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Chapitre 3. Justice transitionnelle populaire : les stratégies alternatives pour la justice, la

B. Las rastreadoras : les mères des disparus à la recherche de dépouilles

Une des dimensions les plus cruelles du crime de disparition forcée est l’impossibilité qu’il engendre pour les proches du disparu d’ancrer leur douleur sur une certitude, et d’ainsi élaborer le caractère définitif de la perte de leur être cher, une étape nécessaire au deuil353. Cette incertitude

agit aussi sur la collectivité à laquelle appartient les proches des personnes disparues. Les réponses sociales normales de soutien face à la perte vécue dans une communauté donnée ne sont pas enclenchées et les rituels associés au deuil sont suspendus. Dans ce contexte, la quête de vérité devient le leitmotiv des proches des personnes disparues : retrouver leur être cher, mort ou vivant, devient une des rares façons d’élaborer psychologiquement la catastrophe sociale qu’ils vivent et de s’extirper de la situation liminaire dans laquelle ils se trouvent. En s’impliquant corps et âmes dans le processus de recherche, ils trouvent une voie dans laquelle rendre leur douleur productive

353 Diana Kordon, « Elaboración del duelo desde el punto de vista psico-social » dans Derechos Humanos, Salud Mental, Atención Primaria: Desafío Regional, II Seminario de la Región del Maule, Linares, 16, 17, 18, 19, coll

98 et sublimer leur énergie dans une tâche concrète, permettant d’échapper quelque temps aux scénarios morbides qui habitent leur esprit lorsqu’ils imaginent les mauvais traitements subis par leur proche. Cette mission centrale devient aussi l’axe autour duquel les liens familiaux s’organisent et se maintiennent après le drame354. Animées de ce besoin de découvrir la vérité

quant au sort réservé à leur proche et au lieu où il se trouve, des mères de disparus se sont organisées dans le nord du pays pour mener elles-mêmes les recherches. La singularité de leur méthode est qu’elles ne sont pas sur la piste des ravisseurs, mais plutôt à la recherche de fosses clandestines et de cadavres abandonnés, misant avant tout sur la récupération et l’identification des dépouilles pour mettre fin à l’incertitude. Nous postulons que les pratiques qu’elles développent à cette fin contribuent à révéler la vérité sur le sort réservé aux disparus, démontrant le rôle actif des citoyens dans la production du « droit à la vérité », plutôt que de « recevoir » passivement une vérité construite par l’État.

Contrairement aux disparitions emblématiques des années 70 et 80, la dissimulation des cadavres ne fait pas l’objet d’une politique planifiée par l’État mexicain et le destin probable de quantité de personnes disparues est de venir grossir l’une des centaines de fosses clandestines disséminées sur le territoire mexicain. C’est dans ce contexte que les organisations spontanées formées de proches des disparus contemporains du Mexique ont entrepris un travail spécialement risqué et audacieux : celui de partir à la recherche des fosses clandestines, armées de pelles et de bâtons, et de tenter d’y identifier les restes humains qui s’y trouvent. Parmi les organisations qui font ce travail, une des organisations pionnières, les Rastreadoras de El Fuerte de Sinaloa, dans l’État de Sinaloa, mérite que l’on s’y attarde. Ce collectif, formé essentiellement de mères et épouses de disparus, s’est formé après la disparition du fils d’une de ses membres, Mirna Medina, en juillet 2014. Son fils avait une histoire des plus communes : il aidait sa mère à vendre des savons et autres accessoires de voiture tout près d’une station-service dans la ville de El Fuerte. Un jour,

354 Ximena Antillón Najlis et al, Yo sólo quería que amaneciera: Informe de Impactos Psicosociales del Caso Ayotzinapa, Col Villa Coyoacán, Ciudad de México, Fundar, Centro de Análisis e Investigación AC, 2018 aux

99 de façon tout à fait imprévisible, il est disparu, après avoir été aperçu à bord d’une camionnette. Sa mère a d’abord cherché du soutien auprès des autorités, mais constatant qu’aucune recherche n’était menée, elle a commencé seule la tâche terrifiante de partir à la recherche de charniers pour retrouver les restes de son fils355. Après quelque temps, d’autres femmes se sont jointes à elle, et

elles se sont mises à fouiller les ranchos, espaces vacants et autres lieux suspects, en quête de cadavres qui y auraient été abandonnés356. Les membres de la communauté leur fournissent des

indices sur les lieux où il est possible que des fosses clandestines se trouvent, facilitant leur travail de recherche. Leur dur labeur porte fruits, puisqu’elles ont réussi à retrouver les restes de 178 personnes depuis le début de leur organisation, incluant le fils de Mirna Medina357.

La recherche des restes des personnes disparues détient un caractère symbolique et ritualisé qui encadre la mise en œuvre du droit de connaître la vérité quant au destin final de la personne disparue. Par exemple, les femmes commencent leur recherche par une prière afin que leurs proches reposent en paix. Les os qu’elles déterrent au fil de leurs fouilles sont « des trésors », qu’elles traitent avec le même respect et dignité que si c’étaient les restes de la personne qu’elles recherchent358. Lors des excavations, les femmes qui ont retrouvé leur proche portent un chandail

vert, et celles qui sont toujours à la recherche de leur proche portent un chandail blanc, symbolisant l’espoir359. De plus, elles filment en direct certaines de leurs fouilles au moyen de « Facebook

Live », afin de documenter les endroits où elles se trouvent et de se prémunir contre des attaques de groupes criminels360 Les femmes sont aussi devenues des expertes dans le domaine : elles ont

obtenu le support d’experts en anthropologie et archéologie médico-légales et ont même aidé

355 Ruben Rivera, « Desaparecidos en México: la historia de “las rastreadoras” y “guerreras” que buscan entre la tierra a sus hijos », Univision Noticias (2 juin 2019), en ligne : Univision Noticias <https://www.univision.com/noticias/america-latina/desaparecidos-en-mexico-la-historia-de-las-rastreadoras-y- guerreras-que-buscan-entre-la-tierra-a-sus-hijos>.

356 Hector Guerrero, « Las rastreadoras de El Fuerte de Sinaloa », El País (9 avril 2018), en ligne : El País <https://elpais.com/elpais/2018/04/07/videos/1523121128_291654.html>.

357 Rivera, supra note 352.

358 Cristina Gómez Lima, « Las Rastreadoras de El Fuerte pondrán orden en Sonora » (22 janvier 2018), en ligne : Crónica Sonora <http://www.cronicasonora.com/las-rastreadoras-en-sonora/>.

359 Rivera, supra note 352. 360 Ibid.

100 d’autres collectifs à se mettre sur pied dans d’autres États du pays, et ont participé à des fouilles à l’extérieur de Sinaloa361. Par ces démarches inlassables, elles créent des rituels nouveaux

permettant d’élaborer un travail de deuil, alors même que leur sont niées les conditions normales pour se faire.

Par ce travail, les Rastreadoras participent activement à la recherche de vérité quant au sort des disparus, de même qu’à la mise en œuvre du droit à la vérité. Non seulement elles parviennent à retrouver des corps, mais elles documentent aussi une partie du modus operandi derrière les disparitions, en révélant l’existence de fosses clandestines. Elles démentent ainsi les versions suggérées par les autorités officielles de qui elles ont d’abord cherché l’aide : leur proche a bel et bien été victime d’un crime, qui aurait dû faire l’objet d’une enquête officielle. Ainsi, les

Rastreadoras et les autres collectifs attelés à la même tâche à travers le pays contestent le

monopole de l’État mexicain d’agir comme seule source de vérité crédible sur les disparus. Par leurs recherches parallèles, ces groupes alimentent un discours décentralisé sur les disparitions et révèlent l’existence d’une réalité beaucoup plus complexe, mise en évidence par la découverte de cadavres bien réels. Le droit à la vérité prend dès lors une dimension toute autre que celle proposée par l’État mexicain : face à une « vérité historique » trompeuse et fallacieuse, les proches des disparus opposent le droit de révéler les histoires de ces ossements venus grossir les charniers disséminés dans le pays, révélant ainsi leurs priorités et besoins.

Ce droit à la vérité mobilisé et mis en œuvre par les victimes elles-mêmes répond à une fonction individuelle et collective. Individuelle, en ce qu’elle permet aux familles qui retrouvent le corps de leur proche de fermer le cycle des doutes ravageurs pour entamer un cycle de deuil, tout en offrant aux familles encore dans l’incertitude des alternatives à la subjectivation de leur perte. Collective, en ce qu’elle contribue à donner un visage aux disparus et à mieux comprendre

361 Amalia Escobar, « Rastreadoras: Buscan en la tierra a desaparecidos », El Universal (28 janvier 2018), en ligne : El Universal <https://www.eluniversal.com.mx/estados/rastreadoras-buscan-en-la-tierra-desaparecidos>.

101 le sort réservé à une partie de ces 60 000 personnes disparues. Tant que les personnes sont disparues, il est difficile de même comprendre ce qui est survenu et de mettre des mots sur leur situation. Or, aucun de ces 60 000 disparus ne s’est volatilisé : ils se trouvent tous en un lieu réel, où ils ont été amenés à la suite d’actions concrètes menées par des gens qui continuent probablement d’opérer. Tant que l’impunité perdure et que les informations sur le sort de ces disparus sont occultées, il ne sera pas possible de découvrir les motifs et les acteurs impliqués dans cette crise humanitaire. Révéler une partie de la vérité derrière les disparitions permet d’ouvrir une brèche dans les processus d’occultation qui contribuent à l’impunité. Le fait que ce droit à la vérité provienne des victimes permet de réaliser un processus de justice transitionnelle depuis le bas, rendant une forme de justice locale.