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La perception d’œuvres d’art dans la maladie d’Alzheimer 87

Chapitre  4   – La prise en soins de la maladie d’Alzheimer et ses interventions

4. La perception d’œuvres d’art dans la maladie d’Alzheimer 87

4.  1.  Liens  à  la  culture  et  vieillissement      

Les enquêtes menées en 1973 et 1988 par la Fondation nationale de Gérontologie (1993) pour le ministère de la culture que nous venons de présenter ont également fait un état des lieux des visites des lieux artistiques fréquentés ( musées, monuments historiques, expositions de peinture ou de sculpture et galeries d’art) selon le niveau socio-culturel et le genre des visiteurs (Paillat, 1993). En 1988, les personnes qui ont actuellement entre 68 et 89 ans et plus, étaient nombreuses à avoir déjà été dans un musée et/ou face à un monument historique (tableau 2). Ces résultats sont expliqués par la politique de démocratisation des lieux culturels qui a vu le jour à cette époque.

Tableau 2 : Les sorties « beaux arts – patrimoine » en 1988 (en %) (Issu de Paillat, 1993)

Ont au cours de leur vie visité un des lieux suivants

40-59 ans a 60-69 ans b 70 ans et + c

Musée H 77 76 73 F 75 74 72 Monument historique H 79 76 74 F 72 72 65 Exposition de peinture ou de sculpture H 51 49 41 F 57 47 40 Galerie d’art H 41 39 35 F 45 35 29

Notes : Tranches d’âge en 1988 et sa correspondance en 2017 : a 40-59 ans (1988) : 69-88 ans (2017) ; b 60-69 ans (1988) : 89-98 ans (2017) ; c 70 ans et plus (1988) : 99 ans et plus (2017).

Les enquêtes menées ont permis, au-delà de quantifier la fréquentation de ces lieux artistiques, de mettre en exergue la différence de comportements des individus interrogés. Le pourcentage de personnes qui n’avaient jamais été dans un espace d’exposition artistique est faible (tableau 3).

Tableau 3 : Les exclus des sorties « beaux -arts – patrimoine » en 1988 (en %) (Issu de Paillat, 1993)

40-59 ans a 60 et + ans b

Hommes 13 16

Notes : Ne sont jamais entrés dans un musée, un monument historique, une galerie d’art, une exposition de peinture ou de sculpture. Tranches d’âge en 1988 et sa correspondance en 2017 : a 40-59 ans (1988) : 68-88 ans (2017) ; b 60 et + ans (1988) : 89 – et + ans (2017)

Le lien entre le niveau d’études, l’âge et le genre des individus qui n’avaient jamais visité un lieu culturel tel qu’un musée a été également étudié (monument historique, galerie d’art, exposition de peinture ou de sculpture). Les individus non diplômés, représentaient la proportion la plus importante de l’échantillon. Les femmes plus jeunes sans qualification (âgées à l’époque entre 49 et 59 ans) étaient plus nombreuses que celles plus âgées (de 60 ans et plus) à n’avoir jamais fréquenté d’espaces culturels. Chez les hommes de même niveau socio-professionnel, cette différence n’était cependant pas reflétée au cours des âges.

Une disparité des fréquentations des lieux culturels selon le niveau d’étude des individus est également constatée. Cependant, la fréquentation des lieux artistiques restait assez constante avec le temps (de 1973 à 1988). Les musées et les expositions temporaires attiraient de plus en plus d’individus avec l’avancée en âge (tableau 4).

Tableau 4: Evolution des buts de sorties « beaux-arts – patrimoine » (en %) (Issu de Paillat, 1993)

40-59 ans a 60 ans et + b 1973 1988 1973 1988 Exposition H 24 23 15 18 F 18 31 14 17 Monument H 38 33 24 24 F 34 31 19 23 Musée H 27 30 19 24 F 29 34 18 22 Aucun lieu H 52 51 66 62 F 55 50 67 64

Notes : Tranches d’âge en 1988 et ses correspondances en 2017 : a 40-59 ans (1988) : 69-88 ans (2017) ; b 60 ans et + (1988) : 89 ans et + (2017).

A l’heure actuelle, les personnes entre 69 et 88 ans, étaient à cette époque plus nombreuses à fréquenter les galeries d’art et les expositions temporaires que les personnes plus âgées (tableau 4). L’attrait envers des espaces réservés à l’art, au-delà de la multiplication de ces derniers à cette période (e. g. musées, lieux d’expositions), est lié au niveau d’étude plus élevé pour cette génération et aux activités artistiques qui se sont développées dans le milieu scolaire durant leur enfance. Avec l’avancée en âge, les participations à une sortie culturelle se sont avérées plus courantes. De façon plus globale, une augmentation des sorties culturelles

concernait 38% des personnes interrogées en 1973 et 48% quinze années plus tard (Paillat, 1993).

Les enquêtes publiées par la fondation nationale de gérontologie offrent un aperçu du lien que les personnes âgées actuelles ont entretenu avec la perception d’œuvres artistiques. Il apparaît que l’art et les lieux culturels sont connus pour la majorité d’entre elles.

Solliciter des expériences perceptives des sujets dans un environnement associant l’art et la nature contribue à aborder des thématiques conversationnelles qui pourraient être recommandées comme objet intermédiaire à la conversation (Yzoard, et al., 2017). L’objet frontière hautement culturel (ou naturel dans un contexte végétalisé) réuni les acteurs et consolide les liens sociaux (patients, soignants, aidants...). Les interactions favorisent des échanges qui mobilisent un potentiel rappel mnémonique, soutien de la conversation. Celui-ci est basé et structuré chronologiquement selon la forme de mémoire mobilisée (des expériences personnelles, des connaissances générales, de connaissances collective du patrimoine artistique, architectural, culturel...) La méthode employée modélise également les processus émotionnels liés aux réminiscences partagées.

4.  2.  Impact  des  expériences  dans  le  domaine  perceptif  de  l’  art  visuel  :  les  jugements  et  la   mémoire  implicite  des  personnes  atteintes  de  la  maladie  d’Alzheimer  

Dans les secteurs de soins ou d’hébergement, des ateliers créatifs sont proposés aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer à des fins occupationnelles ou thérapeutiques. Les ateliers de création artistique en art-thérapie portent sur des thématiques diversifiées : la poésie, la danse et le mouvement, la musique et le chant, le théâtre et également les arts visuels (e. g., peinture, modelage, dessin). Les bienfaits des activités artistiques sont observés cliniquement notamment sur les troubles du comportement (Beard, 2012 pour une revue). L’expression artistique représente en effet, une source favorable au bien-être, au développement des liens sociaux et contribue à stimuler les processus cognitifs et attentionnels (Ehresman, 2014 ; Levebvre des Noettes, 2006 ; Sudres, Roux, Laharie, Fournière & Collectif, 2004).

Au-delà de ces approches « actives », d’autres interventions psychosociales davantage « réceptives » sont proposées aux patients Alzheimer à différents stades d’évolution. Elles reposent sur différentes entrées sensorielles par l’écoute de musique, de poèmes ou par la

perception de spectacles ou d’œuvres d’art (Eekelaar, Camic & Springham, 2013 ; Mangione, 2013 ; Platel, 2011a-b ; Platel & Groussard, 2014 ; Zeisel, 2010). L’association Artists for

Alzheimer’s (ARTZ) propose ainsi des interventions culturelles en organisant des sorties aux

musées afin que les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer aient la possibilité de maintenir leur lien avec l’art et la culture (Basting, 2009 ; Zeisel, 2010). Le contact avec l’art chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, semble constituer une entrée de plaisir et paraît apporter bien plus qu’une simple distraction ou une tâche occupationnelle. Des auteurs ont ainsi cherché à comprendre les effets de la perception d’œuvres d’art dans un contexte de handicap cognitif lié à la maladie. Des études menées chez les patients Alzheimer montrent des capacités préservées pour juger une œuvre d’art (Graham, Stockinger & Leder, 2013 ; Halpern et al., 2008 ; Lemarquis, 2012 ; Platel & Groussard, 2014).

 

En France, Lemarquis (2012) a évalué les goûts esthétiques des patients atteints de la maladie d’Alzheimer dans le domaine de l’art visuel. Il s’est inspiré d’une large enquête, conduite sur un échantillon représentatif de la population française. Les jugements et les appréciations artistiques de 15 œuvres d’art cotées dans le milieu artistique (peintures, sculptures, photographies et porcelaines) ont été recensés. Les résultats montrent une tendance d’inhibition reflétée par des difficultés pour partager un jugement personnel. La consigne était d’énoncer une réponse dichotomique en oui/non, devant chacune des œuvres perçues sur photographie, reflétant un éventuel jugement de valeur normatif (constat éventuel du beau : « c’est beau » versus « ce n’est pas beau ») et d’appréciation personnelle (le sujet aime versus n’aime pas l’objet artistique). Par ailleurs, Les résultats mettent en évidence que le jugement du beau n’est pas nécessairement associé à une appréciation. Les œuvres qui ont suscité le moins d’attrait étaient celles abstraites ou fortement stylisées comme l’œuvre Balloon flower de Jeff Koons.

Basé sur cette large enquête, une tâche de jugement artistique a été proposée à 30 sujets atteints de la maladie d’Alzheimer aux stades léger à sévère sur leur lieu de suivi (Lemarquis, 2012). Devant huit images d’œuvres présentées dans l’enquête, les patients ont eu pour tâche de classer ces images selon leurs préférences, des plus appréciées aux moins appréciées. Les préférences pour le groupe Alzheimer ont été en faveur de l’œuvre de Jeff Koons, qui n’avait pas suscité l’attrait de l’ensemble de la population générale. L’étude a permis également de montrer des différences d’appréciations selon le stade de sévérité de la maladie.

Une seconde tâche a été proposée à ces patients. Il s’agissait de classer des photographies représentant un paysage marin familier, proche du lieu d’expérimentation, un paysage de

montagne, deux photographies d’animaux domestiques et deux photographies de jeunes acteurs. Les préférences du groupe Alzheimer ont été en faveur du paysage marin familier, puis celles des animaux et du paysage de montagne. La référence culturelle régionale semble avoir eu un rôle déterminant dans leurs préférences esthétiques.

 

Deux études d’Halpern, Ly, Elkin-Frankston et O'Connor (2008) ont évalué les préférences artistiques d’œuvres picturales d’un groupe de sujets atteints de la maladie d’Alzheimer et d’un groupe contrôle apparié. Leurs recherches (Halpern et al., 2000, 2008) sont considérées comme les études princeps des jugements esthétiques dans la maladie d’Alzheimer. Seize participants (score moyen au MMSE évalué à 22,4/30) ont été inclus dans la première étude. Dans la seconde, 22 sujets (MMSE moyen : 22,0) ont participé. Les résultats mettent en évidence que les préférences artistiques des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ne changent pas dans un intervalle de temps de deux semaines. Dans les deux études, la tâche demandée était de classer 24 peintures figuratives, « quasi-figuratives » (soit stylisées) et abstraites des plus appréciées aux moins appréciées. Les résultats montrent des similitudes entre les Témoins et les sujets Alzheimer. Ces derniers, à des stades léger à modéré de la maladie, sont également capables de réaliser cette tâche en ordonnant les peintures selon leurs appréciations. Par ailleurs, la stabilité des préférences artistiques est retrouvée dans les deux groupes. Ces études soulignent également l’absence de corrélation entre le type d’art présenté et la stabilité des préférences esthétiques.

La seconde étude a été adjointe d’une tâche de reconnaissance lors de la seconde visite. Dans un ensemble de 16 peintures, les sujets devaient désigner les huit œuvres qu’ils avaient perçues deux semaines auparavant. Les auteurs rapportent les performances des sujets Alzheimer qui sont parvenus à reconnaître plus de la moitié des peintures. Les résultats montrent que leurs compétences sont liées à un apprentissage implicite en mémoire à long terme. Les réponses ont été choisies selon les auteurs ‘par défaut’, lié à la tâche de réponse en choix forcé qui impose de produire une réponse, même en cas d’incertitude. Les réponses apportées des sujets Alzheimer n’ont pas mobilisé le rappel des informations contextuelles de la situation d’encodage en raison de leurs déficits mnésiques. Chez le groupe témoin, l’effet plafond des performance n’est pas présent : un tiers des œuvres n’ont pas été reconnues.

L’étude de Graham, Stockinger & Leder, 2013, inspirée de celle d’Halpern et al. (2008), a testé sur 18 sujets Alzheimer aux stades léger à modéré (MMSE moyen : 15,56) appariés. La procédure a été similaire à celle suivie dans l’étude d’Halpern et al. Les supports visuels

présentés étaient composés dans l’étude de Graham et al. de peintures figuratives et de photographies représentant des paysages et des portraits. Les conclusions de cette étude montrent que le jugement esthétique des deux groupes vis-à-vis des peintures reste stable au cours des séances contrairement aux photographies. Pour ces dernières, la constance des préférences a été retrouvée uniquement dans le groupe témoin. Concernant les résultats de la tâche de reconnaissance lors de la seconde visite, le score moyen reflétant les performances des deux groupes a été similaire à celui retrouvé dans l’étude d’Halpern et al.

Ces études ne sont pas les seules à montrer les effets de la perception artistique sur les jugements et la mémoire des sujets Alzheimer. Platel et Groussard (2014) retracent différents protocoles de recherche au cours desquels des patients Alzheimer étaient invités à regarder des peintures dans différents contextes d’exposition. Ces situations ont été réitérées et ont mis en évidence un encodage implicite à long terme des peintures perçues que ce soit dans une situation d’expérimentation formelle ou dans un musée. Plus les patients avaient été confrontés à cette expérience et plus ils parvenaient à exprimer une réponse de type « know » du paradigme « remember/know » de Tulving (1985). Ce paradigme permet de distinguer la conscience sous-jacente mobilisée : 1) soit noétique, faisant intervenir le sentiment de familiarité lié à la mémoire sémantique (réponse « know ») ou 2) soit autonoétique, apportant des éléments contextuels précis propre à la mémoire épisodique (réponse « remember »). Dans une des études (Platel & Groussard, 2014), 12 participants atteints de la maladie d’Alzheimer (MMSE entre 5 et 19) avaient eu pour tâche de reconnaître six photographies de tableaux vus la veille. La tâche a été proposée pendant 8 jours. Les résultats montrent que les sujets évoquent un sentiment de familiarité de plus en plus prononcé au fur et à mesure de l’expérience. Cette étude a également permis de mettre en lumière une stabilité de l’appréciation esthétique des peintures observées.