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PARTIE I : Une enquête au cœur de l'élite sportive

Chapitre 5 : Passer sa jeunesse en structure : les tentations de la jeunesse ordinaire

1. La construction d'une réseau relationnel exclusif

1.4. Sportifs/non sportifs, des temps de sociabilité « ensemble, séparés »

1.4.1. Des scissions marquées quel que soit le contexte

En fonction des structures, l'organisation des temps scolaires permet aux jeunes sportifs de partager avec les non sportifs des temps de vie ordinaire. Scolarisés dans le même établissement, ils se côtoient aux inter-classes, au réfectoire et peuvent être dans la même classe (comme dans l'établissement X., les clubs élite ou les centres de formation basket-ball). Cependant comme le remarque Bertrand (2008), cette opportunité n'est pas saisie, et ces temps renforcent la scission sportifs/non sportifs dans tous les moments de vie ordinaire (salles de classe, inter-cours, repas au réfectoire).

Dans les établissements où les jeunes de l'élite se répartissent dans des classes de sportifs de haut niveau, la séparation avec les autres élèves prolonge la socialisation des jeunes sportifs à « contre espace ». Si la scission paraît évidente dans ce type de configuration, elle s'observe également dans l'établissement X. où les sportifs ne sont pas regroupés dans une même classe. Quel que soit leur nombre au sein de la classe, les sportifs développent peu de liens sociaux avec les autres élèves.

« J’avais cours avec des non sportifs mais pas beaucoup. Et puis on avait pas vraiment d’affinités, généralement on restait entre sportifs ou tout du moins avec les gens de l’internat » (Léa, nageuse, Pôle France).

« Dans la classe, j'étais avec 15 lutteurs et 10 skieurs. Généralement, on reste entre nageurs, ou nageurs et pentathlètes. Après, c'est vrai que les non-sportifs ne sont pas forcément intégrés. On n'a pas forcément les mêmes centres d'intérêt, et puis en cours généralement on se met à côté de ceux

avec qui on est à l'entraînement » (Polo, nageur sorti de structure Pôle Espoir).

« A X. il y a un collège et un lycée dans le même établissement. La plupart des élèves sont quand même des sportifs. Il y avait quelques non-sportifs dans la classe, mais tous les autres étaient des sportifs. J’étais essentiellement avec mes camarades de chambre. La plupart sont des sportifs, et les profs sont au courant que la plupart des élèves qu’ils ont en face d’eux sont des sportifs. Je n’ai

aucun souvenir de m’être mélangé avec des non-sportifs » (Samuel, nageur sorti de structure, Pôle

Espoir).

Temps sportifs (entraînements, stages, compétitions), partage de l'intimité à l'internat, temps libres le soir et le week-end rendent difficile la création de liens avec des personnes extérieures au cercle de sportif. Ainsi, en salle de classe, les sportifs s'asseyent les uns à côté des autres. Au réfectoire et aux inter-classes, ils se regroupent par discipline sportive s'isolant à nouveau des élèves

ordinaires. Ainsi, s'ils se côtoient, sportifs et non sportifs sont « ensemble et séparés » (Zaidman,

2002).

« On passait trop de temps entre sportifs pour arriver à créer la même chose avec les autres, c’était vraiment disproportionné. Moi je sais que la copine avec qui j’étais dans la chambre on était ensemble 24 heures sur 24 donc forcément… on n'avait pas besoin de parler, on voyait un truc, toutes les deux on rigolait alors que personne ne comprenait. Enfin voilà c’était… il y a vraiment plus de

complicité quand on passe autant de temps avec quelqu’un » (Léa, nageuse, Pôle France).

La vie en internat et notamment le partage de la chambre renforce considérablement la force des liens entre les jeunes sportifs. Si les chambres sont attribuées par l'institution la première année, la seconde année, les sportifs peuvent émettre des vœux et choisissent en général de partager leur intimité avec des sportifs de la même discipline.

La centration sur le réseau relationnel sportif s'explique ainsi par l'importance du temps partagé mais également par un style de vie similaire, qui les différencie des jeunes ordinaires, suscitant une incompréhension mutuelle.

1.4.2. Sportifs/non sportifs : un sentiment d'incompréhension partagé

Au-delà de ces temps de sociabilité plus ou moins intenses, les jeunes sportifs justifient l'absence de relation avec les jeunes non sportifs par un sentiment d'incompréhension et de rejet, qui renforce la séparation entre les deux mondes.

« Au lycée, je passais mon temps exclusivement avec des nageurs parce que les jeunes de l'école je les

trouvais inintéressants. Et puis pour eux j'étais inintéressant puisque faire du sport c'est débile.

Pour eux c'était débile de faire du sport tous les jours et de passer sa vie dans l'eau. Donc j'étais exclusivement avec ceux de la natation » (Joachim, nageur sorti de structure Pôle Espoir).

« Quand j'étais à l'école, les autres élèves (les non sportifs) ne comprenaient pas ce que je faisais ! C'était deux univers différents, on avait cours ensemble, et quand le cours était terminé, chacun

partait de son côté. Ceux ne sont que des collègues comme ça. Mes meilleurs amis c’est dans la

natation que je les ai » (Yan, nageur, Pôle France).

« Y a eu des soucis dans la classe, certains disaient ne pas être intégrés. En fait les autres élèves

disent qu’on ne les intègre pas dans la classe mais voilà nous on est à l’internat ensemble, on se voit tous les jours donc forcément on est plus soudés ! (Emma, nageuse, Pôle France).

Ainsi, la scission s'intensifie en raison de la socialisation sportive. Les contraintes et les exigences imposées par l'institution sportive contraignent également le jeune de l'élite à s'éloigner des activités de loisirs des jeunes ordinaires, incompatibles avec les rythmes de vie du haut niveau. Les enquêtes sur les pratiques culturelles et les loisirs juvéniles (Donnat, 2009) mettent en évidence l'importance accrue du temps accordé à la « culture de l'écran ». Les 15-24 ans passent moins de temps devant la télévision (16 heures) que les adultes (21h) mais plus de temps à utiliser leur ordinateur à des fins personnelles (21h répartis dans diverses pratiques telles que regarder des DVD, jouer à des jeux vidéo, surfer sur internet...)97. Cependant, les règlements intérieurs des structures

limitent l'utilisation des écrans. Par exemple, dans la structure X., seule une soirée dans la semaine est consacrée à la télévision ou à l'usage des ordinateurs. Pendant cette soirée, de 21h à 22h30 les jeunes bénéficient d'un libre accès à la « culture de l'écran ». L'utilisation des ordinateurs portables, de plus en plus répandu dans les biens personnels des sportifs, est également règlementée. L'accès à une connexion wifi est limité à certaines zones, l'utilisation des ordinateurs dans les chambres étant interdite. Le week-end en revanche, la salle de télévision reste ouverte le matin de 9h à 12h et le soir de 20h à 23h. L'organisation de l'emploi du temps, rythmé par les temps scolaires et sportifs et les restrictions en terme d'accès aux écrans (télévision et internet) limitent nécessairement la

fréquence de ce loisir qui constitue la première activité de loisirs juvéniles. Les contraintes de vie en structure modifient par ailleurs considérablement les lieux de fréquentation et de sociabilité des garçons et des filles. Les enquêtes sur les lieux de sociabilités des jeunes de 17-18 ans (Beck, Legleye, Spilka, 2004) montrent que les rencontres amicales dans les cafés, bars ou pubs sont aussi fréquentes pour les deux sexes (35,8 % des garçons et 35,9 % des filles déclarent s’y rendre avec leurs ami(e)s au moins une fois par semaine) alors que les soirées à domicile ou chez des amis et les temps passés en extérieur sont plus fréquents chez les garçons qui échappent ainsi davantage au contrôle des adultes. Or, en structure, ce type de sociabilité n'échappe pas au contrôle de l'institution sportive. Ainsi, les sorties entre amis apparaissent pour les jeunes de l'élite sportive comme un problème récurrent dans leur mode de vie.

« On n'avait pas les mêmes centres d’intérêts. Et puis bon après ils comprenaient pas trop, le week- end quand ils m'appelaient pour sortir et que je leur disais que je ne pouvais pas parce que j'avais deux heures d'entraînement, c'était pas évident pour créer des liens. Je crois que les gens ne se

rendent pas forcément compte de l'investissement que ça représente. Pour moi ceux qui ne font pas de sport passent aussi à côté de quelque chose » (Cynthia, nageuse, club élite).

« Au lycée les gens de la classe, garçons et filles ne comprennent pas forcément ce que tu vis. Donc c'est différent. Donc c'est sûr que des fois quand ils allaient boire un coup, nous on revenait de

l'entraînement on était mortes et on ne sortait pas. Donc tu vis plus ou moins à part. Même le week-

end on était trop crevées, on n'avait qu'une envie c'était de dormir tout le week-end ! » » (Coralie, nageuse, club élite).

« Ceux qui ne sont pas sportifs, ils ne comprennent pas trop, c'est difficile de se faire des amis quand on fait du sport comme ça. Moi j’ai des amis qui ne sont pas du tout sportifs, il y en a qui comprennent bien parce qu’ils me suivent, mais il y en a d’autres qui ne comprennent pas du tout. Il y en a qui, une semaine avant ton combat, t'appellent pour te demander si tu ne veux pas aller au restaurant avec eux. Ils ne le font pas exprès mais ça, ils n’arrivent pas à l’intégrer. […] Disons que tu as

l’impression qu’ils ne se rendent pas compte. Ils ne se rendent pas compte des sacrifices que c’est.

Pour eux, ils ont l’impression que c’est un sport comme ça et puis c’est tout » (Thomas, boxe française, club élite).

Les exigences sportives contraignent ainsi les sportifs à décliner les offres de sociabilité extérieure. Le temps qu'ils ne peuvent partager avec les jeunes ordinaires est consacré à la pratique sportive. Cet isolement renforce le sentiment de vocation.

1.4.3. Le renforcement de la vocation dans la scission

Les groupes constitués dans la cours du lycée, aux inter-classes ou au réfectoire objectivent l'identification à des catégories d'appartenance spécifiques : les nageurs, les basketteuses...

« Si quand même à la récré on était en bande. On nous appelait les basketteuses. On nous l’a souvent reproché, mais quand même on s’entendait bien avec les autres de la classe » (Naïma, basketteuse, Nationale 1).

« Nous, on était un groupe, les basketteuses. C'était les basketteuses (elle insiste bien sur le « les »). Après il y en avait certains avec qui on s'entendait bien, on allait voir dans leur chambre mais bon c'était vraiment comme ça. Ce n'était pas de super relations d'amitié, et puis d'ailleurs en récréation

on se retrouvait souvent entre basketteuses. Parfois ça arrivait que l'on reste un peu avec eux ou

juste avant de rentrer en cours, mais sinon généralement, on se retrouvait entre basketteuses. Les trois quarts du temps on se retrouvait entre nous » (Delphine, basketteuse, Nationale 1).

Comme le souligne Bertrand (2008) ce sentiment d'appartenance renforce le sentiment d'évoluer dans un monde « à part » dans lequel le jeune sportif accède à des privilèges (comme manquer les cours ou repousser les examens, partir en stage à l'autre bout du monde), mais aussi et surtout réalise des exploits sportifs valorisants.

« Non, pour ça tu vois pas de problème, je n'ai eu aucune difficulté à m'intégrer à l'internat. Mais bon

ça m'est arrivé de me sentir un petit peu à part. Je ne suis pas à part par rapport au groupe mais tu

te sens à part parce que tu n'as pas l'impression d'appartenir au même monde qu'eux. Parce qu'ils ne comprennent pas vraiment pourquoi je m'investis autant dans un sport qui me fait mal physiquement, qui me fatigue, pourquoi je me lève si tôt le matin...et je leur ai expliqué que c'est parce que j'avais un peu envie d'être forte. De dépasser tout le monde. Tu ne te sens pas forcément au-

dessus d'eux, mais un peu quand même, tu te dis que toi tu fais quelque chose en plus que ce qu'ils font et quelque part c'est une fierté » (Coralie, nageuse, club élite).

Par ailleurs, la séparation favorise l'intériorisation des contraintes et la conviction d'avoir fait le bon choix pour accéder au monde de l'élite. Le sport prend une place telle dans la vie des jeunes

de l'élite que l'arrêt de la pratique est inimaginable.

« Tu as moins de temps pour toi, mais je ne pense pas non plus qu'il y ait tellement d'inconvénients. Parce que je me demande ce qu'ils font vraiment les gens après le travail. Même quand tu es encore à l'école, qu'est-ce qu'ils font les jeunes quand ils ont fini l'école s'ils n'ont pas de sport ? Ils doivent

s'emmerder ! Parce que moi je suis sûr que si j'arrête du jour au lendemain la natation, je vais m'emmerder ! » (Coralie, nageuse, club élite).

« Le basket m'apporte quand même beaucoup plus que ce que les autres filles peuvent faire de leur journée. Souvent on me demandait ce que je faisais de ma vie, et je leur répondais que moi je ne

rentrais pas des cours pour me caler devant la télé et regarder des conneries et que je n'attendais pas que ma mère me fasse à manger. Mais beaucoup ne comprennent pas que l'on puisse vivre

comme ça » (Zoé, basketteuse, ligue féminine).

Afin d'accepter les exigences sportives, les jeunes de l'élite se construisent une image négative de la jeunesse ordinaire. Différences d'affinités, sentiment d'incompréhension, ils enchantent leur vie à part et renforcent les modes de sociabilité exclusifs. Ce processus conditionne leur adhésion aux valeurs du monde sportif, indispensable au maintien dans le sport intensif.