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Née en 1936 à Cherchell, Fatima-Zohra Imalayen fait ses études à Alger puis au lycée Fénelon à Paris en 1954, elle était la première Algérienne admise à l’École normale supérieure de Sèvres en 1955. Après l'obtention d'une licence en Histoire en Tunisie en 1962, elle enseigne quelques années en Algérie puis elle se consacre entièrement à l’écriture. Avec son premier roman "La Soif" en 1957, elle se donne un pseudonyme et devient Assia Djebar, qui lui servira de masque pour pouvoir cacher son identité dans une société qui n'apprécie pas ce genre de dévoilement qui expose la vie intime de la personne ainsi que celle de son entourage.

Assia Djebar a placé, les femmes et leur condition au centre de son engagement scriptural, et cela pendants plus de cinq décennies elle a fait de leur voix aphonique un palimpseste romanesque qui retrace leur enfermement

89 sur une longue période. Son écriture représente la concrétisation de l'éclatement du genre romanesque, car en étant historienne elle ne peut délimiter son discours sur l'Histoire dans un contexte autarcique qui exige une seule version, souvent, faussée de la réalité. Cela fait de son écriture, une manière inédite de réécrire l'Histoire, tout en ayant le génie fictionnel mêlé avec l'autobiographie. Depuis les années 90, son style devient plus brûlant à cause de l'excès de violence qui a ravagé l'Algérie de l'époque avec la montée de l’intégrisme islamiste. Cela avait justifié la dominance de la dimension historiographique dans sa production romanesque et a fait d'elle une production singulière inégalée. Assia Djebar conçoit son style comme étant une perspective innovatrice dans l’appréhension de l’Histoire et de la littérature car son œuvre amalgame la poéticité de la littérature avec l'historicité, donc le résultat ne peut qu'être une représentation concomitante de la réalité qui englobe l'individu maghrébin dans tous ses états, son histoire individuelle va se contenir dans l'histoire collective pour construire une version d'histoire nationale. Avec son recours à ces histoires personnelles en donnant la voix aux femmes , Assia Dejebar se libère de son enfermement de femme et fait entendre sa voix par le biais de sa plume. Cixous dit à ce propos: "C’est en écrivant, depuis et vers la femme, et en relevant le défi du

discours gouverné par le phallus, que la femme affirmera la femme autrement qu’à la place à elle réservée dans et par le symbole c’est-à-dire le silence"117. Il faut préciser que l'Histoire habite tous les écrits de Djebar, tout en intégrant un métalangage qui entremêle de manière subtile le fictionnel et le factuel, et c'est le cas de "Vaste est la prison". Comme nous l'avons déjà dit: c'est selon l'enfermement de l'auteur que se retrace sa stratégie scripturale libératrice, Djebar dans ses début s'est intéressée à l’exploration de la psychologie de ses personnages et de leur quête identitaire, c'était sa manière d'échapper son enfermement en tant que femme. Son Roman "Les Enfants du nouveau

monde" paru en 1962 marque la fin de cette tendance et le début d'une écriture

90 engagée liée à l'antagonisme postcolonial et le statut de la femme et son rôle avant et après la libération de l'Algérie. Elle avait aussi introduit des figures historiques oubliées par le discours historiographique.

L’écriture djebarienne a essayé de libérer la réalité en écrivant des témoignages poignants sur la décennie noire tout en mélangeant le factuel et le fictionnel pour pouvoir affronter les atrocités inouïes et indicibles, la fiction lui a comblé les déficits de la mémoire /oubli ainsi les blancs que l’Histoire officielle ne peut ou ne veut pas divulguer. Cela nous mène à dire que son enfermement idéologique exilique lui a imposé d'écrire de la sorte pour pouvoir en témoigner sans être accusée et cela nous renvoie à l'originalité de cette auteure qui rapproche les disciplines et les genres où se mêlent discours littéraire, historique, cinématographique, testimonial ou ethnographique. Tous ces genres cohabitent dans l’œuvre de Djebar pour créer un univers romanesque hybride qui habite le tiers lieu entre le factuel et le fictif.

En recourant aux documents historiques, Djebar s'impose en tant qu'historienne, mais l'aspect subjectif demeure présent car elle doit nécessairement sélectionner certains événements plutôt que d’autres, en fonction de sa narration.

L'enfermement réel qui a poussé Djebbar à écrire "Vaste est la prison" était l'assassinat de son ami et parent Abdel Kader Alloula 118 , Djebar a dit à ce propos:

" Ce roman a été ma confrontation avec ce risque de destruction de l'Algérie, avec cet éclatement d'un pays. C'est ce que j'ai ressenti au plus vif déjà depuis évidemment 92. En 93, j'ai écrit le texte "Le Blanc en

Algérie" et j'ai fait des interventions souvent ponctuelles"119.

Cet assassinat était le déclic d'écriture mais sa souffrance a commencé bien avant avec la violence perpétrée en Algérie par le mouvement fondamentaliste

118

Un homme de théâtre, dramaturge et comédien algérien.

119DJEBAR, Assia, A l'écoute des frémissements de son siècle, In Le quotidien L'expression, En ligne http://www.lexpressiondz.com/article/0/0-0-0/230454.html. Consulté le Samedi 28 Novembre 2015

91 islamique, le Front Islamique du Salut FIS. Dans une interview avec Lise Gauvin, Djebar définit les raisons qui l’ont poussée à écrire ce roman:

"La vraie interrogation dans mon dernier roman, et dans laquelle je suis depuis deux ans au moins, c’est comment rendre compte du sang. […] or le départ du livre était occasionné par la mort de quelqu’un de proche, inscrite au présent, une mort violente, un assassinat. Les dernières cinquante pages de ce roman portent sur cette interrogation à savoir si, écrivant en berbère ou en arabe, je pouvais davantage rendre compte de la violence, si je pouvais l’inscrire. Je ne parle pas des commentaires, je ne parle pas de l’explication, je parle du sang. […] Comment en rendre compte? […] Jusqu’à la fin de ce livre, j’ai vécu une interrogation que je

dirais éthique".120

L’écriture de Djebar s'est influencée de sa réalité, son œuvre est une référence historique et des histoires des femmes algériennes et par cela nous pouvons affirmer que son autobiographie relève tout à fait de la fiction. Selon les procédés littéraires utilisés nous pouvons estimer que l'écriture de Djebar, dans les trois premiers volumes du quatuor, se situe dans le tiers lieu entre la fiction et l'autobiographie et cela peut se concevoir comme étant un éclatement des genres, Ruhe décrit cette écriture comme: "un modèle de l’écriture

autobiographique actuelle"121.Il rajoute que c'est "la juxtaposition de deux écritures différentes[…]des essais de reconstruction de la vie du Moi sur fond des documents historiques (d’Histoires et d’histoires)"122.

Le roman "Vaste est la prison" d'Assia Djebar est construit de manière éparse qui distribue les rôles aux femmes avec un rythme narratif éclaté dans l'espace/temps. Djebar joue sur les limites des chronotopes123 pour diversifier les interprétations des lecteurs en assurant une activité à ces femmes qui sauvegardent et transmettent le patrimoine culturel d'une génération à une

120

GAUVIN, Lise. L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens. Paris: Karthala, 1997.p33

121 DJEBAR, Assia, «Violence de l’autobiographie», Postcolonialisme & Autobiographie, Alfred

Hornung et Ernstpeter Ruhe, Amsterdam-Atlanta GA : Rodopi B.V., 1998, p. 161. 122

Ibid, p.162

123

Pour Bakhtine le chronotope est la matrice où les principales séquences temporelles et spatiales d'un roman se croisent dans l'univers romanesque. Dans "Vaste est la prison" les chnoptopes sont comme suit: Dans la première partie du roman: chronotope psychosocial qui expose un mariage en échec. La deuxième partie: chronotope historique et linguistique qui relate l'Histoire de l'Algérie en évoquant la polyglossie antique, pré-romaine. La troisième partie: chronotope colonial et familial de l’Algérie pendant le vingtième siècle, dans la quatrième partie c'est le chronotope de la décennie noire des années 1990 et son impact sur la stratégie scripturale d'Assia Djebar.

92 autre. Cette lecture tente de mettre en exergue toutes les voix/ voies féminines qui sont représentées dans des contextes spatiotemporels très différents mais qui se partagent cette ambivalence identitaire et linguistique.

Ce roman demeure un retour aux connaissances ancestrales, tout en utilisant un "je" qui parait autobiographique car il est d'abord celui d’Isma, ce personnage féminin qui représente la voix de l’écrivain elle-même. Isma partage avec Assia Djebar les mêmes croyances concernant le legs maternel dans le contexte algérien stigmatisé par la colonisation française.

Enfin, nous pouvant dire que l'écriture djebarienne peut se concevoir comme étant une tentative de décolonisation de l'imaginaire collectif féminin.