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PARTIE I : Une enquête au cœur de l'élite sportive

Chapitre 5 : Passer sa jeunesse en structure : les tentations de la jeunesse ordinaire

3. Le groupe de pairs : un lieu de contestation de l'idéal sportif

3.2. Céder aux tentations : le détournement des règles

Lorsque les jeunes intègrent les structures de formation, ils sont soumis à un ensemble de règles et de contraintes spatio-temporelles imposées par l'institution sportive. Cependant les jeunes doivent également s'insérer à un groupe de pairs plus ou moins en accord avec les valeurs du monde sportif. Les jeunes sportifs se trouvent ainsi confrontés à un double paradoxe. D'un côté, sous le contrôle de l'institution sportive, ils doivent développer un ensemble de dispositions ascétiques ; de

l'autre côté, filles et garçons, à des degrés plus ou moins forts100, passent par une « carrière

immorale » (Persell, Cookson, 2001, p. 58) qui s'oppose aux principes d'éducation de l'institution.

En effet, la prise d'alcool ou de drogue, illicite dans l'enceinte de la structure, contraire à l'idéal de performance sportive et à la carrière morale dans laquelle les jeunes s'engagent à l'entrée en structure, constitue paradoxalement un moyen d'intégration au nouveau cercle social. Si la

jeunesse de l'élite se distingue de la jeunesse ordinaire par son adhésion aux contraintes

quotidiennes, elle s'en rapproche par l'expérimentation de pratiques déviantes (Becker, 1985)101,

contraires à l'éthique sportive. Une enquête sur les jeunes de 17-18 ans (Beck, Legleye, Spilka, 2004) montre que l'expérimentation de la consommation d'alcool est aussi répandue parmi les filles (92,8 %) que parmi les garçons (93,8 %) alors que les garçons sont un peu plus nombreux à consommer du cannabis (49,7 % des filles et 56,2 % des garçons). Ainsi, la première année en structure, année d'intégration, n'empêche pas l'accès des jeunes de l'élite à certaines consommations juvéniles et s'avère au contraire propice à l'expérimentation de la « première cuite » ou du « premier joint ».

« On se faisait des apéros entre nous le week-end à l'internat. Donc là, on rigolait beaucoup plus avec de la musique dans les chambres et de l'alcool qu'en boite. Et c'est là que j'ai pris ma première

cuite! On était parti dans un délire, on picolait, c'était la première fois, on s'est dit « allez on va

goûter! » On goûte, on recommence et voilà. On a vomi, et puis après ça ne va pas empêcher de

recommencer ! C'était marrant l'état d'euphorie dans lequel on était donc on recommençait »

(Delphine, basketteuse, Nationale 1).

« Ça m’est arrivé de fumer des joints la première année à l’internat. Pour essayer, parce que je ne

savais pas si j’allais rester. Donc ouais ça m’est arrivé de fumer, boire un petit peu de tout aussi.

C’était parce qu’on se marrait. […] C'était l'année dernière surtout, il y avait un groupe de nageurs

qui ne pensait qu'à faire la fête. Donc toi forcément tu arrives là et tu te laisses vite entraîner »

(Flavien, nageur, Pôle Espoir).

L'expérimentation de ces pratiques déviantes met ainsi en évidence l'importance du groupe de pairs. La capacité à prendre de l'alcool ou de la drogue devient, comme dans les grandes écoles (Masse, 2002), un vecteur de sociabilité, preuve de convivialité. Les enquêtés relatent souvent leur

100 Si les filles et les garçons participent aux sociabilités festives, ils ne le font pas de la même manière. Les garçons le font plus fréquemment, souvent dans l'excès, affirmant leur masculinité en « tenant l'alcool ». Il existe donc des différences sexuées dans les manières de boire même si celles-ci tendent à s'estomper. De plus, ce type de sociabilité favorise également les rapprochements entre fille et garçon dans les contextes hétérosociaux, voire même entre filles dans les contextes homosociaux. Ainsi, les sociabilités festives et leur fonction sous-jacente seront approfondies dans la partie V.

101 Une pratique déviante ne l'est pas en soi mais le devient au regard de la norme imposée. Ici au regard de la norme imposée par l'institution sportive qui proscrit toute possession, consommation d'alcool et/ou de drogue dans

première cuite ou celle de leurs camarades en internat. La consommation de cannabis est également plus fréquemment abordée par les garçons que par les filles102. L'internat, la chambre et autres

espaces libres deviennent ainsi des « espaces de résistance » (Persell, Cookson, 2001, p. 58) à l'institution sportive. Espaces de rejet de règles définies par l'institution, les chambres restent malgré tout des espaces contrôlés, où l'institution se réserve le droit d'entrer et de réaliser des contrôles de manière impromptue. Les jeunes doivent ainsi trouver des moyens pour détourner le règlement.

« On ne s'est jamais fait attraper. C’est bizarre d’ailleurs ! Tous les samedis on ne faisait que boire parce que le dimanche on n'avait pas entraînement. Donc on faisait une feinte. Tous les samedis, on

achetait des bouteilles, on allait dans la forêt et on faisait les mélanges dans des bouteilles en plastique. Après on jetait les bouteilles et on remontait avec les bouteilles en plastique à l’internat.

Donc s’ils nous fouillaient, ils trouvaient des bouteilles en plastique. Donc on ne s’est jamais faits choppés » (Flavien, nageur, Pôle Espoir).

En milieu urbain, les possibilités de contourner le règlement sont plus importantes. Ainsi certains sportifs prennent le risque de « faire le mur » afin d'explorer les sociabilités extérieures au monde sportif. Beaucoup moins fréquentes, ces pratiques varient étroitement avec la fiabilité du système de surveillance mis en place à l'internat. Dans certaines structures, l'isolement dans les étages supérieurs et les barreaux aux fenêtres rendent difficiles les escapades.

« On allait en ville, on allait à l’Amnésia à l’époque. On marchait, c’était la vraie mission ! On traversait le chemin de fer, on pouvait mourir quatre fois ! Mais c’est pas grave on y allait quand même. Une fois il y en a qui se sont faits attraper, un week-end où j'étais rentrée chez mes parents. Et

ceux qui se sont fait attraper se sont faits virer. Ils ne rigolent pas avec ça. Maintenant il y a même

des barreaux aux fenêtres. Plus les années passent et plus ils resserrent les règles » (Manon, basketteuse, Nationale 1).

« Missions », « défis », à l'intérieur ou l'extérieur de la structure, dans ce type de pratique, les aînés jouent souvent un rôle d'initiateur. S'ils peuvent servir de modèles au regard de l'institution sportive, ils connaissent également les lieux et les « bons tuyaux » pour contourner les règles.

« Les premières sorties à 14, 15 ans avec les grandes et tout c’était cool ! Et puis on allait voir les garçons… moi je fumais pas mais bon on buvait un peu. Les grandes fumaient du shit alors que

nous, naïves qu’on était à 15 ans, on disait que non, on était sportive, on peut pas fumer. Et en fait de voir les filles fumer comme ça, ça me décevait en fait, ça ternissait l’image de la sportive de haut niveau que j’imaginais. Et puis bon après, oula ! J’ai vu que l’on pouvait concilier les deux ! Même

si moi je ne suis pas comme ça, je ne fume pas et je ne bois pas. Juste à l’occasion. Au début j’étais un

102 12 filles sur 24 contre 11 garçons sur 16 déclarent avoir consommé du cannabis dans leur contexte de pratique sportive.

petit peu déçue par ça, de les voir se cacher comme ça à 17, 18 ans. [...] Dès qu’on pouvait on faisait

le mur ! En centre de formation en plus on était avec des filles plus âgées donc forcément on suivait. Par exemple on a fait le mur pour (un festival de musique) ! On était allées au (festival de

musique), ça c’était super, et puis en ville aussi, en boite. […] En fait c’étaient les anciennes, elles

avaient tous les tuyaux, et connaissaient tous les moyens pour sortir. Et donc on bloquait la porte

avec une pierre, comme ça on pouvait sortir et rentrer. On essayait de rentrer avant quatre heures ou cinq heures du matin, pour rentrer avant que les surveillants se lèvent. Après elles faisaient attention pour que ça ne se voit pas trop qu'elles avaient bu. Elles pouvaient être un peu gaies, mais généralement elles décuvaient avant d’arriver à l’internat » (Naïma, basketteuse, Nationale 1).

Déçue dans un premier temps par les pratiques festives des aînées, très vite Naïma s'initie en les suivant dans leurs virées nocturnes. Ainsi, la première année constitue « une année de test ». Au- delà de la découverte du haut niveau et de ses exigences, les jeunes sportifs sont tentés par l'expérimentation de pratiques illicites défavorables à leur double formation sportive et scolaire.

« La première année tu testes ! (rires) C'est fou tout ce que tu es capable de faire faire à ton corps ! (rires) Mais je pense que tu ne peux pas le faire longtemps ça. Les premières fois ça marche super

bien, et limite tu es encore euphorique quand tu arrives à l'entraînement. Bon après tu te tapes quand même des gros coups de barre dans l'après-midi. Mais bon j'arrivais à enchaîner des soirées

avec les cours et les entraînements le soir, mais bon tu ne peux pas le faire trop souvent ! Après tu te calmes ! Et puis bon, vu les résultats sportifs et scolaires que j'ai eu la première année j'ai compris

qu'il fallait que je me calme ! » (Amélie, boxe française, Pôle France).

Cependant, une fois l'expérimentation réalisée et la place au sein du groupe acquise, les sportifs prennent conscience de l'impossibilité d'allier festivités intenses et activités sportives de haut niveau. Tout comme Amélie, nombreux sont ceux qui se retrouvent en échec sportif et scolaire la première année. Progressivement, les jeunes sportifs apprennent à gérer les sociabilités festives pour s'accorder avec les exigences sportives et scolaires imposées. Ainsi, dans un premier temps, les adaptations secondaires prennent la forme d'adaptations désintégrantes qui perturbent le fonctionnement de l'institution en s'opposant à celle-ci et contrarient le maintien des jeunes au sein des structures. Cependant, dans un deuxième temps, les adaptations secondaires deviennent des adaptations intégrées, et se rapprochent alors des adaptations primaires dans l'acceptation des contraintes institutionnelles. Ces adaptations se réalisent alors sans revendiquer un changement radical de l'institution (Goffman, 1968, p. 255).