• Aucun résultat trouvé

3.2. Cas limites

3.2.2. Le speedrun

Un deuxième cas limite est celui du speedrun, que Scully-Blaker définit comme « le processus de terminer un jeu aussi rapidement que possible sans recourir à la triche ou à des dispositifs de triche »27 (Scully-Blaker, 2014). Le speedrun est généralement considéré comme une activité

difficile, demandant un haut niveau d’habileté et une connaissance parfaite du jeu sur lequel le praticien s’exerce. De plus, la pratique s’apparente au jeu sous contrainte, puisque tous deux présupposent, au premier abord, l’ajout de nouvelles règles plus complexes à un jeu. Plusieurs points nous semblent cependant intéressants à approfondir avant de déterminer s’ils entrent où non dans le domaine de la contrainte ludique telle que nous l’envisageons.

Tout d’abord, il est important de noter qu’il existe deux manières de rendre le jeu plus difficile, deux types de règles qui peuvent être affectées. Le premier type est celui des moyens dont parle Parlett (1999 : 3), c’est-à-dire des règles qui régissent les possibilités d’action qu’a le joueur pour atteindre un objectif, et celles qui régissent ses obstacles – c’est-à-dire les moyens de son adversaire, ici l’ordinateur. Le second type est celui des objectifs, soit la ou les règles qui déterminent à la fois les conditions de victoire d’un jeu et ses conditions de défaite.

Le speedrun est un type de contrainte qui porte sur une règle d’objectif, ce qui diffère du reste des contraintes que nous allons étudier. Jusqu’à présent, nous avons considéré des contraintes qui augmentaient la difficulté pour atteindre un objectif pré-déterminé par le jeu. Or le speedrun se

propose d’augmenter la difficulté de l’objectif même. Pour évaluer les implications de cette différence, il nous faut observer les speedruns de différents jeux vidéo.

Si l’on prend le cas de Super Mario Bros, deux types de speedruns sont possibles —et peuvent d’ailleurs alterner dans une même itération. Le premier se déroule à l’intérieur des niveaux, le second peut être considérée comme partiellement extérieur. Dans la partie interne, il s’agit simplement de terminer le niveau le plus rapidement possible, en maîtrisant parfaitement le timing de chaque saut. Dans le cas d’un jeu comme Super Mario Bros, cette manière de jouer n’implique cependant pas d’augmentation de la difficulté : les niveaux sont originellement créés avec un compteur de temps, qui punit le joueur qui ne parviendrait pas à terminer le niveau dans le temps imparti et qui récompense la rapidité d’exécution par des points supplémentaires. Dès lors, terminer le plus rapidement possible fait partie de ce que le jeu encourage à faire et ne peut être considéré comme du jeu sous contrainte. La seconde partie d’un speedrun de Super Mario Bros consiste non pas à terminer rapidement des niveaux, mais à en omettre certains complètement. Il est en effet possible d’exploiter la conception du jeu pour passer de certains niveaux à d’autres sans avoir à affronter ceux qui les séparent normalement. Ici, à nouveau, il ne s’agit pas d’une contrainte, bien au contraire : le joueur diminue drastiquement le nombre d’obstacles que contient son parcours. Cet exemple d’omission d’une partie d’un jeu peut se présenter de manière plus poussée encore : il existe, par exemple, un speedrun de Pokémon Jaune (Game Freak, 1999) où le joueur manipule le jeu de sorte qu’il peut atteindre la séquence de victoire sans avoir jamais eu à combattre le moindre adversaire (Scully-Blaker, 2014). Ici, il ne se confronte plus à aucun obstacle ni même aucun moyen n’est employé, et ce type de speedrun en viendrait presque à faire perdre à Pokémon son statut de jeu, tant cette itération nie le game.

Cependant, dans un jeu ne possédant originellement pas de condition de défaite ou de victoire liée au temps, en ajouter une comme le fait le speedrun peut-il être considéré comme une contrainte ? En premier lieu, il est important de distinguer deux types de temps dans le jeu vidéo, à savoir le temps comme un facteur de performance et le temps comme un cadre de performance (Karhulathi, 2013a). En d’autres termes, le temps peut être un timing dans lequel une action doit être effectuée pour parvenir à accomplir un but (sauter au bon moment dans Super Mario pour éviter un goomba), mais il peut aussi être une condition de victoire ou de défaite (terminer le niveau dans un temps imparti).

Dans le jeu Dark Souls, le joueur doit affronter une série de monstres titanesques dans des combats demandant une grande précision au niveau des timings pour réaliser ses attaques comme ses parades et esquives, soit un jeu où le temps comme facteur de performance est particulièrement important. Il n’est cependant pas un cadre de performance, puisque Dark Souls ne possède pas de limite de

temps, et que le fait d’aller vite n’est pas nécessaire à la victoire du joueur. Comment se manifeste donc un speedrun de Dark Souls et que demande-t-il au joueur ? Premièrement, le joueur se doit de ne pas mourir — car cela lui ferait perdre du temps — et d’éliminer les ennemis rapidement, voire de passer à côté d’eux sans les combattre. Un autre élément important à mettre en évidence est que le joueur ne prendra pas le temps d’allumer les feux de camp répartis dans les niveaux, qui constituent des points de sauvegarde et un moyen de regagner de la vie. Or, ne pas mourir n’est pas contraignant : c’est évidemment ce que le jeu demande au joueur de faire. D’un autre côté, le fait de tuer un ennemi est encouragé par le jeu, puisqu’il rapporte des âmes — sortes de points d’expériences — qui permettent d’améliorer son personnage ; de même, interagir avec un feu de camp est bénéfique, puisqu’il éloigne les conditions de défaite et permet de sauvegarder sa progression, donc de ne pas devoir recommencer le jeu du début si l’avatar venait à mourir.

Si le fait d’éviter ce type d’aide ludique rend bien le jeu plus difficile, de tels choix ne sont pas consciemment et volontairement imposés dans le but de rendre la tâche plus ardue : ils ne sont que le résultat de la volonté initiale d’aller vite, et constituent donc des stratégies optimales de jeu dans ce cadre. C’est ce que Thierry Groensteen précisait en abordant la Vache qui regardait passer un train de Caran d’Ache, qui ne se contraignait pas à reprendre sept fois la même vignette quasiment à l’identique, puisque cette reprise servait son propos et constituait une stratégie optimale pour transmettre celui-ci (OuBaPo, 1997 : 25). De même, dans le speedrun de Dark Souls, le fait de n’allumer aucun feu de camp n’est pas imposé a priori, mais constitue la stratégie optimale pour atteindre un idéal de vitesse. Ainsi le speedrun ne renforce pas la difficulté de la structure de jeu, mais il reconfigure l’utilité des éléments le composant, et ce qui constitue une stratégie optimale diverge d’une itération classique du jeu, sans pour autant que cette reconfiguration soit considérable comme une contrainte.

Dans le cas d’un jeu où le temps n’est pas un facteur de performance, comme un jeu d’énigme tel Professeur Layton et l’étrange village (Level-5, 2007), le speedrun n’apparaît pas non plus comme une contrainte. À nouveau, l’impératif de vitesse du speedrun n’exige pas de résoudre les énigmes rapidement, en ce que la pratique n’implique en aucun cas qu’il faille les résoudre : comme Karhulahti le précise, résoudre une énigme n’équivaut pas à énoncer sa solution (Karhulahti, 2013b). Le speedrun ne se déroule jamais dans une première partie, et le speedrunner aura tout le temps d’apprendre à l’avance les réponses des différentes énigmes auxquelles il devra faire face pour pouvoir entrer leur solution le plus rapidement possible. Une nouvelle fois, le speedrun n’est pas contraignant, car il n’augmente pas la difficulté du jeu. Il a cependant pour effet de transformer le jeu d’énigme en un jeu de réflexe, car l’effort de précision et de rapidité demandé pour entrer les solutions des différents puzzles est rendu non-trivial par l’impératif de vitesse (Karhulahti, 2013a).

Ces différentes remarques n’impliquent pas qu’imposer une limite de temps à un jeu où le temps n’est pas un critère de performance n’est pas une contrainte. Ainsi, imposer une limite de temps pour la résolution d’une énigme — dont le joueur ne connaîtrait pas la solution à l’avance, comme dans une première partie de Professeur Layton — pourrait être considéré comme la rendre plus difficile, puisqu’une nouvelle condition de défaite apparaît. Cependant, l’énigme en elle-même n’a pas changé, de même que les moyens offerts au joueur pour la résoudre. Le joueur doit certes délivrer une meilleure performance, être plus efficace, mais sa tâche n’est pas rendue plus ardue : il s’agit ici d’ajouter une règle d’objectif supplémentaire, plutôt que d’influer sur les règles de moyens ; le jeu qui en résulte est radicalement différent, le joueur ne joue plus au même jeu avec des moyens réduits, mais il joue avec les mêmes moyens à un jeu plus difficile. Si ce type de pratique mérite d’être étudié, pour lui-même ou en relation avec notre objet, les modifications de règles d’objectif ne seront donc pas considérées ici comme relevant du domaine de la contrainte ludique.

Pour autant, il est malgré tout possible d’envisager le temps comme un médium de création de contraintes, notamment par l’effet inverse, à savoir l’attente. Dans le jeu de stratégie au tour par tour Advance War : Dark Conflict (Intelligent System, 2008), le joueur affronte un ordinateur, chacun devant détruire la base adverse. Pour ce faire, il leur faut se disputer l’accès à des ressources qui leur permettent de créer des unités. Un exemple de contrainte mobilisant le temps consisterait non pas à jouer le plus rapidement possible (ce qui constitue une stratégie valable, voire encouragée dans ce genre de jeux), mais plutôt de ne pas jouer pendant un certain nombre de tours — d’attendre, donc. Ainsi, l’ordinateur (ou l’adversaire de manière générale) se voit offrir du temps pour obtenir un avantage supplémentaire, que le joueur devra pallier.

En conclusion, il faut d’abord mettre en évidence qu’il est préférable de parler de speedruns au pluriel. En effet, si la pratique semble répondre au même impératif de vitesse dans son ensemble, il en résulte des comportements différents selon les types de structures de règles qui les régissent. Nous avons vu que les effets qui résultent de cet ensemble de pratique ne peuvent être considérés comme des contraintes, bien qu’ils puissent se comporter d’une manière similaire, en raison de leur caractère accidentel, de leur imposition involontaire. Ensuite, nous avons pu déterminer que la modification des règles d’objectifs, en créant un jeu différant plutôt qu’en augmentant la difficulté de la structure initiale — et contrairement à l’addition de règles de moyen — ne relève pas de la contrainte ludique telle que nous la définissons. Enfin, nous avons, malgré tout, pu mettre en évidence qu’il est possible d’imposer des contraintes liées au temps, comme l’exemple d’Advance War l’a illustré.