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L’efficacité esthétique d’une œuvre d’art : le beau et le plaisir 42

Chapitre  2   -­‐ Les conséquences de la contemplation d’une œuvre d’art sur les

4. L’efficacité esthétique d’une œuvre d’art : le beau et le plaisir 42

« Pour distinguer si une chose est belle ou non, (...) nous la rapportons par l’imagination

(peut-être liée à l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir et de peine de celui-ci. »

L’œuvre d’art peut être décrite comme appartenant aux « Beaux-Arts ». Sous ce terme, sont regroupés l’architecture, les arts plastiques et graphiques voire la musique, la danse, la littérature et la poésie. La notion de « Beaux-arts » met en évidence l’efficacité esthétique qui caractérise une œuvre d’art (Changeux, 2010 ; Talon-Hugon, 2016).

« Lorsque, avec l’invention de la catégorie nouvelle de « beaux-arts », la beauté devient la

valeur centrale de l’art, le plaisir devient une valeur centrale de l’expérience des œuvres. »

(Talon-Hugon, 2016, p. 345).

Il semble difficile, même pour les spécialistes de l’esthétique, de répertorier de façon exhaustive les référents du beau et de définir succinctement le concept. Dans les dictionnaires contemporains le beau est synonyme d’harmonie suscitant une admiration, un plaisir, un bien- être ou encore une satisfaction. Les définitions du « beau » sont étroitement liées aux concepts de « bien » et de « bon ». D’après Maslow (2008), l’esthétique est un besoin fondamental des êtres humains. Selon l’auteur, la quête du beau se manifeste dans toutes les cultures, particulièrement chez les enfants, et existerait depuis des milliers d’années avec les premières créations des hominidés. L’être humain agit ainsi dans de nombreuses tâches artistiques ou ordinaires en suivant son besoin esthétique. La présentation d’un plat avec la disposition minutieuse des aliments ou encore le souci d’employer les bons mots et des « beaux » mots dans un discours témoigne du besoin esthétique sous-jacent dans des activités naturelles et quotidiennes (Maslow, 2008).

Les êtres humains éprouvent également le besoin de rendre leur environnement beau et vont rechercher à le décorer pour se sentir bien, quel que soit les composants de l’aménagement. En référence à certains quartiers dans les milieux urbanisés, les habitants habillent l’environnement extérieur de street art ou de compositions artistiques (e. g., art d’assemblage d’objets en situation d’obsolescence retrouvés dans certains bidonvilles). L’art semble être articulé autour de la dimension de plaisir tant chez le concepteur que chez le spectateur : le plaisir éprouvé lors de la création et le plaisir ressenti dans une expérience esthétique réceptive (Talon-Hugon, 2016).

Or, si le beau est une des caractéristiques majeures de l’art, sa conception n’est pas toujours guidée dans une volonté de représenter une dimension de beauté ou d’harmonie. Le Cri d’Edvard Munch ou Guernica de Pablo Picasso reflètent davantage l’intention de partager une émotion ou une idée que l’expression d’un sentiment subjectif de beauté. En regardant Le Cri,

le spectateur ressent le sentiment partagé. Il saisit ainsi l’essence émotionnelle matérialisée dans la peinture. Dans le champ de l’enaction, le spectateur éprouve une certaine satisfaction à vivre l’expérience. Selon Aristote, celle-ci le conduit à l’acquisition de nouvelles connaissances et à vivre une expérience singulière de perception visuelle. Ce serait par conséquent, ces deux entités (la connaissance et la perception visuelle) qui susciteraient une émotion de joie liée à la contemplation artistique (cité par Simha, in Bernard, Gefen & Talon- Hugon, 2016). Les émotions négatives transmises et ressenties lors de la perception d’une œuvre d’art n’aboutissent pas in fine à un déplaisir chez le spectateur. La personne qui contemple une œuvre d’art teintée d’émotions à valence négative (e. g., la surprise négative, la peur, le dégoût, la tristesse) n’éprouverait cependant pas un déplaisir d’en avoir été le témoin. Le concept de « joie tragique » étudié par Nietzsche met en lumière la satisfaction esthétique ressentie au cours d’une expérience artistique sombre (Simha, in Bernard, Gefen & Talon-Hugon, 2016). Certaines œuvres, telles que des tragédies théâtrales, engendrent chez l’observateur un plaisir éprouvé d’être face à la scène, quelque soit le type d’émotion transmis par l’œuvre (ayant un caractère agréable ou non) et quelque soit la thématique de l’œuvre (Simha, in Bernard, Gefen & Talon-Hugon, 2016).

Talon-Hugon (2016, p. 347) synthétise l’implication des « (dé)plaisirs complexes de l’art » en différenciant trois composantes de l’émotion : « 1) les plaisirs et les déplaisirs suscités par les

contenus de l’œuvre (lorsque l’œuvre a un contenu), 2) ceux qui naissent de l’expérience esthétique 3) ceux liés à la dimension artistique de l’œuvre. ».

4.  1.  Le  beau    

Trois courants se sont distingués pour définir le beau (Reber, Schwarz, Winkielman, 2004 ; Sherman, Grabowecky, & Suzuki, 2015). Dans le premier, le beau est lié aux caractéristiques spécifiques de l’œuvre (e. g. la symétrie, l’harmonie des proportions, des couleurs). Les chercheurs ont tenté de mettre en évidence les caractéristiques spécifiques des œuvres qui contribuent au sentiment de beauté (e. g., Gombrich, 1995). Dans le second courant, l’idée dominante postule que tout élément peut être jugé beau car il dépend de la subjectivité du spectateur. Le jugement du beau va, dans ce cas, fortement dépendre du contexte culturel et historique où l’œuvre est perçue (Kubovy, 2000 ; Tatarkiewicz, 1970). Enfin, Le troisième courant, ne reflète ni les dimensions d’objectivité, ni de subjectivité. Ce qui est estimé beau est lié aux interactions entre le spectateur et l’œuvre lors d’une expérience singulière (Garden,

1985 ; Merleau-Ponty, 1964). Le beau est ici associé aux processus cognitifs et affectifs mobilisés lors de l’expérience esthétique (Reber et al., 2014).

4.  2.  L’efficacité  esthétique  d’une  œuvre  d’art  :  le  plaisir    

Devant une œuvre d’art, la perception du produit artistique peut procurer une certaine satisfaction chez le spectateur, une « efficacité esthétique » (Changeux, 2008). Contempler une œuvre d’art est une expérience subjective du beau liée à un sentiment esthétique. Ce sentiment est un plaisir ressenti qui abouti à un état de satisfaction (Aujaleu, 1997 ; Changeux, 1994 ; Citot, 1999 ; Morin, 2016 ; Vigoroux, 1993). Au delà de ce critère, le beau fait du bien (Lemarquis, 2012). Les relations avec le beau témoignent du caractère bienfaisant de percevoir de belles choses, critère qui se trouve pleinement lié à la notion du « bon ». L’association des concepts du « beau » et du « bien » est retrouvée depuis les premières études philosophiques réalisées telles celles d’Aristote, de Kant ou de Saint Augustin.

La conjonction des notions du « bien » et du « beau » a été proposée par Thomas d’Aquin. La beauté suscite de son point de vue un plaisir immédiat depuis un élément qui est vu dans un contexte précis. Les dimensions du « beau » et de « plaisir » ont été également étudiées par Aristote, Saint Augustin et Kant pour comprendre les liens de causalité entre ces deux dimensions (Talon-Hugon, 2015). Dans le domaine de l’art, Talon-Hugon (2015), rapporte que « Bentham nommait la « dimension de valeur » des plaisirs, qui est fonction de sept

critères : l’intensité, la durée, la certitude, la proximité, la fécondité, la pureté et l’étendue (1811, Théories des peines et des récompenses). Les meilleures œuvres seraient alors celles qui cumulent le plus grand nombre de ces caractères » (Talon-Hugon, 2015, p.345).

La satisfaction, en lien avec la beauté, n’est cependant pas réservée à l’art. La beauté peut trouver son origine dans des éléments naturels ou inanimés qui sont esthétisés par le spectateur (Aujaleu, 1997 ; Morin, 2016 ; Zeki, 2014). Les éléments esthétisés, quelqu’en soit leur nature, représentent l’objet d’étude de la neuroesthétique (Nadal et al., 2015). L’étude de Zeki et al. (2014) montre que le sentiment esthétique peut être ressenti face à de l’immatériel comme devant certaines équations réalisées par des mathématiciens professionnels. La beauté éprouvée est ainsi fortement liée au vécu et à l’expérience subjective dans l’ici et le

maintenant de la perception. La beauté subjective serait indépendante des caractéristiques propres de l’objet et se trouve intrinsèquement liée à l’expérience passée de l’observateur.

4.  3.  Le  beau  en  neuroesthétique  

Le point de vue neuroscientifique émet l’idée selon laquelle le beau est à l’origine d’une satisfaction. Les vecteurs du beau sont traités dans des aires spécialisées et activeront des systèmes de récompense dans le système limbique (De Maere, 2014). L’œuvre esthétisante contemplée active l’amygdale, structure spécifique des expériences émotionnelles (De Maere, 2014 ; Di Dio, Maculaso & Rizzolati, 2007). Le jugement esthétique est quant à lui, traité dans une autre partie du cortex (Lemarquis, 2012 ; Kawabata & Zeki, 2004; Ishizu & Zeki, 2011). L’étude sur l’impact du jugement esthétique d’œuvres d’art visuel renforce particulièrement l’hypothèse selon laquelle la tâche du jugement esthétique implique une activation plurimodale de processus perceptifs et psychologiques (cognitifs, thymiques, émotionnels...) (Boccia et al., 2016 ; Di Dio & Gallese, 2009) qui ne mobiliserait pas par conséquent une unique région (Boccia et al., 2016 ; Cela-Conde & Ayala, 2014 ; Vartanian & Skov, 2014).

L’expérience esthétique de beauté devant des œuvres d’art picturales a été objectivée scientifiquement en imagerie fonctionnelle par l’activation d’un réseau neuronal spécifique (Ishizu & Zeki, 2011 ; Jacobs, Renken & Cornelissen, 2012 ; Jacobsen, Schubotz, Höfel & Cramon, 2006 ; Ke‐Tsung, 2003, 2007, 2010 ; Kawabata & Zeki, 2004 ; Zaidel, 2010 ; Zeki, 2014). Le beau sera traité lors d’une expérience subjective, dans une zone spécifique du cortex médio orbito frontal, la zone A1, quel que soit la nature du support vecteur de beauté (Zeki, 2014). Kawabata & Zeki (2004) avaient déjà objectivé dans leur étude menée auprès de 10 sujets, que la perception artistique suscite une activation dans des cortex différents selon les jugements esthétiques attribués à une œuvre picturale. Les sujets ont eu pour tâche de regarder sur ordinateur des peintures abstraites et figuratives (ces dernières représentant le genre humain, paysager et une nature morte) et de leur donner une note de 1 à 10 correspondant à trois classes de jugement : laid, neutre et beau. Les œuvres ont ensuite été à nouveau présentées au cours d’une imagerie par résonance magnétique fonctionnelle afin de comparer les activations cérébrales induites par celles jugées belles, neutres ou déplaisantes. Fait important, pour chaque sujet, c’est le jugement personnel exprimé au cours de la

première phase expérimentale qui a déterminé le classement des œuvres lors du traitement de ses activations cérébrales. Les résultats indiquent que le jugement du « beau », quel que soit la forme d’art, active le cortex orbito frontal, alors qu’il est question du cortex moteur devant des peintures jugées « laides ».

L’étude de Ishizu & Zeki (2011), qui a approfondi ces travaux, en utilisant les mêmes outils d’investigation, montre que le sentiment esthétique de beauté est objectivé lors de la perception d’image d’œuvres picturales et par l’écoute de musique. Dans leur recherche conduite sur 21 sujets, les résultats soulignent l’implication des deux supports artistiques utilisés qui se trouvent être des vecteurs favorables à la satisfaction esthétique de l’expérience subjective. Les œuvres musicales et les œuvres picturales jugées belles vont susciter une activation identique, celle du cortex orbito frontal. Par ailleurs, plus les sujets apportent un jugement de valeur s’approchant du beau et plus cette activation est manifestée que ce soit lors la perception de peintures ou en situation d’écoute musicale.

5.  Le  statut  d’œuvre  d’art  attribué  par  le  spectateur      

5.  1.  La  théorie  structurelle  et  la  théorie  individualiste  de  l’art    

Bullot, Casati, Dokic et al. (2005) distinguent deux théories de l’art et le jugement du spectateur face à une œuvre d’art : la « théorie structurelle » et la « théorie individualiste ». D’après la première, les artistes créent un objet artistique dans le but de partager : une intention créatrice, une émotion ressentie, une idée... Que ce soit le créateur de l’œuvre ou son spectateur, chacun d’entre eux va appréhender l’objet en fonction de son appartenance socio- culturelle. Pour comprendre une œuvre d’art de façon adaptée, il faut que le spectateur ait une connaissance du contexte social et historique de l’œuvre. Sans cela, l’œuvre ne peut être analysée et évaluée à sa juste valeur. La théorie structurelle suit ainsi une approche culturelle de l’art et stipule que le jugement d’une œuvre est réservé aux spécialistes du domaine. La théorie individualiste, quant à elle, conçoit l’artefact artistique comme un objet qui suscite en premier lieu les processus cognitifs du spectateur. L’analyse d’une œuvre est « universelle ». Un spectateur, quel que soit son appartenance socio-culturelle et ses connaissances dans le domaine de l’art, est capable de se construire une opinion d’une œuvre et de l’évaluer. La théorie individualiste suit une approche cognitive de l’exposition artistique. Elle étudie le sujet pensant au cours d’une expérience esthétique hautement subjective.