer comment les acteurs locaux peuvent être générateurs de normes, lesquelles peuvent se matérialiser dans la sphère étatique, alors qu’à d’autres moments, elles opèrent dans des sphères distinctes, ces mêmes sphères étant en relation les unes avec les autres. Toutes ces normativités intéressent indistinctement notre propos, dans la mesure où elles contribuent aux avancées de la justice transitionnelle en permettant à une communauté meurtrie par des années de violence de faire face à ce sombre legs et de semer les bases de mondes futurs alternatifs.

Afin de rendre compte de la participation des proches des disparus contemporains au Mexique dans la rédaction et l’adoption d’une loi nationale en matière de disparitions forcées, il convient d’abord de dire quelques mots sur la façon dont ces personnes se sont organisées dans les dernières années, d’abord sous formes de collectifs locaux301 et éventuellement sous une forme

coordonnée à l’échelle nationale. Le nombre d’organisations a connu un boom autour du début des années 2010, dans les régions les plus affectées par la violence d’abord (Nuevo León, Chihuahua et Coahuila), et maintenant à la largeur du pays302. Ces collectifs opèrent selon une méthodologie

horizontale303 : ils regroupent des personnes de tous azimuts, sans formation politique ou

301 La plupart des réseaux rassemblent les proches de disparus d’une même région, voire ville, au sein d’un État du Mexique.

302 Centro de Colaboración Cívica, El Movimiento por nuestros desaparecidos en México y su camino hacia la incidencia legislativa: La siembra colective, una apuesta por la esperanza, Ciudad de México, 2018 à la p 18. 303 À ce sujet, le témoignage d’une porte-parole du regroupement Víctimas por sus Derechos en Acción (VIDA) de l’État de Coahuila, au nord du Mexique, représente bien l’esprit des collectifs qui se sont multipliés à mesure que l’augmentation des cas de disparition à travers le Mexique s’est transformée en crise humanitaire. Le regroupement s’est formé après qu’une dizaine d’individus aient fait connaissance dans le cadre d’une conférence sur la portée des droits des victimes donnée par une autre association locale. Une fois leurs histoires et drames mis en commun, l’idée

83 organisationnelle particulière et sans capacité financière. Les disparitions faisant plus de victimes chez les jeunes hommes de classe moyenne-basse, la plupart des organisations sont formées de leurs parents ou partenaires. En 2015, une grande partie de ces organisations se sont regroupées au sein de l’organisation nationale appelée Movimiento por nuestros desaparecidos en México304.

Alors que ce mouvement regroupait à la base environ 35 collectifs formés de proches de disparus, aujourd’hui, plus de 60 collectifs sont membres du Movimiento, dont certains collectifs centre- américains, qui tentent de retrouver leurs proches disparus en transit migratoire sur le territoire mexicain305. L’idée derrière la formation de ce mouvement était de créer un groupe unifié qui

militerait pour l’adoption de lois pour lutter contre le phénomène des disparitions306. Cette idée

avait émergé à l’occasion d’une énième « rencontre nationale contre la disparition forcée », des forums tenus par des collectifs de familles, accompagnés d’organismes de défense des droits pour développer une stratégie unifiée de lutte contre la disparition forcée307. L’organisation

de se réunir pour poursuivre leur lutte a germé de façon naturelle. C’est seulement après la tenue de quelques réunions que la proposition de doter l’organisation d’un nom a surgi, de même que celle de nommer une porte-parole, illustrant le caractère spontané de cette organisation. Voir « Víctimas por sus Derechos en Acción “Grupo VIDA” » (30 août 2018), en ligne : Siglo TV <http://nwww.siglotv.com/siglotv/v24792.victimas-por-sus-derechos-en-accion-grupo- vida.html>.

304 Mouvement pour nos disparus au Mexique (notre traduction).

305 Parmi ces collectifs, notons les collectifs formés de proches des victimes suivants: Agrupación de Mujeres Organizadas por los Ejecutados, Secuestrados y Desaparecidos de Nuevo León, AMORES (Nuevo León); Asociación Unidos por los Desaparecidos (Baja California); Buscando a los Desaparecidos y Desaparecidas de Jalapa; Comité de Familiares de Personas Desaparecidas en México, “Alzando Voces” COFADDEM; Comité de Familiares y Amigos Secuestrados, Desaparecidos y Asesinados en Guerrero; Comité de Familias Migrantes Desaparecidos del Salvador COFAMIDE; Comité-Familias Unidas de Chiapas Buscando a Nuestros Migrantes “Junax Ko’otontik”, Desaparecidos de El Fuerte Sinaloa, Desaparecidos Justicia, A.C.; Desaparecidos Querétaro; Familiares de Desaparecidos y Desaparecidas de Xalapa, Familiares de Orizaba y Córdoba, Veracruz; Familiares en Búsqueda María Herrera, A.C.; Familiares organizadas con Red Mesa de Mujeres Chihuahua; Familiares organizados con Centro de Derechos Humanos Paso del Norte; Familias Unidas en la Búsqueda y Localización de Desaparecidos de Piedras Negras (Coahuila); Familias Unidas por Nuestros Desaparecidos Jalisco; Frente de Víctimas del Estado de Morelos; Fuerzas Unidas por Nuestros Desaparecidos en Coahuila (Fuundec); Fuerzas Unidas por Nuestros Desaparecidos en México – Región Centro; Fuerzas Unidas por Nuestros Desaparecidos en México (Fundem); Fuerzas Unidas por Nuestros Desaparecidos en Nuevo León (FUNDLN); Grupo V.I.D.A., Víctimas por sus Derechos en Acción (Coahuila); Justicia para Nuestras Hijas (Chihuahua); Los Otros Desaparecidos de Iguala; Madres Unidas; Movimiento por la Paz con Justicia y Dignidad; Personas Migrantes Desaparecidas de Guatemala; Plataforma de Víctimas de Desaparición en México; Red de Madres Buscando a sus Hijos, A.C.; Víctimas y Ofendidos del Estado de Morelos, A.C. 35; Voces Unidas por la Vida; Por Amor A Ellxs; Justicia para Nuestras Hijas, A.C.

306 « Movimiento por nuestros desaparecidos en México - Nosotros », en ligne : Movimiento por nuestros desaparecidos en México <https://sinlasfamiliasno.org/nosotros/>.

84 coordonnées des familles a été efficace, car le Movimiento a été au cœur la réforme législative qui a permis de mettre à jour la législation mexicaine en matière de disparitions forcées. Pour ce faire, les organisations membres du Movimiento ont mobilisé du soutien stratégique d’organisations internationales, comme le HCDH et le Comité international de la Croix-Rouge, et se sont impliquées dans l’entièreté du processus législatif, proposant des normes inspirées de leurs expériences et luttes sur le terrain308. Comme l’affirment les membres du Movimiento, l’adoption

d’un régime législatif pour encadrer la disparition n’est pas la solution unique au problème, mais l’adoption d’une loi permet de donner des meilleurs outils pour retrouver les disparus, ce qui est au cœur de la mission des proches des personnes disparues309.

En effet, la première garantie qu’un comportement reste impuni est qu’il ne fasse pas l’objet d’une infraction autonome dans la législation nationale310. L’article 4 de la CIDF prévoit d’ailleurs

que « [t]out État partie prend les mesures nécessaires pour que la disparition forcée constitue une infraction au regard de son droit pénal. »311. Au regard des obligations internationales du Mexique,

signataire de la CIDF, nous pourrions analyser l’adoption par le Mexique d’une loi contre les disparitions forcées dans une logique descendante, et ainsi voir comment les normes internationales ont été, en quelque sorte, imposées à l’État et aux acteurs locaux312. Cependant,

prenant pour point de départ la perspective de la justice transitionnelle depuis le bas et du

308 Pour un compte-rendu plus détaillé de l’implication du Movimiento por nuestros desaparecidos en México dans le processus législatif, voir Centro de Colaboración Cívica, supra note 299.

309 « Movimiento por nuestros desaparecidos en México - Introduccion », en ligne : Movimiento por nuestros desaparecidos en México <https://sinlasfamiliasno.org/introduccion/>.

310 À ce sujet, des politologues ont démontré que l’existence d’une loi nationale qui interdit les crimes contre l’humanité – ce qui inclut les disparitions forcées – double la probabilité que ces crimes soient poursuivis judiciairement et augmente les chances que leurs auteurs ne soient condamnés. Voir Mark S Berlin et Geoff Dancy, « The Difference Law Makes: Domestic Atrocity Laws and Human Rights Prosecutions » (2017) 51:3 Law & Society Review 533-­‐‑566.

311 Notons d’ailleurs que le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées avait recommandé au Mexique d’adopter une loi intégrale pour lutter contre les disparitions forcées dans son rapport de mission produit en 2013, après une visite au pays en 2011. Grupo de Trabajo de la ONU sobre las Desapariciones Forzadas o Involuntarias et al, Informe de Misión a México, Grupo de Trabajo de la ONU sobre las Desapariciones Forzadas o Involuntarias, México DF, Oficina del Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Derechos Humanos, 2013, en ligne : <http://www.hchr.org.mx/images/doc_pub/Informe_DesapForz_2aEd_web.pdf>.

85 pluralisme juridique, il est possible de changer notre perspective et d’aborder le rôle des acteurs locaux dans l’adaptation et la transformation de normes internationales en vue de leur adoption dans la législation nationale. Nous verrons maintenant quelles ont été les propositions normatives des collectifs formés des proches des disparus, et en quoi ces propositions reflètent leurs préoccupations, expériences et espoirs.

B.   L’apport des proches dans l’adoption d’une loi nationale en matière de disparitions