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De la proximité à l’assimilabilité – la spatialisation des déterminations héréditaires

3.2 S CHÉMAS GÉNÉALOGIQUES ET IDÉALISATION DE L ’ ORIGINE

3.2.3 De la proximité à l’assimilabilité – la spatialisation des déterminations héréditaires

La brusque et définitive rupture des rapports entretenus jusqu’ici par les dieux et les hommes prophétisée aux vers 195 à 201 des Travaux et des Jours suite à la déréliction de la race de fer est décrite dans des termes dont la spécificité ne doit pas être sous-estimée.

Loin d’être relatée simplement sous la forme très générique d’un désintérêt qu’afficheraient tout soudain, de façon purement abstraite, l’ensemble des dieux à l’égard des affaires humaines, elle met en scène (vv. 197-200) les figures d’Aidos et de Némésis, deux « semi-divine powers »84 personnifiés – ou « semi-personnifiés »85 – pour l’occasion dont le retrait du monde terrestre est décrit comme le serait le départ de marcheuses mortelles : les deux déesses « s’enveloppent dans des capes blanches » (v. 198) et « s’en vont » vers l’Olympe » « rejoindre les immortels » en « laissant derrière elles les humains » (v. 199). D’une situation de cohabitation apparemment indifférenciée entre hommes et dieux au sein du même espace géographique (la χθών εὐρυοδείη du v. 197), on passe donc à une restauration stricte de la logique d’exclusion mutuelle sous-tendue par les appartenances héréditaires incompatibles des deux groupes. Sitôt que la correspondance « génétique » des rejetons avec les perspectives de développement que leur avait assignées leur créateur est remise en cause par le comportement déviant de ceux-ci, les vieux dispositifs de hiérarchisation binaire inhérents à la structure généalogique primordiale sont « redressés »86 pour en protéger l’intégrité ontologique – un processus abstrait que le texte fait ici s’incarner dans la dichotomie proximité/éloignement de la coprésence physique entre humain et divin.

Or, il est intéressant de constater que cette dynamique proximité/éloignement se retrouve à plusieurs autres reprises dans le poème hésiodique. Ainsi, lorsque le poète exhorte, quelques vers après le passage qui vient de nous occuper, les βασιλεῖς du cru à observer la justice dans leurs édits et leurs actes (vv. 248-273), il le fait d’abord en attirant leur attention sur la proximité des émissaires divins chargés de dénombrer tous les

84 Verdenius 1985 : 93 (ad v. 142).

85 Cf. ibid. : 115 (ad v. 196).

86 Cf. Couloubaritis 2006b.

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mortels qui enfreignent le droit (ἐγγὺς γὰρ ἐν ἀνθρώποισιν ἐόντες ἀθάνατοι φράζονται, ὅσοι σκολιῇσι δίκῃσιν ἀλλήλους τρίβουσι θεῶν ὄπιν οὐκ ἀλέγοντες, vv. 249-251 [nous soulignons]) : ces φύλακες θνητῶν ἀνθρώπων (v. 253), Zeus les a installés directement ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ (v. 252 – notez l’écho lexical par rapport à la χθών εὐρυοδείη du v. 197 !), et c’est précisément leur présence physique immédiate sur terre, parmi les humains, qui les rend particulièrement redoutables pour ces derniers. De même, au cours des conseils dispensés à Persès au sujet de la valeur du travail, le texte introduit la γνώμη suivante : ἐξ ἔργων δ᾽ ἄνδρες πολύμηλοί τ᾽ ἀφνειοί τε· / καὶ ἐργαζόμενος πολὺ φίλτερος ἀθανάτοισιν (vv. 308-309).87 Par ailleurs, la même configuration est également mobilisée sur le plan des relations sociales prévalant au sein même de la communauté des hommes – c’est-à-dire dans le volet plus directement moral de l’œuvre. C’est notamment le cas dans un long passage placé au mitan du poème, qui se répand en détails sur les avantages incommensurables censés naître de la possession d’un bon voisin :

τὸν φιλέοντ᾽ ἐπὶ δαῖτα καλεῖν, τὸν δ᾽ ἐχθρὸν ἐᾶσαι·

τὸν δὲ μάλιστα καλεῖν, ὅς τις σέθεν ἐγγύθι ναίει·

εἰ γάρ τοι καὶ χρῆμ᾽ ἐγχώριον ἄλλο γένηται, γείτονες ἄζωστοι ἔκιον, ζώσαντο δὲ πηοί.

πῆμα κακὸς γείτων, ὅσσον τ᾽ ἀγαθὸς μέγ᾽ ὄνειαρ.

ἔμμορέ τοι τιμῆς, ὅς τ᾽ ἔμμορε γείτονος ἐσθλοῦ.

οὐδ᾽ ἂν βοῦς ἀπόλοιτ᾽, εἰ μὴ γείτων κακὸς εἴη.

εὖ μὲν μετρεῖσθαι παρὰ γείτονος, εὖ δ᾽ ἀποδοῦναι, αὐτῷ τῷ μέτρῳ, καὶ λώιον, αἴ κε δύνηαι,

ὡς ἂν χρηίζων καὶ ἐς ὕστερον ἄρκιον εὕρῃς.88

Invite qui t’est familier au banquet – laisse qui t’est honni ; Mais invite avant tout celui qui demeure près de toi :

Car si jamais quelque incident domestique te devait survenir,

Tes voisins accourraient sans ceinture, mais ta belle-famille se ceindrait.

C’est une calamité qu’un mauvais voisin, de même qu’un bon voisin est une bénédiction ; Il a reçu un lot bien respectable, celui qui a reçu un voisin fidèle ;

Pas un seul bœuf ne serait perdu s’il n’y avait que de bons voisins.

87 À noter encore une fois qu’ici, le vocable φίλτερος traduit davantage l’idée d’un rapprochement quasi-familial, d’un nouvel accueil du « travailleur » au sein de la maisonnée divine, que celle, sémantiquement plus tardive, d’un regain d’affection entre hommes et dieux (là-dessus, voir supra, section 3.2.2) ; cf.

aussi Op. 120 (athétisé par West 1978 : 100), où une formule très semblable est appliquée – dans un sens à mon avis tout à fait similaire – aux hommes de la race d’or pour signifier leur grande proximité avec les dieux bienheureux.

88 Op. 342-351 (nous soulignons).

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Donne bonne mesure à ton voisin, et rends-lui juste compte, Selon même mesure, et avec intérêt si tu le peux,

De façon à pouvoir te fier à lui si tu devais nécessiter son aide à l’avenir.

En quoi la thématique de l’ἐγγὺς / γείτων traitée dans les exemples textuels évoqués jusqu’ici est-elle pertinente pour notre problématique, et de quelle lumière éclaire-t-elle les ramifications discursives de la pensée généalogique dans l’œuvre hésiodique ? Pour tenter de répondre à cette question, il convient tout d’abord de s’attacher à redécouvrir le caractère foncièrement contingent et arbitraire de l’opération linguistique qui consiste à postuler une correspondance cognitive entre l’existence imaginée de relations d’affinité et/ou d’influence (morale, affective, hiérarchique) entre deux acteurs cosmologiques et le phénomène (censément) empiriquement constatable de leur coprésence physique au sein d’un même espace géographique.

Loin de constituer un exemple d’assimilation perceptive « nécessaire » et/ou

« automatique », une telle conception agglutinante de l’expérience métaphysique représente en effet une forme de schématisation englobante de l’univers propre à la pensée mythique telle que la conçoit Ernst Cassirer dans le cadre de son étude fondatrice des « formes symboliques » actives dans la pensée humaine.89 La généalogie, dans la mesure où elle impose aux processus cosmogoniques auxquels elle est appliquée dans le mythe un programme de concrétisation forcée, concourt en réalité à une « rationalisation de l’univers par le recours aux principes d’identité et de causalité tels qu’ils sont vécus par la mentalité archaïque »90 - un mouvement syncrétique d’ « humanisation de l’univers »91 qui passe notamment par la mobilisation de la dichotomie proximité/éloignement, puisque celle-ci compte parmi les schèmes expérientiels les plus fermement ancrés dans la réalité humaine quotidienne et, partant, les mieux à même de satisfaire aux enjeux de modélisation conceptuelle de l’univers métaphysique consubstantiels à l’application du paradigme généalogique.

Mais, pour aller plus loin, il nous semble que l’usage généalogique de la dichotomie proximité/éloignement ne correspond pas simplement à une figuration parmi d’autres de l’imagerie cosmogonique ; en fait, l’équation posée par la mentalité archaïque entre proximité et assimilabilité a pour fonction première de fournir à la collectivité une

89 Cf. Cassirer 1925.

90 Moutsopoulos 2006 : 34 (nous soulignons).

91 Ibid.

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orientation cognitive et axiologique à visée pragmatique lui permettant d’exister de façon pérenne dans l’univers. Elle se révèle ainsi comme l’étayage sous-jacent d’une

« cristallisation systématique »92 préexistante servant à rendre ses implications pratiques plus transparentes. De ce fait, elle atteint également au statut particulier de l’instrument anthropologique universel documenté par Hans Blumenberg sous le nom de métaphore absolue, au sens où elle fait office de « Regel der Réflexion »93 déterminante et plus ou moins indépassable dans l’horizon cosmologique archaïque – parallèle qui a le mérite de souligner le caractère décisif de sa valeur épistémologique au sein de l’édifice intellectuel généalogique.

Pourquoi, en somme, recourir à une vision spatialisante d’une relation présentée comme primairement « génétique » dans le cadre d’un récit cosmogonique ? Tout simplement parce que le discours généalogique a cruellement besoin de cette substitution cruciale pour pouvoir déployer sans coup férir l’ensemble de son réseau de connotations structurantes. Hypostasier la signification ontologique des phénomènes (réels ou imaginaires) de filiation ascendante comme descendante en leur conférant l’illusion d’une réalité physique et quasi-topographique tout en en dissimulant stratégiquement le caractère socialement construit est l’un des effets les plus remarquables de l’opérationnalisation textuelle du paradigme généalogique. Comme on ne manquera pas de le remarquer, cette translation cognitive ne peut nécessairement s’accomplir qu’au prix d’une substantielle (et artificielle) naturalisation des déterminations héréditaires sur lesquelles elle est basée. Les considérations d’ordre plus directement stylistique auxquelles est dédiée la prochaine section seront l’occasion de nous pencher plus précisément sur les stratégies poétiques concrètes qui sont mobilisées par le récit cosmogonique pour y faire s’exprimer jusqu’au cœur du texte cette tendance naturalisante.

92 Blumenberg 1960 : 11.

93 Ibid. : 10 ; cf. là-dessus infra, section 3.3.2.

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3.3 L

E DISCOURS GÉNÉALOGIQUE ENTRE ABSOLUTISME DE LA VIE ET LECTURE