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2.1.1 La racine indo-européenne primaire *bhew-ə-/*bhw-eə-/*bhū-ə- et ses dérivés

En grec classique, le verbe φύω en est venu, comme on sait, à endosser la valeur sémantique factitive de « faire pousser, faire naître, produire », et son sens intransitif premier de « naître », devenu relativement rare à l’actif, a été relégué aux formes médio-passives du paradigme φύομαι, où il apparaît à travers l’acception résultative « être né, être naturellement ».2 Pour autant, il semble bien qu’il faille placer au début de l’histoire du lexème une racine indo-européenne *bhū- « pousser, croître, se développer » qui aurait donc bien trahi, originellement, un sens absolu.3 Cette hypothèse est accréditée par le nombre important de parallèles qu’il est possible de rattacher à ce groupe dans les principales langues dépendant de la famille indo-européenne, et qui ont tous en commun d’avoir trait, de par leur sens, à la désignation de la croissance végétale : ainsi les recherches successives ont-elles pu mettre au jour des interdépendances étymologiques de φύω – dont des traces à l’intérieur du monde hellénophone sont attestées dès l’époque mycénienne4 – avec le champ lexical des plantes et des pousses en arménien, dans diverses langues slaves (dès le vieux slavon) ainsi qu’en albanais.5

L’ensemble du système verbal aurait en fait reposé initialement sur les formes de l’aoriste primitif à voyelle longue φῦναι, ἔφῡν auquel se serait surajouté postérieurement, par analogie avec la formation du thème sigmatique de l’aoriste d’autres verbes à aoriste initialement radical (cf. ἵστημι, βαίνω, δύω etc.), un second aoriste φῦσαι, ἔφῡσα à valence, lui, intransitive. Et ce n’est que plus tard que se seraient développés, dans une tendance générale à la régularisation a posteriori du paradigme, les thèmes présent et futur (tous deux transitifs) du verbe, longtemps moins proéminents, en composition ainsi que dans les attestations en général, que l’aoriste et le parfait initiaux dont on verra infra que c’est par eux que finira par prendre pied la variante

2 Chantraine 1980 : 1188.

3 Ibid. : 1190.

4 Cf. Chantraine 1980 : 1189 ; Beekes 2010 : 1597.

5 Cf. Chantraine 1980 : 1190 ; Beekes 2010 : 1598.

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monosyllabique à voyelle courte de la racine, finalement appelée, à une époque plus tardive, à supplanter sa devancière en termes de productivité lexicale.6

Pour ce qui est des dérivés nominaux directement issus de cette forme primitive de la racine verbale – et donc potentiellement également plus anciens que les formations substantives en -ῠ –, mentionnons φῦμα « excroissance, tumeur »,7 auquel on peut associer, par l’intermédiaire d’un équivalent sanscrit, la sémantique « terre, monde, existence »,8 ainsi que le couple φῦλον « lignée, race, tribu, espèce » / φῡλή « tribu », mais aussi plus largement (dans un sens administratif puis politico-militaire) « communauté », d’où « unité d’infanterie ».9 Pour ces deux derniers noms, dont la souche commune a été amenée à se scinder en deux suite à des considérations semble-t-il essentiellement génériques (poésie vs. prose) et stylistiques, la recherche comparatiste pointe vers un sens primitif désignant « ce qui s’est développé comme un groupe »10 – une connotation unitariste non dénuée d’intérêt au vu des évolutions ultérieures de la sémantique de cette famille lexicale.

2.1.2 Le radical secondaire monosyllabique *bheu-/*bhŭ- et ses dérivés Le fait que le caractère structurellement bisyllabique de la racine primaire *bhū-ə- ne soit pratiquement jamais exprimé dans les formes attestées du thème verbal présent a pu favoriser sa dégénérescence en *bhŭ- monosyllabique et accélérer la systématisation de l’abrègement de la voyelle υ, d’ores et déjà effectué spontanément dans les composés comportant des hiatus.11 Quoi qu’il en soit, une grande activité de dérivation lexicale est observable à partir de cette forme réduite de la racine, et c’est d’elle que proviennent certains des substantifs les plus centraux dans le panorama de la famille rassemblée autour de φύω / φύομαι.

Au niveau des dérivés composés sans consonne intercalaire, il nous faut citer φῠἠ

« stature, prestance », puis « nature, forme, caractère », ne serait-ce que parce qu’il s’agit du nom commun appartenant à la famille lexicale qui nous occupe qui se trouve être le plus exploité au sein du corpus homérique et, plus largement, de la poésie épique en

6 Cf. Frisk 1970 : 1053 ; Beekes 2010 : 1598.

7 Chantraine 1980 : 1188.

8 Cf. Frisk 1970 : 1053 ; Chantraine 1980 : 1188 ; Beekes 2010 : 1598.

9 Cf. Frisk 1970 : 1049 ; Chantraine 1980 : 1188 ; Beekes 2010 : 1595.

10 Chantraine 1980 : 1188.

11 Cf. ibid. : 1190.

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général, ainsi que parce qu’il constitue lui-même l’un des représentants du groupe les plus productifs en composition secondaire, surtout en tant que deuxième membre d’adjectifs composés.12

Mais c’est sans conteste la configuration de dérivation faisant intervenir une consonne intercalaire qui se révèle quantitativement comme la plus féconde. Évoquons pelle-mêle φυτόν « rejeton, créature » (avec un antécédent mycénien direct pu-ta

« jeunes plants ») / φυτόν « plante »,13 que de nombreux parallèles issus des langues slaves, baltes et celtiques permettent de rapprocher du vocabulaire indo-européen du logement et de l’habitation ;14 φυτεὐω « planter », mais aussi, au sens figuré, « engendrer, produire, procurer », auquel s’attachent de nombreux dérivés secondaires ;15 et enfin φύσις, une construction tardive mais à l’histoire conceptuelle riche et complexe dont le statut original semble avoir été celui d’un nom d’action – indiquant donc un processus – et dont le vaste spectre sémantique va, en fonction du corpus textuel considéré, d’« origine » à « sexe féminin » en passant par « croissance », « nature » et « forme extérieure ».16 À noter que φύσις, dont Benveniste caractérise le sens comme signifiant l’« accomplissement (effectué) d’un devenir » et la « ‘nature’ en tant qu’elle est réalisée, avec toutes ses propriétés »,17 peut être assimilé au vocable sanscrit bhūti-« prospérité, puissance, richesse ».18

2.1.3 Le thème verbal *bhū-ə- comme supplétif de ə1es- « exister, être » En se basant sur des phénomènes de modification de radical observables – notamment – en sanscrit, en latin et en vieux slavon, Chantraine explique que la racine verbale dont procède φύω / φύομαι a pu être utilisée dans certaines langues pour compléter le système du paradigme indo-européen ə1es- « exister, être », dont les formes ne couvraient la plupart du temps que le thème du présent. Cette polyvalence à la fois fonctionnelle et sémantique du thème en *bhū-ə a l’avantage, en retour, de fournir une interprétation plausible à un certain nombre de correspondances constatables entre les formes

12 Chantraine 1980 : 1188-1189 ; cf. Frisk 1970 : 1052.

13 Chantraine 1980 : 1189 ; Beekes 2010 : 1598.

14 Cf. Frisk 1970 : 1054 (exemples cités tirés du lituanien, du tchèque et du vieil irlandais).

15 Chantraine 1980 : 1189.

16 Ibid.

17 Benveniste 1948 : 78-79 ; pour une étude diachronique de la sémantique de φύσις, voir infra, section 2.2.

18 Cf. Frisk 1970 : 1054 ; Chantraine 1980 : 1190 ; Beekes 2010 : 1598.

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présentes de différents verbes d’existence au sein de la sphère indo-européenne : ainsi est-il conceptuellement utile de pouvoir voir dans l’analogie existant entre le sanscrit bhávati « il est » et le groupe celte beo (vieil anglais) / -bíu (vieil irlandais) « je suis » l’effet d’une parenté plus large de ces formes avec le couple latin-grec φύω / fiō.19

En partant d’une intension linguistique apparemment centrée initialement sur l’enregistrement des effets d’un devenir continu à forte connotation végétale, certains représentants du groupe *bhū-ə auraient ainsi enrichi, au cours de leur histoire lexicale, leur spectre sémantique d’une dénotation supplémentaire les replaçant davantage du côté de l’essence. Sans aller jusqu’à prétendre – bien témérairement d’ailleurs – qu’un tel élargissement de sens peut donc être indifféremment appliqué à toutes les acceptions de φύω, il nous semblait simplement intéressant de soulever que la fracture souvent considérée, au sein d’une certaine tradition philosophique occidentale moderne, comme centrale entre être et devenir – fracture autour de laquelle, comme nous espérons le montrer au cours du présent travail, viendront s’articuler la majorité des enjeux propres à la fixation de la sémantique de la φύσις – ne semble pas être envisagée, dans le cas des évolutions sémantiques traversées par le groupe lexical qui nous occupe, comme un déterminant aussi strictement exclusif qu’on pourrait le penser de prime abord.