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Le statut d’œuvre d’art attribué par le spectateur 47

Chapitre  2   -­‐ Les conséquences de la contemplation d’une œuvre d’art sur les

5. Le statut d’œuvre d’art attribué par le spectateur 47

ses activations cérébrales. Les résultats indiquent que le jugement du « beau », quel que soit la forme d’art, active le cortex orbito frontal, alors qu’il est question du cortex moteur devant des peintures jugées « laides ».

L’étude de Ishizu & Zeki (2011), qui a approfondi ces travaux, en utilisant les mêmes outils d’investigation, montre que le sentiment esthétique de beauté est objectivé lors de la perception d’image d’œuvres picturales et par l’écoute de musique. Dans leur recherche conduite sur 21 sujets, les résultats soulignent l’implication des deux supports artistiques utilisés qui se trouvent être des vecteurs favorables à la satisfaction esthétique de l’expérience subjective. Les œuvres musicales et les œuvres picturales jugées belles vont susciter une activation identique, celle du cortex orbito frontal. Par ailleurs, plus les sujets apportent un jugement de valeur s’approchant du beau et plus cette activation est manifestée que ce soit lors la perception de peintures ou en situation d’écoute musicale.

5.  Le  statut  d’œuvre  d’art  attribué  par  le  spectateur      

5.  1.  La  théorie  structurelle  et  la  théorie  individualiste  de  l’art    

Bullot, Casati, Dokic et al. (2005) distinguent deux théories de l’art et le jugement du spectateur face à une œuvre d’art : la « théorie structurelle » et la « théorie individualiste ». D’après la première, les artistes créent un objet artistique dans le but de partager : une intention créatrice, une émotion ressentie, une idée... Que ce soit le créateur de l’œuvre ou son spectateur, chacun d’entre eux va appréhender l’objet en fonction de son appartenance socio- culturelle. Pour comprendre une œuvre d’art de façon adaptée, il faut que le spectateur ait une connaissance du contexte social et historique de l’œuvre. Sans cela, l’œuvre ne peut être analysée et évaluée à sa juste valeur. La théorie structurelle suit ainsi une approche culturelle de l’art et stipule que le jugement d’une œuvre est réservé aux spécialistes du domaine. La théorie individualiste, quant à elle, conçoit l’artefact artistique comme un objet qui suscite en premier lieu les processus cognitifs du spectateur. L’analyse d’une œuvre est « universelle ». Un spectateur, quel que soit son appartenance socio-culturelle et ses connaissances dans le domaine de l’art, est capable de se construire une opinion d’une œuvre et de l’évaluer. La théorie individualiste suit une approche cognitive de l’exposition artistique. Elle étudie le sujet pensant au cours d’une expérience esthétique hautement subjective.

5.  2.  L’approche  cognitive  et  psychologique  du  jugement  artistique  

Pour définir ce qu’est une œuvre d’art non pas dans le monde de la culture mais selon l’approche cognitive, il faut ainsi se reposer sur l’échelle individuelle et aux patterns de l’enaction. Selon Borillo (2010), c’est au spectateur à qui revient la tâche de juger un artefact artistique et de lui attribuer potentiellement le statut d’ « œuvre d’art ». Ce jugement va nécessairement avoir pour répercussion de conférer un statut au créateur, tel que celui d’ « artiste ». Le jugement est hautement lié à l’expérience esthétique (Borillo, 2010).

5.  2.  1.  Les  opérations  visuelles  impliquées  dans  l’appréciation  et  le  jugement    

Pour porter un jugement artistique lors d’une expérience esthétique face à une œuvre plastique, De Maere (2014) expose trois opérations visuelles qui se déroulent chez le spectateur, en suivant un ordre chronologique. La première, représente un point de vue attribué à l’œuvre qui se construit par la perception de l’œuvre dans sa globalité. La seconde, est accompagnée de la perception de ses différentes parties et de ses composants. La troisième opération visuelle est une combinaison de ces deux opérations ‘’Tout-Parties’’ qui abouti à « une appréciation critique de notre perception » (De Maere, 2014, p. 103). Ce modèle renvoie à la partie explicative du cheminement physico-chimique vers la représentation d’une œuvre d’art évoquée dans les travaux de Kesner en 2014.

5.  2.  2.  Les  différents  types  de  jugements  attribués  à  une  œuvre  d’art

Les artistes semblent appréhender le jugement du spectateur porté envers l’œuvre et cette inquiétude est encore plus marquée quand ils ont eu connaissance que le spectateur est un novice de l’art d’après Genin, Leroux, Lontrade, et al., (1995). Trois types de jugements artistiques peuvent être attribués à une œuvre d’art (Genin et al., 1995, p. 8) : le jugement de réalité, de relation et de valeur. Le « jugement de réalité » repose sur deux composantes possibles : le spectateur va juger l’œuvre dans sa globalité ou un de ses éléments en revendiquant qu’elle i) appartient ou non à un état de chose du monde réel (cette œuvre « existe » déjà), ii) est mise en lien ou non, avec un concept, « un objet de pensée » (e. g., lorsque le spectateur pense que l’œuvre va introduire un mouvement artistique). Le

« jugement de relation » quant à lui démontre un lien entre l’œuvre et un concept sans jamais se prononcer sur l’existence ou non de ce concept. Enfin, le « jugement de valeur » fait référence à une dimension axiologique, une norme. C’est le cas lorsque le spectateur exprime un jugement normatif par l’affirmation de la beauté de l’œuvre.

5.  2.  3.  La  perception  d’une  œuvre  d’art  :  le  jugement  de  valeur  et  l’appréciation  esthétique  

La beauté suscite un jugement certes « subjectif mais universel », comme le décrit Kant dans

La critique de la faculté de juger (Pépin, 2013). Alors que le jugement du beau est

l’expression d’une collectivisation normative, l’appréciation esthétique exprime une personnification du jugement esthétique (e. g., « j’aime bien », « je trouve que c’est joli »). On différencie ainsi le jugement de l’appréciation esthétique cependant, ils sont liés (Reber, Schwarz & Winkielman, 2014). Une distinction entre l’appréciation et le jugement esthétique est constatée notamment dans le discours de l’individu qui partage ses ressentis (actes expressifs) lors de la perception visuelle de l’art et du beau. En effet, alors qu’il sera capable de décrire ce qui est plaisant pour lui et ses préférences, il sera au contraire en grande difficulté pour exposer au fond ce qu’il entend par « c’est beau » (Citot, 1999 ; Lemarquis, 2012). Dans la production de l’acte assertif descriptif « c’est beau », à valeur de constat, l’individu évalue la valeur esthétique de l’élément (Aujaleu, 1997) selon son contexte culturel et le rapport qu’il a entretenu jusqu’à présent avec l’art (De Maere, 2014). Le jugement artistique est ainsi fortement lié aux expériences singulières du spectateur de l’œuvre (Eustache, Eustache, Laisney, Desgranges & Platel, 2014).

« Les productions artistiques sollicitent sans aucun doute chez le receveur la mise en relation

de l’expérience perceptive immédiate avec son histoire personnelle et le jugement esthétique correspond à notre capacité de porter un jugement sur la valeur personnelle que nous accordons à une œuvre particulière. » (Eustache, Eustache, Laisney et al., 2014, p. 384)

Lors de l’expérience esthétique partagée, la subjectivité du jugement paraît fréquemment accompagnée de la production verbale d’un constat normatif du beau. Le partage des ressentis, des croyances et des pensées (e. g., « je trouve ça beau ») témoigne d’une personnification de la relation avec l’élément esthétisé comme celle avec l’art visuel. L’expérience du beau dans le domaine de l’art semble par conséquent favorable au

développement des interactions avec l’environnement, qu’il soit social ou culturel, et ses composants.

5.  2.  4.  L’implication  pluri-­‐modale  de  fonctions  psychologiques  lors  de  l’évaluation  esthétique    

 

De nombreuses variables interviennent dans le jugement et les appréciations esthétiques d’une œuvre comme son appartenance culturelle, les processus mentaux liés à cette expérience, le contexte de l’œuvre ou encore sa dimension symbolique. Les préférences esthétiques impliquent notamment une composante cognitive et ont une dimension émotionnelle importante (Eskine, Kacinik & Prinz, 2012 ; Leder, Belke, Oeberst & Augustin, 2014). Borillo (2010) liste les nombreuses variables qui interviennent dans le jugement artistique. Une œuvre sera estimée différemment selon le traitement individuel et « la charge

émotionnelle qu’elle induit, (l)es conditions de sa découverte, (l)es réminiscences mnésiques qu’elle suscite, (le) décryptage symbolique auquel chaque individu procède, consciemment ou non, en face de l’œuvre... Et enfin en tenant compte de cette caractéristique partiellement ancrée dans la sensorialité mais reconstruite mentalement » (Borillo, 2010, p. 15).

Le contexte de l’œuvre a également une forte influence sur l’expérience esthétique, sur le sentiment de beauté éprouvé et sur les processus mnésiques mobilisés dans la tâche de perception (Borillo, 2010 ; Eustache, Eustache, Laisney et al., 2014).

Les jugements artistiques d’une œuvre d’art lors d’une expérience perceptive sont liés aux caractéristiques spécifiques du produit observé tel qu’il est décrit lors de la seconde étape du modèle de Leder et al. (2004), évoqué précédemment. La perception d’une œuvre d’art suscite ainsi la reconnaissance et l’interprétation de ses formes symboliques (Changeux, 1994, 2000, 2008 ; Vigoroux, 1993). La tâche de reconnaissance, basée en mémoire sémantique est implicite (Tulving, 1995). Elle est liée à la perception de ses caractéristiques spécifiques (formes, matières, couleurs, taille, texture...). Le traitement de l’œuvre ne sera pas identique selon le type d’œuvre (figuratif ou abstrait) perçu, visuellement, et aura des répercussions sur les processus mnésiques du spectateur. L’étude d’Ishai, Scott & Pepperel (2007) montre en effet que les œuvres abstraites qui sont par conséquent composées de représentations indéterminées, sont moins bien rappelées que celles figuratives après un délai d’exposition de huit jours. L’étude trouve de fortes similitudes avec la théorie du double codage et les travaux

menés sur le codage visuel de dessins figuratifs ou contenant des représentations ambiguës abordées précédemment (partie 3. 2). Dans l’étude d’Ishai, Scott & Pepperel (2007), deux tâches ont été proposées aux participants. La première est une tâche de reconnaissance lors de d’une première exposition à des œuvres figuratives et abstraites. Les sujets devaient mentionner si les éléments perçus leurs étaient familiers. La seconde, vise le recueil du jugement esthétique devant chacune des peintures. Les résultats de la première exposition indiquent que, contrairement aux œuvres figuratives, moins d’éléments familiers sur les œuvres abstraites sont identifiés et que celles-ci suscitent moins d’attrait. Par ailleurs, il apparaît que le temps de latence pour exprimer un jugement suscité par la perception de l’abstraction est plus long comparé à celui engagé devant des peintures figuratives.

L’œuvre d’art contemplée est ainsi un réceptable de nombreuses fonctions psychologiques du spectateur (imagination, connaissances générales, expression de la subjectivité, jugement, émotions, processus mnémoniques impliqués...) adjoint de la composante phylogénétique du développement de l’art.

La contemplation d’œuvre d’art est codée sur le plan génétique (Changeux, 2010) depuis les premières apparitions de l’art chez les hominidés. L’expérience artistique est le produit d’une pulsion artistique et représentationnelle de l’être humain. Quel que soit la période de création, les artistes font de l’art et font ‘bouger’ les phénomènes psychologiques des spectateurs. L’art a traversé toutes les époques, toutes les civilisations et toute la sophistication neurologique mises en place au fil de l’évolution. L’activité de perception d’une œuvre artistique est inscrite ainsi chez tout être humain de manière génétique mais également épigénétique (Changeux, 2010). Une perception esthétique de l’art provoquée est nourrie culturellement et va potentiellement devenir une source de l’activation de la mémoire épisodique, faisant ressurgir les souvenirs stockés suite aux expériences personnelles du spectateur.

La contemplation d’œuvres d’art, est ainsi une activité favorable à l’éveil de différentes facultés cognitives, psycho-affectives et sociales du spectateur. Il semble par conséquent important de connaître celles qui sont mobilisées dans un contexte de fragilisation par la maladie d’Alzheimer que nous présentons maintenant par un extrait d’une situation qui sera développée dans la partie 3. La recherche expérimentale qui y sera exposée vise notamment à recueillir les jugements esthétiques de sujets atteints ou non de la maladie d’Alzheimer lorsqu’ils sont face à des œuvres d’art et de design dans un jardin à visée thérapeutique ou

devant des photographies de sculptures, de peintures et de mobiliers exposés dans des musées. Or, qu’on soit atteint ou non de la maladie d’Alzheimer, devant une œuvre d’art (ou tout type de référent comme des objets, des pensées d’autrui, etc.), donner son jugement brut tel qu’on le ressent à un individu qui nous le demande va engendrer une réserve de nos pensées. Cette relation est vécue par l’individu comme inégalitaire. En effet, dans cette situation (ou dans tous types de tâches expérimentales visant le recueil d’un jugement), l’expérimentateur a l’image qu’il a : 1. le rôle de diriger la tâche (e. g. lors des conversations pendant ou après une promenade artistique, lors des épreuves d’évaluation cognitive, thymique et émotionnelle), 2. davantage de connaissances que le sujet lui-même sur la tâche et son contexte (des promenades, du jardin et ses contenants, des locaux). Le participant à la recherche va ainsi interagir avec prudence avec l’expérimentateur pour différentes raisons qui peuvent être de politesse ou de respect par exemple. Le sujet va avoir par conséquent des réserves pour exprimer franchement ce qu’il pense (ici des œuvres artistiques que l’expérimentatrice lui montre). Il va alors exprimer ses pensées en les minimisant. La minimisation des pensées va suivre alors différentes manières comme l’emploi de modaux, de conditionnels (e. g., « peut- être qu’on pourrait penser que...», « les gens pensent surement que... »).

Une conversation qui nous donne un exemple à l’évaluation d’une œuvre et à la minimisation du partage des jugements est celle conduite avec Mme A, atteinte d’une maladie d’Alzheimer au stade modéré, qui observait une sculpture en bronze représentant un oiseau stylisé par l’artiste (Chapitre 7, partie 4.). Mme A est prudente dans ses jugements qu’elle partage à l’expérimentatrice. La minimisation est interprétée comme un acte indirect et implicite en vertu des pratiques de Grice (1979) : « on pourrait croire ».

Le discours de Mme A portait sur la représentation de la sculpture : un « oiseau » en assertant que l’œuvre n’est pas bien représentative de l’espèce puisqu’il « manque plus que le bec ». Lors d’une seconde promenade, des précisions ont été ajoutées en produisant l’expression verbale d’un rappel mnémonique des situations sociales, inscrit en mémoire épisodique (« ben on l’a dit la dernière fois ») lorsque l’expérimentatrice l’invite à regarder à nouveau la sculpture. La requête d’action de l’interlocutrice lui suggère de façon directe de poser un regard sur la sculpture et indirectement de transmettre un jugement. Le jugement s’élaborera de façon prudente en raison de la position inégalitaire. Mme A ne va pas par conséquent, décrire une évaluation brutale de l’œuvre. Un chercheur qui cherche à comprendre et à modéliser l’évaluation esthétique se doit de prendre en compte le contexte de l’évaluation et du jugement. L’environnement d’évaluation esthétique peut être chargé d’affects ayant un

impact central dans l’expérience esthétique intra et/ou inter-individuelle.

Dans cet exemple, la situation dialogique représente une expérience critique de l’art au cours de laquelle Mme A évalue l’œuvre sur un mode indirect (Grice, 1979). Mme A interprète les formes symboliques de l’œuvre et expose un jugement en déployant son intelligence sociale et communicationnelle : elle minimise le transfert de ses pensées pour ne pas heurter les interactions. Cette action latente montre une conservation des compétences communicationnelles dans lesquelles s’expose normalement l’évaluation esthétique en situation d’interactions.