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La mise en abyme196 désigne toute modalité autoréflexive d'un texte ou d'une représentation figurée197. En littérature, la mise en abyme est : "Un procédé

consistant à placer à l'intérieur du récit principal un récit qui reprend de façon plus ou moins fidèle des actions ou des thèmes du récit"198.

Selon Gide, cette technique littéraire désigne le «redoublement

spéculaire» :Elle qualifiait le fait de transposer, «à l'échelle des personnages, le sujet même de l’œuvre »199

Les récits fictifs sont entièrement centrés sur la réflexion en abyme du thème central mais parfois des romans comme "La répudiation" est considéré comme l'achèvement de celui de Chraibi.

La destinée tragique de tous les protagonistes demeure une mise en abyme, c'est une réflexion qui se confirme dans les récits par plusieurs éléments de réduplications qui renforcent le tragique, tels : le dédoublement, la folie, le miroir ; l'oubli …

Les auteurs, à travers l’exil et le déchirement doublés de leurs personnages principaux, font pénétrer les endroits les plus profonds de la pensée de ces derniers. En constituant des réduplications des idées qui sont des leitmotive, étant donné que les thématiques abordées visent à accentuer l’absurdité du destin consécutivement à la quête de la recherche du soi.

Toutes ces situations tragiques enferment le lecteur à son tours dans l'intrigue

et lui aussi se trouve déchirer entre croire et nier la fiction, et c'est une des

196 A l'origine: la mise en abyme vient de l'héraldie « la discipline qui étudie les armoiries. Elle est le point central d'un écu lorsque ce point représente lui-même un écu. Le terme a ensuite pris le sens plus général d'inclusion d'un élément à l'intérieur d'un autre élément, identique au premier, dans la littérature comme dans ces jeux de miroir sans fin) "

197 DÄLLENBACH, Lucien., Mise en abyme, Cité In.: Encyclopaedia Universalis, La nouvelle édition, Paris, 2010 [DVD-Rom]

198 Figures de style et vocabulaire littéraire, La mise en abyme, « Études littéraires », Art. [en ligne]: <http://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/mise-en-abyme.php#ixzz1dgwPohvo>, consulté le : 15/12/2011

199GOULLET, Alain, André Gide : Les Faux Monnayeurs, Mode D’emplois, Paris, SEDE, 1991, P. 125.

171 fonctions du miroir qui reflète le tragique, et ça renvoie aussi à la réception du roman et sa crise que ce soit au moment de l'écriture ou de la lecture.

Par ailleurs, les voix qui s’associent et s’entrecroisent dans l'univers romanesque à travers la superposition de plusieurs résonances conceptuelles et sonores, produisent un panorama de fils narratifs et les personnages se passent la parole pour raconter rétrospectivement leurs souvenirs

À travers les romans du corpus, nous remarquons un trait caractéristique du récit représenté par la mise en abyme, à travers les différents sous récits intégrés, comme des superpositions qui font progresser les différentes narrations et qui peut se concevoir comme étant une polyphonie narrative dans laquelle les voix narratives construisent la trame du récit.

Dans tous les romans du corpus il s'agit d'abord d'une narration qui se découle d'une multitude des spectateurs, puis renvoie le narrateur dans une situation de solitude, d'isolation involontaire, où la conscience de Soi et de son corps ne trouve d'autre appui que sa propre réflexion, qui devient en abyme que Sylvie Camet illustre par le fait qu'elle : se résout dans la superposition d’un papier sur un autre papier, c'est-à-dire, dans un support de l’écriture.200 Dans ce passage, l’idée de se libérer, envie hallucinante par laquelle les Algériens aspirent de renaître de leurs cendres, explique le penchement à la mort et nourrit considérablement la boucle tragique du récit.

Petite vengeance délicieuse aux prisonniers, chaque fois que le légionnaire de garde leur ordonne de crier « Hourra » en l’honneur de leurs oppresseurs, ils lancent de tout leur souffle un « Thaoura » retentissant, ce qui signifie « Révolution !»- et ici l’on devine l’éclair de gaieté qui illumine un instant leurs visages décharnés. (Le camp, p.9)

Dressant une image, dans récit, de deux miroirs situés l'un en face de l'autre qui se renvoie leur reflet à l'infini. C'est le cas dans "Tuez- les tous" mais Salim Bachi décrit l'oiseau mythique qui symbolise un des avions du 11

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172 septembre. Les miroirs sont pour marquer la multitude d'interprétations que pourraient avoir cette tragédie :

Enfin le plus vieil oiseau de la création, le plus patient, pénétra dans la salle du trône où il ne vit que des miroirs, des milliers de miroirs qui le reflétaient à l'infini dans toutes les postures de la vieillesse et de la fatigue, et comme il ne comprenait pas, le chambellan lui dit, cérémonieusement, en lui présentant ses reflets, voici le roi des oiseaux, et il s'inclina devant lui pendant que dans les miroirs le plus vieil oiseau de la création regardait peu à peu son image disparaître et mourir (Tuez- les tous, p.74)

La présence explicite ou implicite de ce procédé auto représentatif et troublant représente de constantes saillies dans le discours narratif tel le mode de l'ironie, insérée par l'auteur avec une primauté à noter, qui lui permettre d'engager, lui servant de critiquer la dureté et les douleurs du réalisme, comme le signale le passage suivant :

Les voici, la schlague201 à la main, montrant volontiers leurs vieux

insignes SS et servant avec la même ardeur la « souveraineté française »

qu’autrefois le 3ème

Reich. Les méthodes sont les mêmes aussi. A peine si elles ont eu besoin d’être retouchées par le service psychologique de l’Armée. « Des allemands, nazis, anciens de la Gestapo, anciens occupants de la France, nous apprenaient à nous, les arriérés, les rebelles, à être français, à aimer la France !». Mais il n y’a pas que des nazis allemands , certains Français les égalent ou même les surpassent en cruauté tant il est vrai que la sauvagerie raciste n’a pas de patrie. ( Le camp, p.10)

La mise en abyme confère à la narration une esthétique ironique, à travers laquelle Abdelhamid Benzine comme Tahar Benjelloun banalise le mal et se moque des opérations d’estime de soi. Mais cette ironie se dissoudra peu à peu sous l'effet d'une tristesse envahissante, du désespoir, et d'une aspiration à mourir, chez Aziz le narrateur dans " Cette aveuglante absence de lumière" avant la survie et la découverte de la prison puis la libération; ici nous devons signaler que la descente aux enfers dans cette prison a détruit les prisonniers de l'intérieur ce qui fait même libérés ils ne sont plus les mêmes et cette

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173 expérience carcérale a métamorphosé leur image de Soi à jamais , la libération donc reste annonciatrice de la tragédie finale.

La structure comme la thématique des romans sont faites par la mise en abyme. Les événements historiques racontés sont adressés de sorte qu’ils nous fassent sentir que l’on est vraiment au cœur du contexte de l'univers romanesque, et cela nous mène à dire que le lecteur d'un côté ou d'un autre est aussi une mise en abyme parce qu’il regarde la même scène tragique dont il fait partie.

Charles Lagarde avance que : "L’identité ne se construit jamais que

dans un rapport spéculaire, c'est-à-dire au miroir de l’autre"202 cela peut replacer la mise en abyme comme étant le résultat scriptural de la confrontation polémique entre le monde réel et fictif à la recherche d'une identité par un travail de l'auteur.

La mise en abyme peut aussi renvoyer à la relation des auteurs avec les oeuvres choisies, dont le sujet porte essentiellement sur leur tragique expérience dans le contexte de l'écriture . Ce qui les pousse à transcrire leurs maux en mots en dressant un tableau tragique à travers l’histoire de son narrateur déchiré de la même cause.

Dominique Garand soutient la notion que l’hétérogénéité des personnages et des consciences qui jouent une fonction relative au message discursif : il prétend que le roman maintient l’écriture "sous contrôle", attachée à exposer des idées à travers des personnifications exemplaires.

Le thème de l’humanité à travers le la narration de Cette Aveuglante

Absence de lumière est un cri de détresse pour faire écouter la voix des

bagnards qui ont subi cette expérience atroce dans des conditions inhumaines: dans des cellules minuscules, sombres, un trou dans un mur pour aération,

pour vivre assez de temps, assez de nuits pour expier la faute (CAAL p.9).

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174 L'auteur mobilise tous éléments stylistiques pour exprimer ce qu'avait ressenti celui qui a vécu l'incarcération à Tazmamart, son témoignage demeure un acte de revendication qui se situe entre le réel et le fictif. Une narration à la première personne du singulier qui renvoie aux narrateur et Aziz le témoin, une énonciation déchirée.

Tahar Benjelloun n'a pas reproduit directement le témoignage d'Aziz Benbine mais il s'est approprié l'histoire en utilisant le "je" du narrateur omniscient. Un "je" en mouvance, qui chevauche entre plusieurs voix énonciatives pour évoquer, et parfois pour échapper, les souvenirs insupportables de son passé et l'atrocité de sa haine contre l'injustice.

D’un point de vue pragmatique et sémantique, l’auteur s’engage également à s’identifier à son personnage-narrateur Aziz par des éléments autobiographiques que nous pouvons déceler dans le roman203.Ainsi le récit de cette détention devient aussi une métaphore pour parler de la situation post-coloniale au Maghreb.

Pour Ahmed/Zahra de L'Enfant de sable la conscience de soi - le temps et le visage - est défaite par la vérité qui est couverte du silence et qui est le silence même, comme pour le détenu de Tazmamart qui perd la notion du temps dans la nuit perpétuelle et sans espoir de sa cellule:

J'ai perdu mon âge. Il n'est plus lisible sur mon visage. En fait, je ne suis plus là pour lui donner un visage. Je me suis arrêté du côté du néant, là où le temps est aboli, rendu au vent, […] donné au ciel vidé de ses astres, de ses images, des rêves d'enfances qui y trouvaient refuge, vidé de tout,

même de Dieu. Je me suis mis de ce côté-ci pour apprendre l'oubli, mais

je n'ai jamais réussi à être entièrement dans le néant, pas même en pensée (CAAL, p.15).

Si nous essayons de répondre à la question: à qui renvoie le pronom personnel "je" dans "L'Enfant de sable", nous allons trouver qu’il s'agit de

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Sa vie d'écrivain a commencé à El Hajeb, dans un camp militaire marocain où il était détenu. Il y fut rudoyé et battu, en compagnie de 94 autres, en tant qu'ennemi du roi Hassan II, après les manifestations étudiantes qui se déroulèrent à Rabat en 1965. Bien que circonspect en politique, il s'est tourné vers les cercles d'extrême gauche, distinction perdue d'avance dans un régime qui, sous la direction du Général Oukrit, a mitraillé ses citoyens dans la rue.

175 plusieurs personnes : le conteur, des personnes de l'assistance, Ahmed/ Zahra, son correspondant, de Salem, d'Amar et de Fatouma, de tous les témoins de la dérive d'Ahmed/Zahra.

Cependant, cette multiplication des présences du " je" peut se concevoir comme étant une quête d'identité pour revendiquer une certaine réalité qui cache l'identité de l'auteur qui est à la fois toutes ces personnes et il n'est que lui-même, cela nous mène à dire que ce "je" déchiré par les personnages cache un vide car "à force d'être tout le monde, le "je" n'est plus personne: il n'identifie aucun individu à part entière"204.

Ceci est certainement un moyen d’exprimer, de renforcer la sensation de confusion que génèrent les événements dans la vie de Ahmed/Zahra. Nous comprenons également que la narration à la première personne du singulier ne représente surtout pas une identification de l’auteur avec le protagoniste de l’histoire. Mais nous ne pouvons négliger à quel point Tahar Benjelloun s'est identifié205 à Ahmed/Zahra dans "L'enfant de sable" son personnage féminin lors de la rédaction. L’auteur dévoile de manière émouvante les problèmes que rencontre son personnage principal féminin dans la société marocaine et cette justesse dans son dévoilement descriptif dépasse les simples marques d’une connaissance des conditions de la femme. Il exprime une ample capacité de se mettre dans la peau d'autrui.

On pourrait suggérer que cette diversification de voix narratives exprimée par le "je" sert à provoquer une dynamique énonciative qui fusionne et unifie des consciences qui reflètent la conscience unifiée antérieure de l'auteur. Le moi étrange est un mutant, se débattant toujours entre ce qu'il fut et ce qu'il sera; c'est son point d'équilibre qu'il recherche.

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HAFEZ-ERGAUT, Agnès. Jeux de Masques: L'enfant de sable et La Nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun article publié sur : http://www.cm.refer.org/motspluriels/MP1099ahe.html le 16 juin 2007

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