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3.3. Éléments minimaux de la contrainte

3.3.4. Sandbox

Nous avons vu qu’un jeu pouvait être dépourvu de condition de victoire mais se prêter à la contrainte, en prenant l’exemple de Tetris. Cependant, si le jeu Tetris ne possède pas de victoire définitive, il contient quand même un objectif : celui de battre son propre record ou celui d’un autre, record manifesté par un compteur de score. Mais que se passe-t-il si un jeu comprend une condition de défaite, mais pas d’objectif ? Ces jeux dépourvus d’objectif, où le joueur se voit offrir une importante liberté dans l’univers proposé par l’œuvre — donc dans sa structure de règles — sont communément appelés sandbox ou bacs à sable (Lecomte, 2012). Cette catégorie de jeux « sans objectifs » contient plusieurs cas qui diffèrent au moins en partie les uns des autres, aussi nous en analyserons trois afin d’y étudier la pertinence de la contrainte : Minecraft (Mojang, 2008), Grand Theft Auto V (Rockstar North, 2013) (généralement abrégé en GTA V) et Garry’s Mod (Facepunch Studios, 2006).

Dans le jeu Minecraft, le joueur doit — ou plutôt peut — récolter des ressources pour construire ce qu’il souhaite (à la manière d’une boîte de legos) affronter des monstres, créer des potions, etc. Le joueur est doté d’une barre de vie et d’une barre de faim, la seconde se vidant progressivement s’il ne mange pas régulièrement ; si la barre de faim se vide entièrement, le joueur subira des dégâts jusqu’à conserver un unique point de vie. Il existe donc bien, dans Minecraft, une condition de défaite, la mort, qui se déclenche lorsque la barre de vie tombe à zéro. On pourrait estimer que le joueur peut se contraindre dès lors qu’il se refuse la possibilité de s’alimenter, ce qui le rapproche de la condition de défaite ; de même, il peut s’interdire d’utiliser des épées, qui constituent un bonus pour terrasser les monstres, principaux obstacles du jeu. Si le jeu ne propose pas d’objectif par lui- même (au moins jusqu’à la version 1.0.0 où apparaît l’Ender Dragon, dont la défaite déclenche un générique de fin), il « encourage » cependant certaines actions : d’une part, le système de looting (le fait pour un monstre de générer un objet lorsqu’il est vaincu) indique au joueur qu’il est bénéfique de tuer les monstres, de même que l’expérience engrangée, qui débloquera la possibilité d’enchanter son équipement pour vaincre plus aisément des monstres ou récolter plus facilement des ressources. Le jeu indique donc au joueur qu’il est dans son intérêt de terrasser les créatures hostiles, et cela équivaut à se contraindre que de renoncer à le faire. Cependant, il existe un mode de difficulté

« paisible », où aucun monstre n’est généré par l’ordinateur. La présence de ce mode de jeu apparaît comme un contre-argument affirmant que le jeu n’encourage pas forcément le combat. Enfin, si le jeu peut certes être rendu plus difficile (en se privant des éléments éloignant la condition de défaite), quel objectif est plus difficile à atteindre ? Le jeu Minecraft, s’il est dépourvu d’objectif prédéfini, n’en est pas moins pourvu d’une infinité d’objectifs potentiels : tuer l’Ender Dragon, construire un palais, amasser un millier d’items de chaque type, etc. Ainsi, nous considérerons que la contrainte est possible dans Minecraft, à la condition d’y ajouter au préalable une « règle d’objectif », une condition de victoire supplémentaire.

Le jeu GTA V est généralement considéré comme ayant une dimension de bac à sable ; c’est ainsi qu’il est perçu par la communauté des joueurs, en témoigne le système de « tags » de la plateforme Steam, qui permet de laisser les joueurs définir le(s) genre(s) d’un jeu. Cette dimension de bac à sable n’est pourtant pas équivalente à celle de Minecraft puisque GTA V possède à la fois un mode histoire très complet, pourvu de nombreuses missions et donc d’objectifs tout aussi nombreux, et une série de mini-jeux eux-aussi dotés d’objectifs, de conditions de défaite et de victoire. Cependant, GTA V est aussi propice à la création de jeux à l’intérieur de lui-même, soit que les joueurs se livrent librement dans les rues de Los Santos aux activités créées de telle manière, soient qu’ils les formalisent dans des mini-jeux à part entière officiellement intégrés dans le mode en ligne. En d’autres termes, les joueurs créent des systèmes de règles ayant pour origine le système de GTA V (son moteur graphique, sa physique, les objets et mécaniques déjà à la disposition du joueur), en formalisant à la fois un nouvel ensemble d’objectifs et de règles.

Cet ensemble de règles constitue ce que Parker appelle expansive gameplay, c’est-à-dire une série de règles imposées par les joueurs par-dessus celles du jeu original (2011 : 2-3). Cette définition semble à première vue similaire à notre définition de la contrainte ; cependant, une différence majeure sépare ce concept de la contrainte : les règles proposées par Parker ne rendent pas le jeu plus difficile.

En effet, les joueurs de GTA V qui se livrent, par exemple, à une course de voiture improvisée créent un objectif nouveau et choisissent d’ignorer totalement le reste du jeu et ses éventuels objectifs initiaux. Il ne s’agit plus de jouer à GTA V avec des règles en plus, mais plutôt de jouer dans GTA V avec d’autres règles. Le titre originel est ici vu non pas comme un jeu, mais comme un moteur, qui offre la possibilité de créer une série de nouveaux jeux, à l’image d’un jeu de cartes : un deck traditionnel de cartes à jouer n’est en lui-même pas un jeu, il est une série d’éléments qui fonctionnent ensemble pour créer de multiples jeux, ce que Salen et Zimmerman appellent un game system (ou système de jeu en français ; 2004 : 546). Les activités de ce type, dont GTA V permet la création, ne relèvent donc pas de la contrainte, car elles ne forment pas réellement un game établit

par-dessus un autre game par l’intermédiaire du play, mais plutôt un game établit sur base d’un game system.

Cette proposition nous amène au dernier exemple de bac à sable : Garry’s Mod. Celui-ci, bien qu’il soit parfois considéré comme un jeu — catégorisé donc comme un bac à sable — revient plutôt à ce que nous venons d’illustrer avec GTA V, c’est-à-dire un game system, sur base duquel les « joueurs » pourront créer leurs propres modes de jeu. Le logiciel utilise le moteur Source du développeur Valve, dans lequel les utilisateurs peuvent faire apparaître et manier des personnages, des équipements et différents objets, afin de créer des mini-jeux à l’intérieur du système qu’est Garry’s Mod. À la différence de GTA V, il n’y a ici pas de mode histoire ou de mini-jeux déjà proposés de base en son sein. Ainsi, contrairement aux bacs à sable précédemment analysés, il n’y a ici ni condition de victoire, ni objectif, ni condition de défaite, et le « jeu » se rapproche plus d’un programme de création de jeux vidéo tel que la série des RPG Maker (ASCII, 1997). Aussi n’est-il pas possible de contraindre Garry’s Mod en lui-même, bien qu’il soit évidemment possible de créer, en son sein, des jeux qui pourront éventuellement être contraints par la suite.

En conclusion, nous avons pu constater qu’il était possible de contraindre aussi bien des challenges kinesthésiques que des challenges stratégiques et des puzzles. Pour ce faire, une liberté de choix minimale est cependant nécessaire. Ainsi, une énigme comme la première du jeu Professeur Layton et l’étrange village, qui ne présente qu’un choix binaire, ne peut être contrainte. Ce phénomène se résorbe dès lors que le jeu introduit des bonus que le joueur pourra choisir de limiter, comme c’est le cas pour les picarats de ce même jeu. Nous avons également pu mettre en évidence qu’une condition de victoire n’est pas strictement obligatoire — comme dans le cas de Tetris —, mais que la contrainte nécessite malgré tout la présence d’un objectif apparent, ce qu’ont permis de démontrer les sandbox. Enfin, une condition de défaite se révèle indispensable, même si elle peut ne pas être accompagnée de punition.