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La persistance ontologique comme fidélité au principe : le schème de la continuité

3.2 S CHÉMAS GÉNÉALOGIQUES ET IDÉALISATION DE L ’ ORIGINE

3.2.1 La persistance ontologique comme fidélité au principe : le schème de la continuité

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la logique narrative propre aux récits généalogiques soit particulièrement intéressée à faire se cristalliser les effets de continuité censés transparaître à travers la vision hautement artificielle de l’« histoire » du cosmos qu’ils donnent à voir et dont ils se font les véhicules.

À ce titre, la Théogonie hésiodique ne fait pas exception : si le sujet principal de l’œuvre semble au premier abord consister en la relation des différents régimes divins successifs ayant précédé l’instauration de l’ordre olympien73 –thème a priori plus susceptible de faire la part belle aux ruptures hégémoniques et aux changements de paradigmes cosmologiques qu’à l’accréditation d’une conception quiétiste et unitaire de la naissance du monde –, une lecture plus rapprochée permet assez vite de repérer l’émergence répétée, au sein même du texte épique, d’un discours à tonalité distinctement morale dont les présupposés viennent s’inscrire en faux face à cette caractérisation initiale. Ainsi, lorsque le fameux éloge d’Hécate vient interrompre le déroulement chronologique « normal » du mythe de succession en s’intercalant entre l’énumération des petits-enfants d’Ouranos et celle des enfants de Cronos et de Rhéa, c’est pour tisser les louanges d’une figure divine dont la qualité principale est précisément de

72 Heinrich 1964 : 22-23 ; cf. encore, plus récemment, Neu 2000 : 659.

73 Là-dessus, voir supra, section 3.1.2.

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ne pas être atteinte par la déchéance à laquelle succomberont les autres Titans, et, partant, de rester exempte de toute forme de contingence historique :

οὐδέ τί μιν Κρονίδης ἐβιήσατο οὐδέ τ᾽ ἀπηύρα, ὅσσ᾽ ἔλαχεν Τιτῆσι μετὰ προτέροισι θεοῖσιν, ἀλλ᾽ ἔχει, ὡς τὸ πρῶτον ἀπ᾽ ἀρχῆς ἔπλετο δασμός.

οὐδ᾽, ὅτι μουνογενής, ἧσσον θεὰ ἔμμορε τιμῆς, καὶ γεράων γαίῃ τε καὶ οὐρανῷ ἠδὲ θαλάσσῃ, ἀλλ᾽ ἔτι καὶ πολὺ μᾶλλον, ἐπεὶ Ζεὺς τίεται αὐτήν.74 […]

οὕτω τοι καὶ μουνογενὴς ἐκ μητρὸς ἐοῦσα πᾶσι μετ᾽ ἀθανάτοισι τετίμηται γεράεσσιν.

θῆκε δέ μιν Κρονίδης κουροτρόφον, οἳ μετ᾽ ἐκείνην ὀφθαλμοῖσιν ἴδοντο φάος πολυδερκέος Ἠοῦς.

οὕτως ἐξ ἀρχῆς κουροτρόφος, αἳ δέ τε τιμαί.75

Et le Cronide ne l’a privée de rien ni ne lui a rien enlevé De ce qu’elle avait reçu parmi les anciens dieux Titans,

Mais elle [le] conserve, comme il en était aux premiers temps lors du partage primordial.

Et il ne lui fut point alloué, du fait qu’elle fût enfant unique, moins de prérogatives Ou de privilèges sur la terre, dans le ciel et sous les mers ;

Mais bien plus au contraire, puisque Zeus la tient en estime.

[…]

Tels sont donc, bien qu’étant l’unique enfant née de sa mère, Les privilèges dont elle est honorée parmi tous les immortels.

Et le Cronide l’a établie nourrice des petits bambins qui après elle Virent la lueur de l’aube à la vue loin-portante.

Ainsi est-elle nourrice dès les premiers temps, et telles sont ses prérogatives.

Dans le premier des deux extraits cités (Th. 423-428), la voix poétique s’attache à louer la stabilité constante des τιμαί allouées à Hécate dans l’ordre de l’univers dès leur toute première distribution (τὸ πρῶτον δασμός, v. 425). En choisissant d’aborder ce rare exemple de stabilité cosmique à l’aide de propositions négatives dont le parallélisme de structure entre les deux occurrences répétées de l’alternance οὐδέ / ἀλλά aux vv. 423-425 et 426-428 renforce la puissance réfutatoire et le caractère apodictique des

74 Th. 423-428.

75 Th. 448-452. (N.B. : sauf indication contraire, le texte cité est toujours celui de West 1966 pour la Théogonie [= Th.], et de West 1978 pour les Travaux et les jours [= Op.] – tous deux reproduits dans Most 20182 ; en cas de doute ou de divergence par rapport aux choix ecdotiques de West, je me réfère à Solmsen 19832 en guise d’édition de « repli ».)

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corrections qu’elles articulent, le texte souligne l’exceptionnalité de la situation d’Hécate.76 Épargnée par les foudres de Zeus, qui causèrent la déchéance de nombre des divinités primitives de sa génération, la déesse est parvenue, aux yeux du poète, à préserver, à travers les multiples révolutions de pouvoir dont elle a été le témoin, l’originalité initiale des attributs qui lui furent offerts au premier jour du monde (ἀπ᾽

ἀρχῆς, v. 425). Et c’est justement cette correspondance statutaire fondamentale avec l’état d’indistinction primitive de l’univers qui lui permet, du même coup, de transcender les délimitations topologiques spécifiques déterminées postérieurement par le nouvel ordre olympien en jouissant d’honneurs particuliers dans les domaines terrestre, céleste et aquatique à la fois – une prouesse dont la singularité est une fois encore signalée dans le texte par l’accumulation polysyndétique des sphères d’influence en question (γαίῃ τε καὶ οὐρανῷ ἠδὲ θαλάσσῃ, v. 427).

Mieux encore : Hécate s’est distinguée de la sorte malgré la précarité « naturelle » qui est la sienne en tant que μουνογενής (vv. 426 ; 448) – c’est-à-dire bien qu’étant dans l’incapacité de faire appel à un frère pour soutenir ses prétentions, si c’est bien ainsi qu’il faut comprendre le sens de l’insistance particulière du texte sur ce point.77 Visiblement, aux yeux de Zeus (et, partant, de la δίκη cosmique dont il est l’expression), la fidélité diachronique à la détermination initiale des dicastères divins l’emporte ici sur d’autres considérations synchroniques d’ordre plus stratégique, comme la perspective de s’assurer les faveurs d’une lignée familiale plus populeuse. En ce sens, on peut s’amuser du fait que ce soit presque exclusivement « l’unigéniture » d’Hécate qui lui serve d’épithète à cet endroit : au vu de la richesse sémantique extrême de ce vocable, il n’est pas interdit d’y voir un exemple particulièrement réussi de cette ironie étymologique si propre à Hésiode, qui ferait ici d’un désavantage a priori rédhibitoire l’expression littérale d’une préséance ontologique quasi-absolue : la déesse μουνογενής, « fille unique », serait en réalité μουνο-γενής, « d’une naissance unique », « d’extraction incomparable »…78

76 Pour une réévaluation similaire de la position d’Hécate au sein du panthéon hésiodique sur la base de considérations immanentes au texte, cf. Clay 1984 (repris dans Clay 2003 : 130-138).

77 Cf. Evelyn-White 1914 : 111n. ; West 1966 : 284 (ad loc.).

78 Sur l’idée d’une interprétation positive de l’épithète μουνογενής comme marque de distinction plus que comme handicap, cf. Clay 1984 : 32-33, et Op. 376-378, où l’engendrement d’un fils unique (μουνογενής, v. 376) plutôt que de deux frères est encouragé pour des raisons de préservation de l’unicité du patrimoine ; sur la propension hésiodique plus générale à jouer sur les connotations étymologiques des noms, appositions et autres éléments onomasiologiques associés aux figures mythologiques mises en scène dans les épisodes mythologiques relatés, jusqu’à tisser un très fin « interplay between catalogic lists and surrounding narrative », cf. Scully 2018 (ici : 85).

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Le second extrait cité (Th. 448-452), quant à lui, correspond aux derniers vers traditionnellement rattachés à l’« éloge d’Hécate » et fait office de conclusion locale dont la fonction est de clore la section qui s’achève en en réarticulant de façon synthétique le message central. Le texte s’empresse donc de réaffirmer la provenance ancestrale des τιμαί d’Hécate (dont les compétences concrètes et pouvoirs spécifiques viennent d’être énumérés en détail) et termine en martelant une ultime fois la continuité ininterrompue de ses attributions au sein du panthéon depuis l’institution de ce dernier (ἐξ ἀρχῆς, v.

452). Le premier élément qui retient l’attention du commentateur ici est la congruence de la qualification d’Hécate comme κουροτρόφος (vv. 450 ;452) avec la nature de la mission « poétologique » qui lui est assignée du point de vue de la logique généalogique dont l’évocation de son destin supposé procède. En tant que parangon inégalé de la continuité diachronique, la déesse contribue en effet singulièrement à l’étaiement symbolique des schémas de transmission homogènes et reproductibles sur lesquels est bâtie la vision généalogique du cosmos présentée dans la Théogonie. En ce sens, il est particulièrement révélateur que ce soit un rôle central dans le contexte de la pérennisation des structures de la filiation propres aux sociétés patriarcales anciennes, à savoir celui de nourrice – ou, plus littéralement, de « nourricière de la progéniture » –, qui lui soit réservé : de par sa qualité de dépositaire authentique et fiable d’un patrimoine symbolique porteur de la plus haute antiquité, Hécate est aussi la mieux placée pour garantir l’uniformité de l’éducation (on pourrait presque parler d’« élevage ») reçue par les membres de la nouvelle génération de dieux (et d’hommes), dont l’homogénéité du monde de demain par rapport au projet créateur initial dépend directement de l’action.

Mais au-delà de cette considération avant tout sémantique, c’est surtout la temporalité particulière au sein de laquelle s’inscrit l’« investiture » (θῆκε, v. 450) d’Hécate par Zeus comme κουροτρόφος qui mérite notre intérêt. Celle-ci est en effet présentée comme une sorte de régularisation a posteriori d’un statut dont la déesse semblait en réalité déjà jouir auparavant. En témoignent les vers 450b-451, qui évoquent sans aucune forme d’ambiguïté le fait que l’ensemble des enfants nés après elle (μετ᾽

ἐκείνην, v. 450) sont susceptibles de bénéficier de ses services – un état de fait encore confirmé par la mention redondante, au v. 452, du fait que c’est bien ἐξ ἀρχῆς, « dès le commencement », qu’Hécate officie en tant que nourrice. Or, dans le cadre d’une conception linéaire de la chronologie divine, il semble impossible de se représenter que Zeus ait pu accorder la prérogative de la κουρο-τροφή à Hécate dès sa naissance,

c’est-à-- 28 c’est-à--

dire à une époque où lui-même n’était pas encore né (pour ne pas parler de son accession au pouvoir)…

Cette apparente contradiction a fait couler beaucoup d’encre – et peut-être plus qu’elle ne le mérite – depuis la parution des premiers commentaires philologiques de l’œuvre et jouit notamment du douteux privilège d’avoir suscité la (rare) confusion du (jadis encore jeune) Martin West, que sa frustration toute rationaliste pousse, dans son commentaire de référence à la Théogonie paru en 1966, à voir en ces vers, dont il doute d’ailleurs de l’authenticité, la marque d’une « inability to escape from words already written » dont se serait rendu coupable un Hésiode brouillon et « unpractised at thinking historically ».79 Mais cette interprétation par trop évolutionniste néglige la réalité du texte transmis. En effet, l’action ponctuelle sanctionnée par Zeus par le truchement de l’aoriste θῆκε du v. 450 y est clairement subordonnée à un état de fait statique et préexistant auquel correspond le parfait τετίμηται du v. 449 – une forme dont la valeur résultative fait ici fortement écho (tant lexicalement que sémantiquement) à la puissance pragmatique des τιμαί placés en finale absolue du v. 452 (et, partant, de l’éloge d’Hécate).

Si décalage temporel il y a, il ne s’agit donc que d’une sorte de « temps de retard » entre la détermination réelle – primordiale et ancestrale – des attributs essentiels de la déesse et son « officialisation » ultérieure par Zeus, pratiquement ramenée au rang de simple formalité. Ici comme ailleurs dans le corpus hésiodique, l’impression laissée par le texte tend à faire se subsumer l’expérimentation quotidienne d’une réalité discontinue sous le schéma homogène de l’expérience généalogique, dont les mécanismes fondent des naissances unitaires et univoques. À travers la continuité de la figure d’Hécate, c’est la persistance imaginée du Même qui se dessine – le devenir apparent qui laisse place à l’être sous-jacent.