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Rendre plus difficile

3.1. Définir la contrainte vidéoludique

3.1.2. Rendre plus difficile

Nous l’avons vu dans notre définition de la contrainte oulipienne (et oubapienne), une règle, pour être contrainte, ne peut être la voie la plus efficace pour atteindre un objectif. Cette affirmation pose cependant une question essentielle dans notre étude de la contrainte vidéoludique : qu’est-ce que la voie la plus efficace et comment s’en détourner ? Autrement dit, comment rendre le jeu plus difficile ?

Nous avons vu que tout jeu de règle contient un ou plusieurs objectifs, qui, selon Crawford, nécessitent de dépasser des obstacles. Ceux-ci peuvent être passifs (ou statiques) ou actifs (ou dynamiques) (Crawford, 1984). Nous définirons ici un obstacle comme étant tout élément éloignant un joueur d’une condition de victoire du jeu ou le rapprochant d’une condition de défaite. À l’inverse, un bonus est un élément rapprochant le joueur d’une condition de victoire, l’éloignant d’une condition de défaite ou lui conférant un avantage pour atteindre son objectif. Il faut aussi noter que tout jeu contient un système de récompenses et de punitions, indiquant au joueur ce que le jeu souhaite le voir accomplir comme tâches. En prenant l’exemple du jeu Super Mario Bros (Nintendo, 1985), on peut constater que la condition de victoire d’un niveau consiste à atteindre le drapeau à la fin de celui-ci, tandis que la condition de défaite consiste à mourir et perdre une vie. Si un goomba23 touche Mario — l’avatar du joueur —, celui-ci meurt ; le goomba constitue donc un

obstacle. À l’inverse, si Mario attrape un champignon, il grandit et peut être touché une fois de plus avant de mourir : le champignon est donc un bonus. De même, Mario peut ramasser des pièces, qui lui donneront une vie supplémentaire s’il en prend suffisamment : les pièces sont donc des bonus. Cela étant dit, nous devons aussi déterminer dans quel but nous cherchons à définir « rendre plus difficile ». Il ne s’agit pas ici de définir si un jeu est difficile ou non, de traiter de son accessibilité, mais uniquement de montrer comment mesurer si une règle rend le jeu plus complexe. Ainsi, une

23 Le goomba est généralement le premier ennemi rencontré par Mario dans les différents opus de la série de jeu. Leur forme caractéristique de champignon et leur déplacement unidirectionnel invite le jouer à sauter sur leur tête pour les éliminer.

augmentation de la difficulté, même infime, reste une augmentation de la difficulté, et le niveau de compétence du joueur ne nous intéresse pas. Pour prendre un exemple : dans le premier niveau de Super Mario Bros, un premier obstacle se présente sous la forme d’un goomba ; en ajouter un second signifierait ajouter un obstacle, une possibilité supplémentaire de perdre la partie, et bien que cette difficulté puisse sembler minime, il s’agit tout de même d’une augmentation de la difficulté.

De là, nous pouvons déterminer que s’obliger à réaliser une action qui entraînera une récompense n’est pas une contrainte, puisqu’elle consiste seulement à suivre ce que le jeu encourage à faire. Deux éléments sont cependant à considérer. D’abord, se donner l’obligation de prendre tous les bonus peut-il être envisagé comme une contrainte ? Un bonus est-il toujours souhaitable ? Dans le jeu Super Mario Bros 3 (Nintendo, 1988), plusieurs bonus du même type existent : notamment la « fleur de feu », qui permet à Mario d’attaquer à distance, et la « super feuille », qui lui permet d’attaquer au corps-à-corps et de voler sur une courte distance. Ces deux bonus ont des intérêts différents et il est plus souhaitable d’avoir l’un ou l’autre en fonction de la situation. S’obliger à prendre systématiquement tout bonus croisé retire au joueur la possibilité de choisir lequel il activera en fonction de la situation, ce qui le désavantage. Forcer un joueur à prendre un bonus peut dès lors se révéler être une contrainte dans certaines situations.

Ce questionnement sur l’intérêt systématique ou non des bonus amène à interroger les obstacles, plus précisément la manière dont le joueur peut s’en défaire et les comportements que le jeu encourage à leur égard. Le jeu Dark Souls (From Sowftware, 2011) donne un bon exemple de ce problème : dans ce cas, les obstacles prennent la forme d’ennemis qui cherchent à tuer le joueur (il s’agit donc d’obstacles actifs et dynamiques). Si certains obstacles sont obligatoires (comme certains boss24), d’autres sont facultatifs et nombre d’ennemis peuvent être évités. Se forcer à tuer

systématiquement tous les ennemis, plutôt que de les éviter, relève-t-il de la contrainte ? Affronter un ennemi entraîne un risque de défaite — ou a minima de perdre une partie de sa vie, ce qui n’est pas souhaitable car rapprochant de la condition de défaite — ce qui porte à croire que le jeu décourage d’affronter les ennemis. Cependant, vaincre un ennemi rapporte au joueur des âmes, qui lui permettent d’améliorer les compétences de son personnage et donc d’être plus efficace ; ainsi, le jeu encourage à éliminer les ennemis, et s’efforcer de les tuer tous ne peut être considéré comme de la contrainte, vu qu’il s’agit précisément de ce qu’il demande de faire. À l’inverse, n’en éliminer aucun serait contre-productif, car cela reviendrait à se priver des récompenses de leur élimination. Par contre, si une action n’entraîne aucune récompense, s’efforcer de la réaliser est potentiellement de la contrainte : affronter un ennemi facultatif qui n’offrirait aucune récompense utile au joueur

24 Un boss est un ennemi particulièrement difficile, généralement unique, qui peut parfois demander que le joueur entreprenne une action spéciale pour le vaincre.

peut-il être considéré comme « ce que le jeu demande au joueur de faire » ? Dans le jeu Cuphead (Studio MDHR, 2017), King Dice, l’avant-dernier boss, possède dix phases, et le joueur peut le vaincre en n’affrontant que quatre d’entre elles ; se forcer à vaincre les dix phases d’un seul coup constitue une contrainte, car la majorité de ces phases n’offrent aucun avantage au joueur en cas de victoire. Ce point peut se discuter dans le cas où le jeu récompense le joueur par un élément qui ne l’aide pas à atteindre un objectif plus grand. C’est par exemple le cas du système de succès de la plateforme Steam, où les développeurs peuvent récompenser un joueur pour avoir accompli une certaine action (défaire tel ennemi puissant, venir à bout d’un niveau, etc.) sans lui donner le moindre avantage à l’intérieur du jeu ; il en va de même pour une récompense purement cosmétique, qui n’avantage pas le joueur. Nous reviendrons sur ces cas plus tard dans ce travail, lorsque nous parlerons de l’institutionnalisation de la contrainte.

Nous l’avons montré : en envisageant le fait de retirer au joueur le choix de ses bonus, le joueur peut être contraint en affectant ses possibilités d’actions. Aux objectifs et obstacles de Crawford, il nous faut aussi considérer que le jeu est une affaire de ce que David Parlett nommait des « moyens », à savoir des équipements manipulables par le joueur pour atteindre une condition de victoire (ou repousser une condition de défaite ; Parlett, 1999 : 3). En d’autres termes, augmenter la difficulté d’un jeu peut aussi consister à amoindrir les moyens laissés au joueur. Cependant, toute réduction de ces moyens ne peut être considérée comme de la contrainte. Dans le jeu Borderlands (Gearbox Software, 2009), le joueur peut vaincre ses ennemis à l’aide d’armes, plus ou moins puissantes selon leur niveau et leur rareté (blanche, verte, bleue, violette, légendaire/orange et nacrée). Nous l’avons vu avec Groensteen : pour être contrainte, une règle doit restreindre un élément essentiel, doit porter sur une stratégie efficace. De ce fait, si un joueur se pose comme règle de ne jamais employer d’arme de qualité blanche, il ne restreindra pas réellement ses possibilités, puisque l’emploi de ce type d’équipement constitue l’une des stratégies les moins efficientes ; à l’inverse, le fait de s’interdire d’employer des armes de qualité orange ou nacrée serait véritablement une contrainte, car elles ont objectivement de meilleures capacités que leurs homologues blanches et sont donc des équipements optimaux pour atteindre les objectifs du jeu. En somme, une réduction des possibilités d’action du joueur n’est une contrainte que lorsque ladite possibilité constitue une stratégie optimale.