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CHAPITRE 4 Représentations et pratiques de la décision collective

2. Prise de la décision collective

2.2. Le statut ambigu du principe majoritaire

Au sein du processus d'Umfrage que nous venons d'évoquer, les positions exprimées par chacun des protagonistes étaient formellement appelées des votes. Ceux-ci différaient cependant très fortement de la pratique du vote telle qu'elle a été institutionnalisée par la démocratie. Dans le cadre de l'Umfrage, les différents votes étaient toujours susceptibles d'être modifiés en fonction des rapports de force et afin de ne pas empêcher la réalisation de l'unanimité. Il n'y avait donc pas un temps d'argumentation suivi d'un temps de vote : argumentation et vote étaient confondus327

. Ce procédé laisse apparaître un rapport complexe avec le principe majoritaire. Il faut néanmoins souligner une différence dans les pratiques des collèges des princes et des villes d'une part et de celui des électeurs d'autre part. Dans les deux premiers, le grand nombre de participants rendaient très difficile l'obtention effective de l'unanimité. Cependant, on ne procédait pas à un décompte des

325 « Trier : Das gemainer stendt bedencken stehe, die articul samenthaft zu beratschlagen. Achten sie für unrathsam,

sonder besser, ainen articul nach dem andern furzunemen […]. Pfalz : Acht gemainer stend bedencken auch unfruchtbar und besser, den proceß und modum nach ordnung der proposition anzugreifen. Sachsen : wie die puncten in der proposition oridinirt und furtragen, also solten sie furnemen und ainner nach dem andern rathsamlich zu erledigen […]. Brandeburg : Vergleich sich mit Sachsen. Mainz : Das die handhabung bei dem ersten articul der religion angefangen und also forthin ainer nach dem andern underschiedlich furgenomen und erledigt werden, des seien sein kfl. Gn. mit den andern ainig. », RTAJR 19 [1547-1548], p. 321.

326 Voir Rosemarie AULINGER, Das Bild..., op. cit. p. 230-231.

327 André KIRSCHER, « Inszenierung und Verfahren auf den Reichstagen der Frühen Neuzeit. Das Beispiel der Städtekurie und ihres politischen Verfahrens » in Jörg PELTZER, Gerard SCHWEDLER, Paul TÖBELMANN (dirs.), Politische Versammlung und ihre rituale..., op. cit., p. 181-205, p. 190.

voix, ou exceptionnellement seulement328

. Il s'agissait bien davantage de faire apparaître au cours du processus une « majorité évidente » à laquelle tous devaient ensuite se rallier329

. Lorsque les résultats d'un collège étaient transmis aux autres ou à l'Empereur, ils apparaissaient ainsi comme une décision unanime, l'expression de votes minoritaires étant totalement proscrite à la fin du processus330

. Une nouvelle fois, c'est la Bulle d'Or de 1356 qui avait posé les fondements de ce principe. Fixant le déroulement de l'élection du roi des Romain par le collège des sept princes- électeurs, elle ordonnait en effet qu'« après qu'ils [les princes-électeurs] – ou que la majorité d'entre eux – ont voté [...], ce vote doit être tenu et rendu public comme s'il avait été fait unanimement et sans voix discordante331

». Ironiquement, alors que cette disposition de la Bulle d'Or s'appliquait aux électeurs, seuls à disposer du droit d'élire le roi des Romains, c'est dans le collège électoral de la Diète qu'elle était la moins appliquée. En effet, le nombre réduit des électeurs rendait l'obtention de l'unanimité tout à fait possible. Il en résultait que lorsqu'une divergence d'opinion survenait parmi eux, les électeurs étaient moins résolus à abandonner leur point de vue et à se ranger derrière la position majoritaire. C'est par exemple ce qui se produisit en 1546 à Ratisbonne. L'électeur de Saxe, principal adversaire de l'Empereur, mais aussi le comte palatin du Rhin, qui venait de rejoindre la ligue de Smalkalde, se montraient hostiles aux électeurs catholiques et au camp impérial. L'impossibilité de s'accorder sur la réponse à la « proposition » amena le chancelier de l'archevêque de Mayence à proposer « que si les votes du collèges des princes-électeurs ne pouvaient pas être harmonisés, on transmette au collège des princes les différents votes, en particulier pour les affaires religieuses332 ».Cette proposition suscita toutefois la remarque, consignée dans le protocole, du représentant de l'électeur palatin que « l'on n'avait jamais auparavant transmis au collège des princes des votes divergents et que cela était une chose nouvelle333

». Si le principe majoritaire était donc plus implanté au sein du collège des princes et de celui des villes, il n'en était pas moins contesté par les protestants pour tous les sujets qui touchaient la religion. Ce fut même dans cette dénonciation du principe majoritaire qu'ils acquirent ce nom :

328 Voir Barbara STOLLBERG-RILINGER, Das Heilige Reich...,op. cit., p. 45.

329 Voir André KIRSCHER, « Inszenierung und Verfahren... », op. cit., p. 191 : « Das vormoderne Majoritätsprinzip

wurde nicht in ein technisch geeignetes Verfahren übersetz, sondern beruhte auf einer " offenbaren " Mehrheit ».

330 Ibid., p. 191 et Albrecht LUTTENBERGER, « Reichspolitik und Reichstag unter Karl V. : Formen zentralen politischen Handelns » in Alfred KOHLER et Heinrich LUTZ, Sieben Beiträge..., op. cit., p. 18-68, p. 28.

331 « Nachdem sie oder ihre Mehrheit [...] gewählt haben, muß eine solche Wahl gehalten und anerkannt werden, als

wäre sie von ihnen allen einmütig und ohne Gegenstimme vollzogen worden » in Wolfgang FRITZ, Die Goldene Bulle Kaiser Karls IV. vom Jahre 1356, Monumenta Germaniae Historica, Weimar, 1972, p. 52.

332 « Wo man sich der vota im chrufurstenradt nit vorglichen, das man die vota unterschiedlich dem furstenradt

referirt, sonderlich in religionsachen », RTAJR 17 [1546], p. 277.

Dès 1529, les États acquis à la Réforme protestent contre les décisions de la majorité catholique de la diète de Spire en termes non équivoques : « Et le plus grand nombre ne comptera ni n'aidera, car chacun doit consentir séparément, notamment parce que les questions concernent la conscience et le salut de chacun […]. Dans ce qui concerne l'honneur de Dieu et nos propres vies éternelles et salut, chacun doit comparaître et témoigner pour lui- même devant Dieu, et ainsi personne ne peut s'excuser en prétextant des décisions d'autrui, minoritaires aussi bien que majoritaires. » Tout au long du siècle, les États protestants ne cessent de combattre dans les mêmes termes le principe de la causa fidei […]334.

Le statut du principe majoritaire à la Diète était donc ambigu à plus d'un titre. Officiellement reconnu par la Bulle d'Or et attesté comme mode de décision par certains recès de la fin du XVe et du début du XVIe siècle335

, il se heurtait à l'idéal d'unanimité d'une part et à l'opposition des protestants sur les questions religieuses d'autre part. Ce n'est que par la fiction du ralliement spontané de la minorité à la majorité qu'étaient partiellement résolus ces conflits. On peut dire avec André Kirscher que le principe majoritaire fonctionnait de manière dissimulée à la Diète, et que l'on prenait grand soin de ne jamais laisser apparaître de vainqueurs ou de perdants aux débats336

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