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PARTIE I : Une enquête au cœur de l'élite sportive

Chapitre 5 : Passer sa jeunesse en structure : les tentations de la jeunesse ordinaire

2. L'adhésion aux valeurs du monde sportif

2.1. Un rapport enchanté à la carrière sportive

« Une grande école de la vie », voilà de quelle manière les jeunes sportifs se représentent

leur investissement sportif. Cette enchantement de la carrière sportive et l'adhésion aux valeurs accordées aux pratiques sportives sont essentiels dans le maintien de l'engagement. Lors de l'entrée en structure, les sportifs poursuivent leur processus d'appropriation des normes et des valeurs diffusées par l'institution sportive. Identifié comme un processus de conversion par Suaud (1978), ce travail d'appropriation s'apparente également à une « carrière morale » (Goffman, 1968) permettant d'étudier l'évolution du sportif sous l'angle du travail réalisé par l'institution pour le transformer.

Ainsi, au sein de l'institution sportive, respect de l'autre, maîtrise de soi, hygiène de vie apparaissent comme des valeurs de référence permettant aux sportifs de justifier leur engagement.

« Pour moi la boxe ça a été une grande école de la vie, ça m'a appris à respecter les autres, ça m'a appris aussi que quand on donnait un coup ça faisait mal, parce qu'on a commencé à me les rendre à la boxe. Donc c'est vrai que la boxe ça a vraiment été une école pour m'apprendre à me maîtriser, à gérer mon stress, à respecter les autres, à avoir aussi une bonne hygiène de vie, on a essayé on va dire, au niveau du sommeil et de l'alimentation. Ça apprend plein de choses, même au niveau des

relations avec les autres en faisant partie d'un club » (Amélie, boxe française, Pôle France).

« Le sport ça nous donne un certain équilibre. Mais c'est une grosse école de la vie aussi. C'est là où on apprend beaucoup de choses, comme le respect, les valeurs du milieu sportif... Tu apprends le

respect, la politesse, même si j'ai été très bien éduqué par mes parents, enfin je pense. Je pense que

c'est bien qu'on découvre aussi ces valeurs à travers le sport dès le plus jeune âge, même si on s’en rend pas compte. Au fur et à mesure, avec l'âge, on mûri et on apprend beaucoup de choses, des choses dans la vie, mais avec le sport on apprend quand même beaucoup plus et beaucoup plus vite.

Et plus ça va et plus on apprend à se connaître à travers le sport » (Yan, nageur, Pôle France).

« Le sport m'a appris beaucoup de choses. Le fait de manger équilibrer pour ne pas être fatigué, le fait de maigrir pour être plus performant, pour avoir un poids de forme, d'avoir une hygiène de vie, le fait de ne pas boire, de ne pas fumer, tout ça. Ça m'est arrivé dans une période avant que je fasse

les championnats de France en fait. Je sortais avec les copains, je fumais, on buvait beaucoup, on était malade mais ce n'était pas grave ! Mais maintenant c'est fini ! Je ne bois plus et je ne fume plus ! » (Jimmy, boxe française, Pôle France).

Ces discours renvoient à une forte croyance dans les vertus du sport, construite historiquement et partagée par une majorité d'acteurs du sport. Stratégie d'encadrement de la jeunesse dans les années 1850 (Galland, 2001), le sport va s'imposer comme un outil de contrôle et de civilisation des jeunes garçons, dès le développement du sport moderne (Elias & Dunning, 1994). Recommandé par le corps médical, utilisé à des fins politiques, le sport moderne est associé à un ensemble de normes et de valeurs présentées comme bénéfiques, et plébiscitées par l'opinion publique (Defrance, 2003). Ainsi, l'intériorisation des valeurs supposées du sport favorise l'acquisition de dispositions ascétiques nécessaires à la réussite. A l'instar de nombreux travaux, portant sur les activités physiques et sportives (Bouhaoula, Chifflet, 2001 ; Forté, 2008) ou artistiques (Sorignet, 2001 ; Heinich, 2000), le lien entre l'individu et sa pratique est fortement naturalisé. Décrit majoritairement sous le registre de la passion, l'engagement sportif résume ainsi leur « choix » de vie.

« Si j'arrête, je suis morte, je n'ai plus rien ! J'ai déjà des amis qui ont arrêté, et je ne comprends pas !

Moi si tu m'enlèves le basket je ne sais pas ce que je fais ! » (Zoé, basketteuse, Ligue féminine).

« C'est un gros investissement. C'est une partie de ma vie. J'en ai toujours fait, j'ai un peu vécu avec. C'est pas un peu, j'ai vécu avec. C'est une passion. Elle fait partie de moi » (Jimmy, boxe française, Pôle France).

Cette force de conviction parait essentielle pour maintenir l'engagement. Cependant, les sacrifices consentis et les contraintes imposées pèsent parfois sur les jeunes sportifs.

2.2. La vocation : un renoncement consenti

La construction d'un réseau relationnel exclusif facilite l'intériorisation des valeurs du monde sportif, en limitant la confrontation à d'autres modes de vie juvéniles. Les jeunes sportifs délaissent ainsi certaines pratiques juvéniles afin de s'investir pleinement dans leur activité sportive. Jimmy, qui appréciait les festivités rurales pendant les vacances d'été, s'en construit ainsi progressivement une image plus négative.

« Quand tu es jeune, au début, on t'interdit donc tu ne bois pas, et puis après quand tes parents

commencent à s'en foutre tu bois. Et puis arrive un jour où tu te dis là il y a les championnats de

France donc soit tu choisis de faire comme tout le monde et de boire, fumer, faire la fête tout le temps,

soit tu arrêtes et tu décides d'être plus sérieux pour la boxe. Donc entre mettre un jour pour

récupérer d'un entraînement ou cinq jours pour récupérer d'une cuite j'ai choisi. [...] Mais

maintenant je vois très bien la différence dans le choix que j'ai fait par rapport à la trajectoire qu'ont suivie mes copains. Quand je vois mes copains, ceux avec qui je traîné avant, ils ont mal

tournéer. Là je suis rentré, j'en ai vu quatre ou cinq mais les autres je ne les vois plus. Ils se sont mis à fumer, ils se sont mis à boire et ils ne font que ça. Ils boivent, ils fument, ils sortent, ils boivent, ils fument, ils sortent. […] Tu vois qu'ils boivent ou qu'ils fument je m'en fous, mais là ils ne font que ça. Par exemple chez les parents ils viennent, ils se posent dans un coin, ils ramènent des bières et ils ne font que ça, boire des bières toute la journée. On n'a plus vraiment la même mentalité. Parce qu'en plus là, si tu ne bois pas ils te font chier, après ils se mettent à rouler des joints et à se le faire tourner, à rentrer dans des délires que je ne comprends pas, donc franchement on a vraiment plus le

même délire. Donc j'ai préféré arrêter là » (Jimmy, boxe française, Pôle France).

Afin de se maintenir dans l'élite, Jimmy s'éloigne de son ancien réseau relationnel centré sur la consommation d'alcool et de drogue. Intégrant de nouvelles valeurs en structure de formation, il s'oppose désormais à ces pratiques. Si l'éloignement avec des réseaux sociaux extérieurs au monde sportif est fréquent, certains s'isolent au sein même de la pratique sportive. Pierrick évite ainsi volontairement les contacts avec d'anciens nageurs de sa structure, afin d'éviter toute cause de désenchantement.

« J'essaye de garder contact avec les nageurs qui sont partis mais difficilement. Parce que des nageurs qui sont partis je n'en connais pas un qui soit parti content. Et vu que moi je suis encore dans le système et que ça marche bien avec (mon entraîneur), je n'ai pas envie de me prendre la tête. […] Tu vois, si je les ai au téléphone, je n'ai pas envie qu'ils me fassent des réflexions sur (mon

entraîneur). Moi je suis bien là et j'ai pas envie qu'on vienne me mettre des idées dans la tête. Donc

m'entraîne ici » (Pierrick, nageur, Pôle France).

Le travail d'inculcation de la vocation et de dispositions ascétiques implique une adhésion « totale » aux contraintes institutionnelles. Charles Suaud (1975) souligne l'importance de percevoir ses choix comme des décisions consenties afin de mieux les accepter. L'enchantement du monde du haut niveau (Papin, 2007 ; Forté, 2008) permet de supporter le système de contraintes imposé.

« Le bonheur que l'on prend à nager, à faire ce que l'on fait. Quand je vois par rapport aux autres, je

vois beaucoup de mes anciens amis nageurs qui nageaient avec moi, la plupart ont arrêté de nager et en fait ils reviennent tous au bout de deux ans ou trois ans, ils reviennent à la piscine nager parce qu'ils se disent que ce qu'on a vécu avant c'était énorme et ils ont besoin de retourner à l'eau.

Jusque-là je ne te parle pas forcément du sport de haut niveau, mais de la natation en général. Ils me disent parfois qu'ils m'envient de me voir nager, de me voir continuer à prendre du plaisir alors qu'ils ont arrêté pour faire quelque chose et que finalement ils s'aperçoivent qu'ils n'auraient pas dû arrêter la natation et qu'ils auraient dû continuer. Parce que c'est vrai que nous, dans le haut niveau, on

découvre quand même un autre monde, que ce soit dans les compétitions internationales, les stages à l'étranger, les voyages, ce sont vraiment des expériences que beaucoup de personnes aimeraient réaliser et qu'on a la chance de pouvoir vivre. […] Mais bon après, au niveau de la vie de tous les

jours ce n'est pas toujours facile. il y a beaucoup de contraintes, on doit toujours se coucher tôt, récupérer le maximum, on ne doit pas faire la fête, on ne peut pas voir souvent les copains, ça ce n'est pas toujours évident. [...] On est coupé du monde et ça serait bien parfois si on pouvait voir plus

souvent nos amis. Au début ça me manquait un peu, mais au bout d'un moment on s'habitue »

(Robin, nageur, Pôle France).

Même si le processus d'enchantement de la carrière sportive facilite le maintien dans la

carrière, la gestion du temps, optimisée pour la performance, oblige les sportifs à effectuer des

choix. Ces derniers ne sont pas nécessairement en accord avec la socialisation institutionnelle. Dans cette perspective, le groupe de pairs, s'il favorise l'intégration au monde sportif, constitue également un moyen de résister aux injonctions institutionnelles en s'engageant dans des adaptations secondaires (Goffman, 1968). En effet, le rapport enchanté à la vocation sportive se construit comme un ordre négocié (Strauss, 1992), dans lequel les jeunes sportifs détournent les normes et les règles de l'institution pour mieux les supporter.

3. Le groupe de pairs : un lieu de contestation de l'idéal