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Chapitre 3. Justice transitionnelle populaire : les stratégies alternatives pour la justice, la

B. Mémoires intimes, drame collectif

Au Mexique, le drame des disparitions forcées s’opère dans un contexte où la violence débridée agit en roi et maître, imposant le silence et la terreur sur la population. Le spectacle des corps démembrés et exposés au matin sur les voies publiques, le recours à la torture, la mutilation et la disparition participent toutes, comme modalités de terreur, à faire taire quiconque ne marche pas au pied et perturbe le contrôle qui cherche à s’établir sur les territoires soumis à des luttes de pouvoir. La peur, le silence et l’oubli vont de pair dans cette machinerie infernale : résister, c’est

108 s’exposer à des représailles pouvant être fatales372. Néanmoins, en dépit du danger, les proches des disparus œuvrent à commémorer l’humanité des victimes qui se cachent sous les statistiques et à récupérer ainsi leur dignité. C’est en se souvenant de ces victimes, destinées à rester invisibles, que les proches des disparus conjurent l’oubli et réactivent leur mémoire. Certaines de ces stratégies mémorielles ont pris la forme de projets artistiques, qui agissent à la fois comme sites de construction de mémoire et comme vecteurs de transmission de cette mémoire. Dans une société marquée par la violence, la représentation artistique de l’indicible et de la barbarie permet de libérer de l’oubli les destins brisés par cette violence, jouant une fonction sociale cruciale. La commémoration des disparus par leurs proches, à travers des projets artistiques participatifs, contribue à la justice transitionnelle depuis le bas, en agissant comme foyers mémoriels alternatifs permettant d’inscrire ces destins isolés dans une histoire collective qui doit rester active pour éviter sa répétition. Nous nous intéressons ici aux projets qui sollicitent les mémoires intimes des disparus : leur trajectoire, leurs aspirations, leurs rêves, leur univers. Ce travail de mémoire, qui semble relever de la sphère privée, est pourtant constitutif d’une mémoire collective des disparitions : ces récits, mis à bout, contribuent à tisser la trame du drame collectif qui se joue au pays. Cette narration des destins individuels, transmise par les œuvres artistiques, évoque la brutalité des disparitions et l’inhumanité d’un crime qui aspire les vivants dans un espace-temps hors d’atteinte.

La première initiative que nous soulignons émane d’une organisation locale du nord du Mexique qui regroupe des femmes réunies politiquement pour les exécutés, séquestrés et disparus de l’État de Nuevo Leon : l’Agrupación de Mujeres Organizadas por los Ejecutados, Secuestrados

y Desaparecidos de Nuevo León (Grupo Amores). En collaboration avec l’organisme de droits

humains Ciudadanos en Apoyo a los Derechos Humanos cette organisation a recueilli en 2015 des

372 Il suffit de penser aux parents de disparus assassinés en représaille à leur combat pour retrouver leur enfant disparu: voir à ce sujet Paris Martínez, « Ellas y ellos son las madres y padres asesinados por buscar a sus hijos desaparecidos »,

Animal Político (15 mai 2017), en ligne : Animal Político <https://www.animalpolitico.com/2017/05/madres-padres-

109 témoignages, diffusés dans un livre intitulé Te seguiré buscando… historias de vida de personas

desaparecidas373. L’idée derrière la rédaction de ce livre était de raconter les histoires de 20 personnes qui ont été victimes de disparition forcée dans la ville de Monterrey. Les histoires sont écrites depuis la plume des mères, sœurs et filles des personnes disparues, qui tentent d’immortaliser le récit de vie de leur proche374. Par ce geste d’amour envers leur être cher, ces femmes puisent à même leur mémoire intime pour raconter des détails de sa vie, afin qu’il ne sombre dans l’oubli. Par exemple, les femmes se remémorent leur accouchement, les caractéristiques uniques de leur enfant, sa personnalité, ses traits de caractère et ses aspirations. Ici, le travail de mémoire permet de garder présents les disparus, de remémorer leur singularité afin de rappeler que derrière chaque silhouette de disparu se trouve l’histoire d’une existence humaine. Le fait que ce groupe, composé de femmes, propose de commémorer ainsi leurs disparus, en faisant appel à la mémoire la plus intime, puisant à même l’expression des affects et des émotions, rappelle la posture féministe à l’effet que le privé est politique. L’évocation de ces souvenirs intimes et personnels est plus qu’un appel à l’émotion : elle permet à ces femmes, dépossédées de leur histoire familiale par une violence inédite et perverse, de se réapproprier leur subjectivité et de l’inscrire dans un récit qu’elles se réapproprient et exposent publiquement par le biais de l’art. Ces récits se dressent et s’opposent au silence et à la peur imposés par la chape de plomb de la violence ; ils rendent la vie possible à nouveau, en défrichant des espaces où reconstruire et dignifier les liens détruits par la catastrophe sociale de la disparition.

L’autre action de construction de mémoire qui attire notre attention met l’accent, cette fois, tant sur la mémoire des disparus que sur l’histoire de leur recherche menée par leurs proches. Cette initiative a pris la forme d’un collectif artistique coordonné par l’artiste Alfredo López Casanova et intitulé « Les traces de la mémoire ». L’idée derrière ce collectif est de documenter les histoires des individus qui sont partis à la recherche de leurs disparus, ainsi que les processus de recherche

373 Je continuerai à te chercher… histoire de vie de personnes disparues.

374 « Presentación del libro: “Te Seguiré Buscando…” » (14 décembre 2015), en ligne : Ciudadanos en Apoyo a los Derechos Humanos, A.C. (CADHAC) <http://cadhac.org/presentacion-del-libro-te-seguire-buscando/>.

110 et de lutte qu’ils ont dû élaborer. Ces personnes, que le combat a mené aux quatre coins de leur ville, région, état, ou même du pays entier, ont aussi des histoires singulières qui méritent d’être rassemblées et racontées. Elles sont donc invitées à offrir une paire de chaussures, qui symbolisent le chemin parcouru, sur les semelles desquelles est gravé le récit de la personne recherchée : son nom, le jour de sa disparition, les responsables de cette disparition, ainsi qu’un message d’amour et d’espoir. Les proches sont ensuite invités à donner leur avis sur la signification que prend pour eux les termes « marcher et chercher ». Les semelles sont ensuite peintes selon l’issue de la recherche : les semelles sont vertes pour les gens qui continuent de rechercher leur être cher ; noires pour ceux dont l’être cher a été retrouvé mort ; et rouge, finalement, pour les gens qui ont été assassinés dans le cadre de leur combat pour retrouver leur proche375. Tant les personnes disparues dans le cadre de la Guerre sale que celles disparues dans le contexte de la guerre au narcotrafic participent au collectif. Le projet a fait l’objet de nombreuses expositions, incluant au musée Casa de la Memoria Indómita (la maison de la mémoire insoumise) situé dans la capitale du Mexique, et à l’international. Bien que la volonté derrière le projet n’ait pas émergé directement des proches des personnes disparues, leur participation et leurs histoires en sont l’épicentre. De plus, il montre une sensibilité de la communauté artistique à l’égard des revendications et des luttes des proches des disparus. En documentant leur combat, ce projet permet de reconnaître le rôle primordial joué par les proches des disparus et rappelle, de façon bouleversante, les risques auxquels ils s’exposent en menant cette lutte.

Les deux initiatives artistiques invoquées permettent de mettre en lumière des stratégies alternatives pour commémorer la catastrophe sociale de la disparition. Jouant toutes deux sur les registres du privé et du public, elles donnent la parole aux proches des disparus qui sont appelés à témoigner des effets dévastateurs de la disparition, tout en documentant, par le fait même, l’absence de réponse institutionnelle adaptée de la part de l’État. Ces stratégies permettent, depuis le local, de construire des mémoires populaires et décentralisées des événements traumatiques

375 « Huellas de la Memoria » (10 mai 2013), en ligne : <https://www.facebook.com/pg/huellasmemoria/about/?ref=page_internal>.

111 grâce aux récits de ceux qui en ont été le plus affectés et qui portent en eux et sur eux les stigmates et les cicatrices. Leurs voix sont ainsi immortalisées et continuent de résonner pour les autres victimes de la violence d’État. La mémoire historique se construit par ces récits individuels et intimes et permet l’interaction entre le présent, le passé et le futur : le présent duquel les victimes se remémorent ce passé traumatique, afin de donner vie au futur, qui comporte la dimension d’intentionnalité collective376. Cette mémoire collective construite par les victimes résulte donc de

cette récupération des faits passés dans un travail complexe, non linéaire et plurivoque, de narration qui permet d’intégrer de façon constructive le bien et le mal. À partir de cette dimension éthique, la mémoire permet de construire un sens historique d’appartenance collective, à partir duquel le devenir local peut s’élaborer. Cette relation dialogique entre les dimensions passée, présente et futur du temps social que permettent les récits mémoriels contribue à l’élaboration normative autour du phénomène des disparitions, en solidifiant le socle de la communauté de laquelle s’exprime des représentations du monde futur.

C.   Politisation du phénomène des disparitions contemporaines : les disparitions comme fil