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Cyclicité ou téléologie ? Figurations équivoques du temps mythique

3.1 L A PENSÉE GÉNÉALOGIQUE COMME OUTIL DE LÉGITIMATION DYNASTIQUE

3.1.3 Cyclicité ou téléologie ? Figurations équivoques du temps mythique

des religions ont malheureusement longtemps souffert d’un attachement par trop dogmatique à un paradigme d’inspiration phénoménologique qui, de Rudolf Otto à Mircea Eliade, a voulu voir dans les cosmogonies des « sociétés primitives » l’expression unilatérale d’un refus absolu de toute forme d’historicité et le lieu du règne sans partage d’une temporalité strictement cyclique.55

En réaction par rapport à cette vision évidemment réductrice de la richesse conceptionnelle et combinatoire présente dans le corpus mythologique, une certaine école herméneutique notamment allemande a ensuite eu tendance, dans l’immédiat après-guerre, à souligner au contraire le caractère résolument orienté et prédéterminé

52 Ibid. (nous soulignons).

53 Là-dessus, voir infra, section 3.2.3.

54 Sur l’analogie structurante entre macrocosme et microcosme dans la cosmologie grecque, cf.

Collingwood 1945 : 8.

55 Cf. notamment Eliade 1949 ; Cassirer 1925, p. ex., est lui aussi encore empreint, implicitement, de présupposés similaires.

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des procès temporels dont le mythe est souvent le théâtre.56 Mais les tenant·e·s de ce positionnement ont également eu tendance à s’enferrer, parfois, dans un absolutisme aussi délétère que contre-productif, et à quelques exceptions près – dont les efforts souvent assez forcés de systématisation exhaustive trahissent mal la tentation d’adopter simplement le contrepied de la position précédente pour le simple intérêt de le faire –,57 les travaux les plus récents s’orientent désormais vers des modèles plus nuancés et surtout plus complexes de la représentation du temps dans les récits mythologiques et en particulier cosmogoniques, préférant d’ailleurs au terme quelque peu monolithique de temps mythique des notions plus fluides et modulables comme celle de « temporal modes »,58 dont le spectre sémantique plus large permet de conceptualiser la coprésence et l’agencement contrastif au sein d’une même œuvre de tendances parallèles relevant de conceptions différentes.

C’est notamment le cas d’Alexander Loney, qui propose dans sa contribution au Oxford Handbook of Hesiod consacrée aux « temporalités d’Hésiode » une typologie à cinq stations représentant chacune un type de temporalité traité à un moment où à un autre dans le corpus hésiodique et ressortissant à l’une ou à l’autre de deux catégories principales, celles de la temporalité synchronique et de la temporalité diachronique. Au sein de la temporalité synchronique, on pourrait ainsi distinguer le « omnipresent type », dans lequel domine la stylisation de la réalité présente en tant qu’état statique immuable,59 du « etiological type », où passé mythique de l’épisode narré et présent de la narration sont liés sous le signe d’une continuité causale transcendante,60 ou encore du

« teleological type », par le truchement duquel est évoquée la perspective de l’établissement prochain d’un ordre hiérarchique immuable et éternel étroitement lié à la suprématie divine de Zeus.61 Pour ce qui est de la temporalité diachronique, en revanche, ce sont deux types concurrents qui seraient amenés à se succéder sporadiquement : le « seasonal type », caractéristique de la seconde partie calendaire des Travaux et des jours, où sont dispensés des conseils précis à validité temporelle illimitée

56 Cf. p. ex. Fränkel 1968.

57 Ainsi Gérard Naddaf défend-il envers et contre tout une lecture du mythe des races en vertu de laquelle la temporalité prévalant chez Hésiode serait « parfaitement linéaire et irréversible » (Naddaf 1992 : 82 ; cf. en général 61-102).

58 Loney 2018 : 118.

59 Cf. ibid. : 111-112.

60 Cf. ibid. : 112-113.

61 Cf. ibid. : 113-115.

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relatifs aux rythmes naturels de l’année agraire,62 et enfin – last but not least – le « cyclical type », un paradigme dans lequel Loney inclut notamment, du fait de ce qu’il considère – suivant en cela l’interprétation structurale classique63 – comme des alternances séquentielles schématiques régulières et symétriques entre les prédicats existentiels attribués aux différentes « générations » humaines décrites, le récit du mythe des races.64

En fait, ce que Loney retient surtout de sa lecture des textes hésiodiques – et, sur ce point, nous le rejoignons tout à fait –, c’est que le récit cosmogonique qui s’y déploie n’obéit pas à une logique temporelle unique, mais se veut le théâtre d’une « dynamic between stability and change, telos and evolution »65 dont la nature profondément irrésolue a maille à partir avec la structuration du geste généalogique lui-même, sans cesse tiraillé entre sa vocation première à tisser un lien indissoluble avec la source dont il procède et l’obligation à laquelle le lie sa nature par définition diachronique d’entériner une distanciation toujours plus grande d’avec cette même source. Après tout, provenir de l’origine, n’est-ce pas toujours en même temps se dégager de l’origine ?66

Avant de clore cette section, laissons les derniers mots à Stephen Scully, dont la caractérisation des dynamiques temporelles internes à la Théogonie nous paraît embrasser parfaitement les subtilités inhérentes à la structure généalogique qui la sous-tend :

As structured, the Th[eogony] frames a story of evolution and change (the theogonic story) with one of permanence and stability (i.e., Zeus’s rule), or, in Platonic terms, a story of “being” frames one of

“becoming.”[] If we regard the Th[eogony] less as a creation story and more as a hymn to Zeus (which in some ways it certainly is), then its structure and many digressions to Zeus throughout appear less discontinuous and suggest something approaching design, as Hesiod subordinates and recasts the story of evolution and succession into a hymnic praise of Zeus and his creation. From this perspective, beginning, middle, and end are one, with the Th[eogony]’s central theme consistently before the reader

62 Cf. ibid. : 115-117 ; pour une contextualisation générale et des éclaircissements sur les indications techniques liées à la gestion d’un domaine agricole dispensées dans les Travaux et les jours, cf. en premier lieu Tandy / Neale 1996.

63 Cf. notamment Vernant 1960. Pour une présentation générale du mythe des races, cf. Heckel 2002 ; une discussion plus poussée de la littérature spécifique liée au récit du mythe des races chez Hésiode ainsi qu’un essai d’analyse personnelle de certains extraits isolés d’icelui, voir infra, chapitre 4.

64 Cf. Loney 2018 : 117-118.

65 Ibid. : 121.

66 Cf. Heinrich 1964 : 15 (« [d]em Ursprung Entspringen » vs. « dem Urspung Entronnensein »).

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even as one hears a story of evolution and genealogy. As such, the Th[eogony], like Homer’s poems, may be said to enfold a vast amount of material around a central, dominant theme.67