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Le Nuzlocke Challenge est un cas de ce que nous avons nommé une contrainte complexe c’est-à- dire un ensemble de contraintes simples fonctionnant ensemble. Chacune des règles composant ce système va donc provoquer des effets sur la structure de jeu, mais la combinaison de celles-ci aura aussi un impact que les différentes règles n’auraient pas données l’une sans l’autre. Dans ce point, nous analyserons en premier lieu les effets provoqués par chaque contrainte simple prise individuellement, avant d’évaluer les résultats donnés par l’union des deux.

La première règle constitutive du Nuzlocke Challenge prend la forme d’une interdiction partielle, à savoir le fait de ne pouvoir capturer que le premier pokémon de chaque zone. Il s’agit d’une interdiction, d’abord, car son objectif est de restreindre une mécanique de jeu — la capture — et non pas un élément tel que la « pokéball »44 ; elle est partielle, ensuite, car la possibilité d’action est

au moins en partie laissée au joueur, là où l’on peut envisager une contrainte totale exigeant de ne capturer aucun pokémon (la première créature obtenue, communément appelée starter, est offerte au joueur par un personnage non-joueur). Cette première règle va engendrer une série de modifications dans les possibilités d’action du joueur, qui peuvent varier selon les versions du jeu (Rouge Feu, Rubis, Diamant, etc.)

D’abord, les stratégies optimales vont se retrouver bouleversées car soumises à l’aléatoire. En effet, le jeu Pokémon, dans ses différentes versions, propose au joueur de capturer le plus de créatures possibles et de choisir parmi elles une équipe de six membres afin de trouver la combinaison la plus efficace. Or, ici, le choix offert se retrouve drastiquement réduit, puisque bon nombre de pokémons ne seront jamais attrapés. La règle impose alors au joueur de sélectionner la meilleure équipe envisageable sur base du peu de possibilités offertes, entraînant par la même l’utilisation de monstres généralement délaissés par les joueurs, comme l’explique Nick Franco45.

La conséquence la plus visible concernant le choix des membres d’une équipe est l’absence de pokémon légendaire46. L’apparente impossibilité de capturer ces créatures (situation illustrée par

Franco dans sa bande dessinée lorsqu’il rencontre le dieu de la terre « Groudon »47) est cependant

parfois résolue par les joueurs, qui adoptent alors une stratégie de contournement de la règle du Nuzlocke : en employant l’objet « repousse », il est possible de ne pas rencontrer de pokémon sauvage avant d’arriver à certains légendaires, qui apparaissent alors comme les premiers monstres

44 Objet utilisables par le joueurs afin de capturer un pokémon.

45 Franco, Nick, s.d., « about », Nuzlock.com, URL : http://www.nuzlocke.com/about/ (23/03/2020).

46 Un pokémon légendaire est une espèce ne pouvant être capturée qu’une seule fois et ne pouvant pas se reproduire, généralement plus puissante que la moyenne et donc souvent privilégiée par les dresseurs dans la composition de leur équipe.

47 Franco, Nick, s.d. « Pokemon : Hard-Mode page 58 », Nuzlocke.com, URL :

rencontrés dans une certaine zone. Cette manière d’exploiter les règles relève de ce que Salen et Zimemrman nomment les dedicated players (ou joueurs engagés), qui font usage de degenerate strategies. Ces joueurs particulièrement zélés n’hésitent pas à employer des méthodes initialement non anticipées par ceux qui ont créé les règles mais que ces règles permettent d’actualiser (Salen et Zimmerman, 2004 : 269-273). À l’intérieur du challenge initialement prévu pour augmenter la difficulté du jeu et modifier les équipes traditionnellement employées, il est donc possible de moduler cette difficulté et de lutter contre les règles afin de conserver partiellement les équipes optimales que le jeu permet originellement de former.

Ensuite, le fait de ne pouvoir capturer des pokémons qu’en quantité limitée et relativement aléatoirement induit une possibilité de ne pas obtenir certains types de créatures : chaque pokémon peut apprendre une série de capacités, parmi lesquelles certaines permettent d’interagir avec le monde en dehors des combats (où elles sont principalement mobilisées). Il en va ainsi pour les capacités dénommées « surf » et « vol », la première ne pouvant être maîtrisée que par certaines créatures capables de nager, la seconde de voler. Or il est possible que, par l’effet du hasard, le joueur ne soit pas en mesure de capturer de monstre adéquat en temps voulu ; la capacité surf est nécessaire à la poursuite de la trame narrative des jeux, mais il est possible qu’un joueur malchanceux arrive au moment fatidique de sa nécessité sans pouvoir l’employer. Cette possibilité a été pensée par les joueurs, et il est généralement admis qu’une dérogation est réservée à ce cas, avec la possibilité de capturer un pokémon spécifiquement pour employer surf, sans pouvoir mobiliser la créature en combat48. Un problème se pose néanmoins lorsque les règles du Nuzlocke Challenge

sont directement intégrées dans des fan-games, où cette situation fait virtuellement office de game over, l’aventure ne pouvant se poursuivre. Il en va de même pour la capacité vol, qui est l’équivalent d’une fonction « voyage rapide » permettant de se déplacer instantanément d’une ville à une autre sans avoir à parcourir le chemin les reliant — et donc d’éviter une série de confrontations potentiellement dangereuses et répétitives.

Enfin, si cette première contrainte peut entraîner des changements majeurs volontaires et d’autres collatéraux, elle peut aussi créer une série d’effets mineurs. Parmi ceux-ci, et dans deux versions en particulier — Pokémon vert feuille et Pokémon rouge feu (Game Freak, 2004) — certains objets ne sont accessibles qu’une fois que le joueur a capturé un certain nombre de monstres différents. Si ceux-ci ne sont pas indispensables à la complétion du jeu, ils donnent des avantages parfois considérables pour la progression du joueur. Si nous ne relèverons pas ici l’ensemble des éléments modifiés par l’imposition de cette première règle en apparence très simple, nous avons pu mettre en évidence la variété des effets qui en découlent déjà au niveau purement formel.

48 « Nuzlocke Challenge », Bulbapedia.bulbagarden.net, URL :

La seconde contrainte simple concerne les pokémons mis K.O. au cours d’un combat ou à cause de l’effet du statut « poison » dans les premières versions du jeu. Dans les jeux originaux, une créature mise hors-combat ne peut plus participer aux affrontements avant d’avoir été emmenée dans un « centre pokémon », réanimée par l’utilisation de l’objet « rappel » ou encore par l’action de certains personnages non-joueurs ; à noter que le fait d’être K.O. n’empêche pas la créature d’employer certaines capacités en dehors du combat, tels surf et vol précédemment citées. Le Nuzlocke Challenge, dans sa version originale, exige que tout pokémon K.O. soit considéré comme mort et donc aussitôt relâché (certaines variantes proposent de stocker ledit monstre sur un PC sans pouvoir jamais le remettre dans son équipe). Il s’agit ici d’une contrainte par obligation totale : obligation car le joueur se voit forcé d’employer une mécanique dans un certain contexte, à savoir le fait de relâcher une créature49 ; totale ici car elle s’applique à chaque occurrence de la situation

donnée.

Cette contrainte induit principalement un changement d’importance de certains éléments à l’intérieur des combats, et potentiellement une prudence accrue, car la punition liée à la condition de défaite qu’est le K.O. devient beaucoup plus grande. Ainsi, et comme l’illustre la BD de Nick Franco, les coups critiques (qui augmentent aléatoirement les dégâts causés par une attaque) deviennent des éléments extrêmement redoutables, qui peuvent changer du tout au tout une aventure50. De même, dans les premières versions de la série de jeux, l’effet du statut poison, par le

fait qu’il réduit progressivement la vie d’un pokémon jusqu’à le terrasser et ce en dehors même des combats, devient d’autant plus à craindre que manquer d’« antidote » peut causer la mort définitive d’un membre de l’équipe.

Certains objets présents dans le jeu sont rendus inutiles par l’ajout de cette règle. Il en va ainsi pour le « rappel » et le « rappel max », qui ont pour effet de remettre sur pied un pokémon K.O. avec tous ou une partie de ses points de vie. Certaines tactiques voient elles aussi leur viabilité diminuer, comme le fait de sacrifier un pokémon faible le temps de soigner une créature plus puissante : les combats se déroulant au tour par tour, si un joueur utilise un objet de soin sur un monstre en train de combattre, celui-ci risque de subir de nouveaux des dégâts juste après avoir été soigné ; une tactique commune consiste en le fait d’envoyer sur le terrain un pokémon avec un faible potentiel, le temps de soigner l’autre, ce qui résulte généralement en le sacrifice du premier. Or, ici, une telle stratégie constitue un suicide irrémédiable de la créature utilisée comme bouclier, conséquence qui rend un

49 La variante citée ci-dessus peut être envisagée comme une interdiction d’employer un pokémon K.O., mais nous nous focaliserons ici sur la version originelle du Nuzlocke Challenge de Nick Franco, en raison de sa plus grande cohérence avec la bande dessinée issue de celui-ci.

50 Franco, Nick, s.d. « Pokemon : Hard-Mode page 58 », Nuzlocke.com, URL :

tel mouvement moins viable. De même, une capacité comme « auto-destruction », dont la puissance dévastatrice a pour prix le K.O. du monstre qui l’emploie, se retrouve aussi peu envisageable. Les derniers effets envisagés ici voient leur impact redoubler lors de l’application conjointes des deux règles constitutives du Nuzlocke Challenge : la disparition d’un pokémon est d’autant plus punitive lorsque ceux-ci ne sont disponibles qu’en quantité limitée dans une même partie. De ce phénomène découle un autre, également lié aux conditions de défaite mais dans une perspective plus globale. Si nous avons ainsi nommé le fait de voir sa créature tomber K.O., la véritable condition de défaite du jeu survient lorsque les six membres de l’équipe d’un joueur se retrouvent simultanément hors de combat. La punition normalement liée à cet événement consiste en la téléportation du joueur au dernier « centre pokémon » qu’il a visité et par la perte d’une partie de son argent. Dans le cadre du Nuzlocke Challenge, deux possibilités sont à considérer : soit le joueur estime que la partie prend fin dès lors que son équipe a été entièrement vaincue, soit il prend aussi en compte les pokémons restant potentiellement dans le stockage du PC. Dans les deux cas, il arrive un moment où la partie ne peut plus continuer et la sauvegarde doit être effacée pour reprendre une nouvelle aventure. Le Nuzlocke Challenge produit l’apparition d’une défaite absolue, d’une punition totale, qui demande de recommencer le jeu en perdant toute la progression acquise jusqu’alors, cas qui ne survient pas dans le jeu d’origine.

Cette nouvelle condition de défaite générée par la contrainte change à nos yeux — au moins partiel — le genre de la série de RPG que sont les Pokémons. Par l’addition d’un système de permadeath (ou mort permanente), soit une condition de défaite dont la punition équivaut à la perte de toute progression dans la partie, le jeu voit ses caractéristiques se rapprocher de celles du rogue- like, un genre vidéoludique dont les principales caractéristiques sont la génération procédurale des niveaux, la mort permanente du personnage et la sauvegarde unique (ce dernier élément étant déjà présent dans la série des Pokémon ; Bazile, 2018). Certes, ce changement ne suffit pas à faire basculer le genre de Pokémon, mais il permet de mettre à jour une possibilité sur laquelle nous reviendrons dans notre étude, celle du passage d’un genre à l’autre par l’intermédiaire de la contrainte.