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Le « souverain bien d’un monde possible »

II. Détermination du concept de souverain bien

10. Le souverain bien : l’union du bonheur et de la vertu

10.2 Le « souverain bien d’un monde possible »

Pour présenter le concept de souverain bien comme « monde possible », il nous faut présenter d’abord le concept de « règne des fins » (Reich der Zwecke). A lire les Fondements de la métaphysique des mœurs, on peut avoir à première vue l’impression que Kant dérive ce dernier concept de l’impératif dit de l’autonomie, voire du concept de volonté rationnelle en tant volonté légiférant universellement.

Les Fondements commencent en effet à expliquer l’idée de règne des fins ainsi :

« le concept suivant lequel tout être raisonnable doit se considérer comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une législation universelle, afin de juger sa propre personne et ses actions de ce point de vue, conduit à un concept très fécond qui s’y rattache, je veux dire le concept d’un règne des fins »462. Mais, quelques lignes plus loin, Kant place l’origine de ce concept dans le fait que tous les êtres raisonnables sont soumis à l’impératif du respect de l’humanité, par lequel Kant fait à chacun des êtres raisonnables un devoir de ne jamais se traiter soi-même, ni les autres, simplement comme des moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi. De cet impératif, écrit Kant,

« dérive une liaison systématique d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, puisque ces lois [morales] ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens », ce règne « peut être appelé règne des fins »463. Il peut donc sembler que Kant se contredise lorsqu’il

461 Critique de la raison pratique, p. 682

462 Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 299-300

463Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 300

détermine l’origine du concept de règne des fins, tantôt au moyen du concept de la volonté raisonnable comme universellement législatrice (la volonté autonome), tantôt à l’aide du concept de l’être raisonnable comme fin en soi. J. Atwell propose de résoudre cette contradiction apparente en disant que « ces deux derniers concepts (…) ne sont que les deux faces d’une même pièce, cette pièce unique étant l’homme en tant que seul être possédant une dignité »464. D’un premier point de vue, la dignité (Würde) de l’homme en fait un être dont la volonté peut être conçue comme universellement législatrice, c’est-à-dire un être qui n’est obligé d’obéir à aucune loi si ce n’est à celles qui ont pour origine sa nature raisonnable. D’un second point de vue, la dignité de l’homme fait de chaque individu humain une fin en soi, qui ne peut jamais être traité seulement comme un moyen, mais toujours dans le respect de la liberté propre à son humanité. Pour défendre cette interprétation, Atwell fait remarquer à bon droit que l’explication du concept de Reich der Zwecke passe, dans les Fondements, par l’explication du concept de dignité : « dans le règne des fins tout a un PRIX ou une DIGNITE »465, écrit Kant, avant de distinguer le prix et la dignité à l’aide d’une distinction entre valeur relative et valeur absolue.

A partir de cette origine à la fois double et unitaire, Kant forme le concept de règne des fins en remarquant que les deux idées dont ce concept est issu permettent d’envisager les êtres raisonnables comme devant former un tout systématique. L’impératif de respecter la dignité de l’humanité représente les personnes non seulement comme liées par des lois communes (les lois morales universelles), mais comme liées par des relations de respect réciproque. Dans ces lignes, Kant définit donc le royaume des fins comme une communauté d’êtres humains où chaque membre respecte la dignité de sa propre humanité en tant que fin en soi, mais aussi celle de chaque autre membre. Cela signifie que les membres d’une telle communauté agissent d’après des maximes susceptibles de servir de lois gouvernant le comportement de n’importe quel autre membre : « la raison » de chaque membre, précise Kant, « rapporte ainsi chacune des maximes de la volonté conçue comme législatrice universelle à chacune des autres volontés »466. Les volontés ainsi liées ne se considèrent obligées d’obéir qu’à des

464 Atwell (1986), p. 153

465 Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 301

466Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 301

lois qui proviennent de leurs propres maximes, ce qui revient à dire qu’elles ne se considèrent soumises qu’à des lois qu’elles ont elles-mêmes promulguées. Et, si on envisage cette communauté du point de vue de la loi qui ordonne aux hommes de poursuivre leur souverain bien, on peut concevoir ce monde comme celui où tous les hommes seraient parfaitement heureux parce que parfaitement moraux, puisque, en obéissant à la loi morale, les hommes tendent à la fois vers la réalisation du souverain bien et vers celle d’un règne des fins. A partir de là, on peut former l’idée du souverain bien comme communauté morale : « le bonheur, pourvu qu’il soit exactement proportionné à la moralité (qui fait la valeur de la personne et la rend digne d’être heureuse), constitue le souverain Bien d’un monde possible »467.

La raison pour laquelle, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant appelle ce monde possible un « règne » tient au fait que ce texte conçoit cette communauté comme dirigée par un roi. Nous avons vu que chaque membre d’un règne des fins agissait d’après des maximes pouvant servir de lois pratiques soumettant tous les autres membres, comme si les maximes de chaque membre provenaient d’une seule et même volonté souveraine, dont l’autorité serait absolue. Dans ce monde idéal, les êtres raisonnables sont tous des membres législateurs, mais ils n’occupent pas tous le même rang. Les êtres qui y promulguent des lois auxquelles ils sont néanmoins soumis sont des membres inférieurs. En revanche, « un être pleinement indépendant, sans besoins, et avec un pouvoir qui est sans restriction adéquat à sa volonté » peut y prétendre « à la place de chef », car « il n’est soumis à aucune volonté étrangère »468. Un tel être n’est pas soumis au devoir, puisque sa volonté n’a pas besoin d’être contrainte par la loi morale pour se conformer à elle. Or, si on considère que Dieu seul peut prétendre ainsi être au-dessus du devoir, on doit concevoir l’être suprême comme le « souverain bien originel », selon une expression que Kant utilise à de nombreuses reprises, et la communauté dont il est le chef comme le règne de Dieu, le royaume du ciel sur la terre469. On peut donc identifier chez Kant la présence d’un concept théologique du souverain bien comme monde moral, au sens d’un concept qui implique une ou plusieurs notions théologiques, telles que

467 Critique de la raison pratique, p. 743

468 Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 300

469 Voir, dans la Critique de la raison pure, la deuxième section du « Canon de la raison pure ».

l’idée de l’existence ou de l’activité divine ou encore celle d’un monde situé au-delà du monde sensible. Une des critiques que Kant adresse aux Anciens, c’est précisément d’avoir pensé le souverain bien dans des termes qui ne font ni référence à Dieu, ni à l’au-delà. Pour les Leçons d’éthique, la doctrine chrétienne du souverain bien est la meilleure ou, plutôt, la seule qui convienne, car elle le conçoit comme un idéal qui ne peut être atteint par l'homme seul. Sous cet aspect, la conception kantienne du bien complet apparaît comme la transposition philosophique d’une conception religieuse. Comme le souligne A.

Reath, Kant n’y fait qu’adapter l’idée augustinienne de la cité de Dieu, telle que Leibniz l’a présentée à travers sa distinction entre le règne de la grâce et le règne de la nature470.

Dans ce concept théologique, le souverain bien ne peut pas être réalisé sans le concours de Dieu. Il s’agitd’un monde si peu réalisable par les seules forces de l’homme que la littérature secondaire en parle souvent comme d’un idéal inaccessible. Pour J. Atwell, il s’agit d’ « une utopie morale si éloignée de la vie réelle qu’elle ne peut jouer aucun rôle dans la déterminantion de ce que les hommes doivent ou ne doivent pas faire »471. Tout au plus, cette idée pourrait servir à l’homme moral de modèle guidant son action. Or, le nécessaire concours de Dieu dans la réalisation du souverain bien semble tenir à l’impossibilité de proportionner bonheur et vertu sans une intervention divine : « L’être raisonnable ne [peut] pas espérer », déplore Kant, « que, quand il suivrait lui-même ponctuellement cette maxime [la maxime du souverain bien], (…) le règne de la nature et la disposition de ce règne selon des fins concourent avec lui, comme avec un membre digne d’en faire partie, à un règne des fins possible par lui-même, c’est-à-dire favorise son attente du bonheur »472. Dans le règne de la nature, la réalisation des fins qui composent le bonheur ne dépend pas de la vertu, mais d’un faisceau de causalités. Pour qu’il soit encore raisonnable pour nous d’agir conformément au souverain bien comme fin qui est un devoir, nous devons donc postuler l’existence d’un autre monde, où le souverain bien pourrait être réalisé conformément aux lois de cet ailleurs, lois établies par un auteur moral, à

470 Pour une explication de la notion leibnizienne de la cité de Dieu, voir notamment le Discours de métaphysique (§36), la Monadologie (§§86-90), les Principes de la nature et de la grâce (§§15-18) et la lettre à Arnauld du 9 octobre 1687.

471 Atwell (1986), p. 152

472 Critique de la raison pratique, p. 306-307

savoir Dieu. On forme alors le concept du souverain bien comme celui de la chose qui serait réalisée dans un monde intelligible si tous les individus se conduisaient de manière morale dans le monde sensible et si, en vertu des lois de ce monde intelligible et de l’intervention de Dieu (comme auteur de ces lois), ces individus jouissaient du bonheur. Le concept théologique du souverain bien comme monde est donc une variante du concept de souverain bien comme proportionnalité.

Mais il est également possible de penser le souverain bien comme monde moral dans les termes du souverain bien comme subordination. Selon ce concept, ce monde est une communauté des hommes qui existerait dans le monde sensible et où ceux-ci jouiraient d’un bonheur seulement conditionné par, et non proportionné à, leur moralité. Il est en effet loisible de concevoir un moment historique dans lequel les institutions humaines d’une communauté planétaire permettraient à ses membres de jouir de leur vivant d’un bonheur dépendant de leurs mérites. Or, le souverain bien qui serait réalisé dans ces conditions serait l’œuvre des seules forces de l’homme, puisque c’est seulement l’homme qui, en créant ces institutions, aurait mis en place les conditions permettant aux individus vertueux de jouir du souverain bien. Dans ce concept du souverain bien, il n’est plus nécessaire de concevoir l’existence d’un autre monde, créé par Dieu et soumis par lui à des lois prévoyant une harmonie entre le bonheur et la vertu. On peut donc déterminer, outre un concept théologique, un « concept laïc »473 du souverain bien, selon l’expression de Reath, c’est-à-dire un concept dans lequel ce bien peut être réalisé dans le monde sensible, par l’activité de l’homme.

Or, c’est vers cette conception laïque du monde moral que Kant semble évoluer dans la Critique de la faculté de juger : « la loi morale », y reconnaît-il,

« nous détermine aussi, et certes a priori, un but final, auquel elle nous oblige à aspirer, et celui-ci est le souverain bien possible dans le monde par la liberté »474. Dans ces lignes, le souverain bien n’a pas besoin, pour être possible, de l’existence d’un autre monde créé par un auteur moral, car il est possible « dans le monde », c’est-à-dire dans ce monde, à savoir le monde sensible. Kant semble tendre aussi vers un concept laïc du souverain bien lorsqu’il expose sa philosophie de l’histoire. Dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, il présente le souverain bien comme la destination morale ultime de l’espèce

473 Reath (1988), p. 594-595

474 Critique de la faculté de juger, p. 1256

humaine, accessible à la suite d’un progrès purement historique. Dans cet opuscule, l’idéal moral que l’homme particulier ne peut espérer atteindre parce que son atteinte requiert un temps qui dépasse la durée de l’existence individuelle, l’espèce (Gattung) peut espérer le réaliser en cherchant à redresser le bois courbe dont elle est faite. Enfin, le Projet de paix perpétuelle présente le but final de l’histoire humaine sous la forme d’une société des nations dépendant d’institutions humaines, où les individus, rendus vertueux, jouiraient d’une paisible félicité. On retrouve donc ici, au sujet du « souverain bien d’un monde », la bipartition que nous signalions au sujet du concept du « souverain bien dans une personne ». A nouveau, c’est le concept du souverain bien comme subordination qui nous semble relever de l’histoire morale que Kant ébauche dans le cadre de sa téléologie morale.