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III-12-1-Le Schéma narratif dans Cette Aveuglante Absence de lumière

III- 12-2-Le statut de l'écriture

A travers les deux romans carcéraux que nous étudions nous pouvons dire que ce schéma basique ternaire ne se trouve pas obligatoirement tel quel dans les manifestations textuelles diversifiées de l'écriture carcérale. Les expériences carcérales prises en charge par cette littérature sont le fruit d'une volonté de témoignage et d'accusation.

En écrivant le témoignage d'Aziz, Tahar Benjelloun l'a réinventé car il ne pouvait aucunement le réécrire sans que l'oubli intervienne; le processus de la remémoration rend le choix des scènes à rapporter une finalité scripturale stratégique dans la mesure où l'autre va choisir son point d'attaque.

L'écriture carcérale devient un travail régit par une démarche qui oblige l'auteur à faire des choix concernant:

- L'espace /temps et l'architecture d'ensemble du livre: hiérarchisation des parties, chapitres, sections...

178 - La forme de l'expression: roman.

- L'organisation des événements et leur distribution sur l'axe de la narration: linéarité/ circularité, anachronies de types analeptiques ou proleptiques. - Le travail de re-mémorisation autour des souvenirs à mobiliser, ceux qui

doivent se mettre en valeur et ceux qui sont secondaires. C'est tout le travail de la réécriture des souvenirs qui sera articulé par rapport à l'objectif stratégique du discours carcéral.

III-12-3-Lorsque la narration enferme le conteur/narrateur et lecteur/narrataire dans "L’Enfant de sable"

La narration de "L’Enfant de sable" a une base hétérodiégétique avec des variations d’instances narratives et de focalisation. Pour capter l'attention de son public, le narrateur/conteur varie ses techniques en l'enfermant dans le récit, tantôt en différant la progression de l'intrigue (en utilisant des hyperboles et des métaphores), et tantôt ce conteur opte pour l'abandonnement du récit pour impliquer son public.

La narration dans ce roman est très compliquée à cause de la diversification des sources narratives ainsi que la multiplicité des versions d’un même événement.

Les premières pages du roman s’ouvrent sur la description physique, puis morale, d’un conteur qui s'enferme dans une instance narrative admissible à l’omniscience, auctorielle206 , et sans visage, celui-ci se dévoile enfin dans la personnalité du conteur à la page 12. La question "Et qui fut-il?", crée une rupture dans le texte jusque-là focalisé sur le personnage décrit.

Cette question en effet contraste avec ce qui précède, car on avait l’impression qu’il s’agissait d’un roman traditionnel à la troisième personne,

206

Nous nous référons au texte de Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative, (Paris, Librairie José Corti, 1981) qui définit le narrateur auctoriel comme le narrateur organisateur du récit mais qui n’est pas un acteur du récit, qui reste en somme anonyme, mais qui possède en revanche un point de vue propre qu’il exprime dans la narration.

179 simple récit comportant un personnage dont le point de vue filtrait parfois, comme l’indiquent les questions.

La question de son identité sert bien le lecteur qui se demande à ce niveau de la diégèse qui est ce personnage. Seulement la question n’est pas dirigée uniquement vers le lecteur du roman mais aussi vers les narrataires du récit, c’est-à-dire le public du conteur révélé par le paragraphe qui suit la question :

La question tomba après un silence d’embarras ou d’attente. Le conteur assis sur la natte, les jambes pliées en tailleur, sortit d’un cartable un grand cahier et le montra à l’assistance(ES, p.12).

Le lecteur du roman constate qu'il n'est jamais seul en lisant, car ceux qui écoutent (les narrataires), partagent avec lui l'univers romanesque, la diégèse est la même mais la représentation et la forme change.

Se pose alors la question de savoir qui en sait plus long que l’autre : le conteur et ses spectateurs? Le narrateur et son lecteur? Le texte écrit en dit-il plus que le texte oral, lequel après tout est difficilement vérifiable? Le cahier que produit le conteur devant son auditoire apporte en prime un deuxième support écrit destiné à la fois à ses narrataires directs, les spectateurs, et à son narrataire indirect, le lecteur. Le conteur fait allusion à ce livre comme “le

livre du secret”, mais le seul secret que le lecteur a besoin de savoir est

l’identité du personnage mystérieux des premières pages. “Et qui fut-il ?” est bien la question qu’on se pose. Cependant les paroles du conteur semblent parler d’un secret bien plus important et les liens qu’il entretient avec ses spectateurs sont ambigus.

Quand, à la page 13, "les hommes et les femmes" qui constituaient l’auditoire se lèvent pour partir, la narration redevient hétérodiégétique et auctorielle et le déplacement de focalisation nous permet à nouveau de "voir" le narrateur qui ne nous parle plus. Ce déplacement nous rappelle que nous sommes en train de lire un roman, et que, contrairement aux spectateurs, nous sommes limités par le format du texte écrit, nous ne pouvons communiquer

180 avec le conteur ou intervenir dans son récit comme vont pouvoir le faire ses narrataires.

Ce qui est sûr, c’est que les liens qui se tissent entre le conteur et son public dans la Helka, auquel il s’adresse comme à des "amis", se consolident à mesure qu’il raconte l’histoire : "Cela fait quelques jours que nous sommes

tissés par les fils en laine d’une même histoire. De moi à vous, de chacun d’entre vous à moi, partent des fils. Ils sont encore fragiles. Ils nous lient cependant comme dans un pacte".(ES, p.29)

Ce pacte rappelle la pression du secret vécu à la fois par les acteurs du récit et par le lecteur du roman. Tous sont liés à la narration, celle du conteur-acteur du récit, et celle du narrateur du roman dans son ensemble.

Il y a donc une certaine liaison par rapport au conteur pour ses narrataires, et par rapport au texte écrit pour le lecteur du roman. Ces rapports vont alors se confondre avec la lecture du journal d’Ahmed/Zahra, le mystérieux personnage enfin dévoilé, faite par le conteur.

La narration deviendra alors homodiégétique puisque l’énonciateur s’affirmera dans le “je”. Le lecteur aura ainsi le même accès à l’information que les spectateurs.

En effet, tous les personnages de cet étrange récit succombent ou s'évanouissent de la scène: le père bafoué par son/sa propre fils/fille, que la vie quitte lentement; la mère folle, claquemurée dans un silence accusateur; Fatima, l'épouse/complice, épileptique et autodestructrice, délaissée et dominée, dont l'infirmité reflète la sienne; et Ahmed/Zahra, le personnage central, que le narrateur avait renoncé à nommer Khémaïss, puisque: "qu'importe le nom!" (ES, p.17) et à qui l'auteur prête nombreuses morts sans pour autant lui attribuer une fin définitive comme pour refuser la réalité de son existence.

181 Le roman contient dans ses parties sept portes" La porte du jeudi""(ES,

p.15), "La porte du vendredi"(Ibid., p.29), "La porte du samedi"(Ibid., p.41),

"Bab el Had"(Ibid., p.49),"La porte oubliée"(Ibid., p.65), "La porte

emmurée"(Ibid., p.73), et "La porte des sables"(Ibid., p.199),le narrateur les

annonce:" Sachez […] que le livre a sept portes percées dans une muraille

large d’au moins deux mètres et hautes d’au moins trois hommes sveltes et vigoureux"(Ibid., p.13), Ahmed/zahra doit passer toutes ces sept portes par le

pouvoir scriptural, métaphoriquement ça renvoie à ses sept sœurs et à sept représentations de la femme de l'époque. Le récit "L’Enfant de sable" devient ainsi énigmatique dans la mesure où les chiffres se mêlent aux repères socioculturels stéréotypés, l'ouverture des portes oblige le lecteur comme le narrataire à s'enfermer dans la narration labyrinthique car le conteur/narrateur est le seul dépositaire des clés de l’histoire.

Ce qui mène à sept versions différentes d’une même histoire, dont deux correspondent au même conteur, Bouchaїb de son nom : celle qui ouvre le récit et celle qui le clôt. Les cinq autres sont par ordre d’apparition : celle de Si Abdel Malek (p.67), Salem (p.137), Amar (p.145), Fattouma (p.163), et du troubadour aveugle (p.137). Le retour du premier conteur Bouchaїb, avec une nouvelle version basée sur le journal intime de Bey Ahmed (p.199), impose au récit le régime de la circularité, l’histoire « se mordant la queue » en quelque sorte. Ce qui a pour effet immédiat de renforcer chez le lecteur l’impression de flou référentiel qu’il ressent dès l’abord du texte.

Toutes les versions s’affrontent, chacune réclamant sa légitimité. Toutes oscillent entre le réel et l’imaginaire, à l’instar de celle de Fattouma qui va jusqu’à s’approprier l’histoire et prétendre que celle-ci n’est autre que la sienne propre :

Entre-temps j’avais perdu le grand cahier ou je consignais mon histoire. J’essayais de le reconstituer mais en vain : alors je sortis à la recherche du récit de ma vie antérieur. La suite vous la connaissez. J’avoue avoir

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pris du plaisir à écouter le conteur, puis vous. J’ai eu le privilège, vingt ans plus tard, de revivre certaines étapes de ma vie(ES, p.170)

Le labyrinthe dans la narration de "L'enfant de sable" fait que l’auditoire (lecteur/narrataire) soit préparé à écouter tout en s'identifiant car le secret des portes devient le leur est s'enfoui dans de leur être. Ce labyrinthe devient leur enfermement mental dans l'univers romanesque. Le conteur le confirme en leur disant: "En vérité, dit le conteur, les clés, vous les possédez mais vous ne

le savez pas; et, même si vous le saviez, vous ne sauriez pas les tourner et encore moins sous quelle pierre tombale les enterrer"(Ibid., p.13). Plus loin le conteur annonce l'ambigüité de son chemin:" Amis du Bien, dit le conteur,

sachez que nous sommes réunis par le secret du verbe dans une rue circulaire, peut-être sur un navire et pour une traversée dont je ne connais pas l’itinéraire"(Ibid., p.15), cette circularité en ignorant l'itinéraire renvoie le lecteur à l'errance dans le désert car le conteur dit explicitement:

" Cette histoire est aussi un désert. Il va falloir marcher pieds nus sur le sable brûlant, marcher et se taire, croire à l’oasis qui se dessine à l’horizon et qui ne cesse d’avancer vers le ciel, marcher et ne pas se retourner pour ne pas être emporté par le vertige "(Ibid., p.15),

Nous constatons ici que l'histoire va être une prison à ciel ouvert, comme "Vaste est la prison", "Cette aveuglante absence de lumière" ou encore "Le

camp" car la ligne de l’horizon ne cesse d'avancer comme un mirage et mène

à la perte des repères et des limites qui fait que le lecteur/narrataire soit en errance labyrinthique qui l'enferme dans une marche infinie, l'horizon délimité rend l'histoire impossible comme le confirme le conteur :"Vous avez choisi à

m'écouter,alors suivez-moi jusqu’au bout…, le bout de quoi ? Les rues circulaires n’ont pas de bout !"(Ibid., p.21),

L'auteur à travers son conteur/narrateur, laisse des espaces blancs dans la narration pour inciter les narrataires/lecteurs à les remplir, cela les enferment dans les faits à raconter (la lecture), sinon dans l'imagination pour combler ce manque. Mais les indices du conteur ne font que rendre la quête de plus en

183 plus difficile: "La porte est une percée dans le mur, une espèce de ruine qui ne

mène nulle part".!(Ibid., p.40),

La conception benjellounienne de son roman "L'enfant de sable" fait de lui une sorte de prison à ciel ouvert située au désert qui s'ouvre sur l"'Homme" et se ferme sur "La porte des sables", c'est un roman labyrinthe comme le déclare le Troubadour aveugle: " Et puis un livre, du moins tel que je le

conçois, est un labyrinthe fait à dessein pour confondre les hommes, avec l’intention de les perdre et de les ramener aux dimensions étroites de leurs ambitions"".!(Ibid., p.40). Le manque d'indices et de repères spatiotemporels, enferme la lecture imagée dans une prison romanesque faite de "portes

minuscules"(Ibid, p.64) de "chemin qui se resserre "(Ibid, p.48),"percée dans le mur" (Ibid, p.40) et qui impose au lecteur une certaine absence de confort

vu leurs étroitesses qui l'oblige à se baisser pour pouvoir passer/lire.