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La Révolution copernicienne en morale

II. Détermination du concept de souverain bien

2. La Révolution copernicienne en morale

La morale doit élaborer le concept du bien. Mais, avant d’entreprendre cette tâche, la philosophie pratique doit se poser la question du procédé qu’elle empruntera dans cette entreprise. Kant écrit, au sujet d’une remarque sur ce « qui détermine et rend possible le concept du Bien », que « cette remarque, qui ne concerne que la méthode à suivre dans les recherches morales les plus hautes, a de l’importance »180. Or, en traitant la question de l’essence du bien, le kantisme reprend bien sûr un problème qui a déjà été traité par les Anciens, eux qui ont donné « pour but unique à leurs recherches morales la détermination du concept du souverain bien »181. Peut-être ces philosophes ont-ils quelque chose à nous enseigner sur la méthode qu’il convient de suivre ici. Se pourrait-il qu’il faille emprunter, dans la constitution d’une doctrine du bien, le même chemin que celui foulé par les Grecs, eux « que l’on doit (…) admirer pour avoir tenté, à une époque si ancienne déjà, toutes les voies imaginables pour des conquêtes philosophiques »182 ? Cette multiplicité des voies qu’ils ont essayées peut au contraire nous apparaître suspecte. Une étude suit-elle ou non le chemin sûr d’une science, c’est ce dont on peut en effet juger d’après le résultat auquel elle aboutit.

« Si », pour atteindre son but, « elle est souvent forcée de revenir sur ses pas et de prendre une autre voie », « alors on peut toujours être convaincu qu’une telle étude est encore loin d’être entrée dans le chemin sûr d’une science, et qu’elle n’est qu’un simple tâtonnement »183, c’est-à-dire une recherche qui n’a pas trouvé sa bonne méthode.

Derrière la diversité des voies empruntées par la philosophie antique, on peut néanmoins déceler une unité : « dans les recherches morales les plus hautes, (…) les philosophes », nous dit Kant au sujet des Anciens, « cherchaient un objet de la volonté [le bien], pour en faire la matière et le fondement d’une loi »184, la loi morale. Malgré l’admiration qu’il voue à ses aînés, Kant critique la méthode antique en affirmant qu’elle admet comme déjà jugée une question dont on doit pourtant décider avant toute chose, c’est-à-dire la question de savoir si la

180 Cf. Critique de la raison pratique, p. 685

181 Critique de la raison pratique, p. 686

182 Critique de la raison pratique, p. 744

183 Critique de la raison pure, p. 734

184 Critique de la raison pratique, p. 685

volonté n’a que des principes déterminants empiriques ou si elle en a aussi d’autres qui soient purement a priori. En effet, si on commence par déterminer le concept du bien antérieurement à et indépendamment de toute règle pratique a priori, quel critère pourra-t-on utiliser pour savoir que le bien, ce qui est bon, est bon ? On ne pourra pas se servir du critère par lequel on doit juger si telle chose est ou non un objet de la raison pure pratique, puisque ce critère suppose la détermination du concept d’une loi pratique. On ne pourra donc pas dire : telle chose est ce qui est bon parce qu’il est permis, au titre de telle règle pratique a priori, de vouloir l’action qui aurait pour but l’existence de cet objet. On ne pourra que placer le critère d’un objet bon dans l’accord de cet objet avec notre faculté de ressentir du plaisir et le critère d’un objet mauvais dans son accord avec la faculté de ressentir de la peine : « la pierre de touche du Bien et du Mal », écrit Kant, « ne pourrait être placée ailleurs que dans l’accord avec notre sentiment de plaisir ou de peine [Gefühl der Lust oder Unlust] »185. Or, seule l’expérience peut nous enseigner si telle chose est conforme au sentiment du plaisir ou de peine comme réceptivité du sens interne : il ne nous est pas « permis de déterminer par des concepts a priori le rapport d’une connaissance» ou d’un objet « au sentiment du plaisir ou de la peine »186. On ne pourrait donc fonder les règles pratiques que sur le sentiment pathologique du plaisir comme leur condition. Partant, il n’y aurait pas de lois pratiques a priori, c’est-à-dire des lois universelles et nécessaires : une règle fondée sur un sentiment ne peut être ni universelle, puisqu’un sentiment est particulier au sujet qui l’éprouve, ni nécessaire, puisque le même sujet qui éprouve aujourd’hui ce sentiment peutdemain ne plus l’éprouver. Ainsi, les morales antiques qui suivent ce procédé ne présentent-elles aucune loi a priori de la volonté, mais seulement des règles fondées sur des conditions empiriques. Faisant de l’accord avec le sentiment de peine ou de plaisir le critère du jugement sur le bien et le mal, elle font de tel objet qui procure ou promet du plaisir le principe déterminant empirique de la volonté : par exemple, les morales eudémonistes font du bonheur, comme objet du plaisir que l’on prend devant son

185 Critique de la raison pratique, p. 684

186 Critique de la raison pratique, p. 696-697. Selon le chapitre sur les « mobiles de la raison pure pratique », dont cette citation est extraite, nous pouvons voir a priori que la loi morale produit en nous un sentiment de douleur par son opposition aux penchants subjectifs qui lui sont contraires.

Dans ce chapitre, Kant se contente de présenter la douleur produite par la loi morale comme une exception à la règle qu’il vient d’énoncer sans expliquer comment cette règle pourrait être formulée de façon à admettre des exceptions.

existence en général, le motif unique de la volonté. Les morales antiques diffèrent dans la manière dont elles déterminent la nature de cet objet, puisqu’elles ne sont pas toutes eudémonistes, mais elles le déterminent toujours comme en accord avec le sentiment du plaisir. Elles énoncent alors des principes pratiques qui ne sont que des maximes, c’est-à-dire des principes pratiques subjectifs, dont la validité suppose le désir d’un objet de plaisir : « Les maximes pratiques qui découleraient (…) de ce concept de bien », écrit Kant, « ne contiendraient jamais, comme objet de la volonté, quelque chose de bon par soi-même, mais seulement toujours quelque chose de bon pour autre chose »187. La fonction de la raison est réduite ici à son usage instrumental consistant à « déterminer, d’une part, ce plaisir ou cette peine dans leur totale connexion avec l’ensemble de toutes les sensations de mon existence, et, d’autre part, les moyens de m’en procurer l’objet »188, comme si la nature ne nous avait donné cette faculté que pour nous permettre de nous rendre l’existence aussi plaisante que possible.

On objectera peut-être que, si on fait du concept du bien un concept rationnel, et non empirique, on peut le déterminer antérieurement au concept de la loi morale sans risquer de faire du bien un principe déterminant empirique. On peut en effet distinguer avec Kant, parmi les doctrines morales déterminant le concept du bien avant toute chose, celles qui définissent le bien au moyen d’un concept empirique, comme celui de bonheur, et celles qui définissent le bien au moyen du concept rationnel de perfection, conçue comme « l’aptitude d’une chose à convenir ou à suffire pour toutes sortes de fins »189. Nous avons vu comment le rationalisme dogmatique de C. Wolff et de A. Baumgarten définissait le bien comme la perfection interne, c’est à dire comme la perfection de l’homme, la possession intégrale par l’homme des forces, facultés et habiletés qui permettent la réalisation de toutes les fins qu’il choisit librement de poursuivre. Mais on peut, avec Crusius et d’autres moralistes théologiens, concevoir la perfection sous son aspect extérieur comme « la perfection suprême dans la substance, c’est-à-dire Dieu », laquelle perfection est « la propriété qu’a cet être de suffire à toutes les fins en général »190. C’est alors l’accord avec la volonté de Dieu qui est conçu

187 Critique de la raison pratique, p. 679

188 Critique de la raison pratique, p. 684

189 Critique de la raison pratique, p. 657

190 Critique de la raison pratique, p. 657

comme le bien. Cependant, si on commençait par définir le bien dans les termes de la perfection, qu’elle soit interne ou externe, on ferait quand même de ce concept rationnel un principe déterminant empirique de la volonté, puisqu’il ne pourrait déterminer la volonté que par l’accord de son objet avec le sentiment de plaisir et donc par la sensibilité. Nous avons dit du concept de la perfection (interne) de l’homme qu’il déterminait la volonté par l’anticipation du plaisir que cette perfection promet (le plaisir lié aux avantages de la vie). Il en va de même de la perfection externe. Comment en effet justifier une définition du bien dans les termes de l’accord avec la volonté divine sans faire référence à la loi morale ? On ne peut que présenter la perfection comme promettant du plaisir en tant que moyen d’atteindre quelque chose d’agréable. On fait alors référence aux joies que l’obéissance à Dieu promet : « les talents et leur perfectionnement, (…) ou la volonté de Dieu », confirme Kant, « si l’accord avec elle est pris pour objet de la volonté sans qu’aucun principe ne précède qui soit indépendant de cette idée, ne peuvent devenir des causes déterminantes de cette volonté que le bonheur que nous en attendons »191. Ainsi, dans le christianisme, on fait référence au bonheur paradisiaque dont jouit l’homme qui a vécu selon les commandements divins, même s’il ne peut en jouir dans cette vie. On le voit, un concept rationnel peut être un principe déterminant empirique. Lorsqu’il s’agit de savoir si la représentation d’un objet est un motif d’ordre inférieur (empirique) ou supérieur (rationnel), l’origine, rationnelle ou sensible, de cette représentation importe peu puisque, « si une représentation (…) ne peut déterminer l’‘arbitre’ qu’en supposant dans le sujet un sentiment de plaisir, il dépend entièrement de la nature du sens interne qu’elle soit un principe déterminant de l’‘arbitre’ »192. Le plaisir intellectuel qu’on prend à se représenter l’existence d’un bien conçu à l’aided’un concept rationnel peut bien être plus raffiné que le plaisir sensible qu’on prend à se représenter l’existence d’un bien conçu dans un concept empirique. Ces deux plaisirs sont de même nature s’ils dépendent de la nature du sens interne, c’est -à-dire s’ils ne sont pas produits par la raison pure (comme le respect). Et leur anticipation ne peut déterminer la volonté que si le sujet qui en est le siège peut prendre un plaisir pathologique à se représenter l’existence de l’objet de plaisir : ce qui suffit à faire du concept de cet objet un principe déterminant empirique. De

191 Critique de la raison pratique, p. 657

192 Critique de la raison pratique, p. 632

ce point de vue, « Epicure » est « conséquent » lorsqu’il ne retient « dans la vertu, comme [principe de] détermination de la volonté, que le simple plaisir qu’elle promet [le contentement moral] », et qu’il considère « ce plaisir comme étant tout à fait de même nature que les plaisirs des sens les plus grossiers »193. Ainsi, la méthode des Anciens conduit à admettre comme déjà jugée la question de savoir s’il existe aussi une faculté de désirer, déterminée par des lois pratiques a priori.

Selon Kant, la définition du bien antérieurement à l’établissement de la loi suprême est à l’origine de toutes les fausses doctrines morales. Qu’elle définisse le bien dans les termes du bonheur ou de la perfection, si une doctrine morale fonde son principe suprême sur un objet de volition possible, elle s’interdit de concevoir ce principe comme une loi a priori et se condamne à l’erreur puisque, comme l’a montré l’ « Analytique de la raison pure pratique », le principe suprême de la moralité n’est possible comme principe objectif ayant la même valeur pour tous les êtres raisonnables que s’il est a priori. La philosophie pratique doit donc changer radicalement de méthode. Pour ce faire, elle doit changer radicalement sa façon de penser le rapport qui unit le concept du Bien et celui de la loi morale, puisque l’origine de toutes les erreurs commises en morale réside dans l’idée selon laquelle le concept du bien est premier par rapport à celui de la loi morale. De même que la première Critique a dû, pour faire entrer la métaphysique « dans le chemin sûr d’une science », effectuer un « changement de méthode dans la façon de penser »194 le rapport qui unit les objets des connaissances aux concepts, la critique de la raison pratique, pour faire entrer la morale dans le chemin de la vérité, doit donc opérer sa propre Révolution copernicienne. Or, L. Beck parle justement d’une Révolution copernicienne opérée par la seconde Critique. Seulement, il en parle comme de la « découverte » de ce que « la loi morale n’est pas une simple limitation de la liberté, mais est elle-même un produit de la liberté »195. J. Silber critique cette description en disant qu’elle ne présente pas l’ « analogue » du changement décrit dans la première Critique196. A vrai dire, la découverte soulignée par Beck n’est même

193 Critique de la raison pratique, p. 634

194 Critique de la raison pure, p. 740-741

195 Beck (1960), p. 179

196 Cf. Silber (1963), p. 182. Pour J. Silber, la révolution copernicienne de la seconde Critique réside dans la découverte selon laquelle « l’objet moral, le bien, doit se conformer aux conditions de la volition morale, de même que l’objet théorique doit se conformer aux conditions de la

pas révolutionnaire à proprement parler, puisqu’elle n’inverse pas l’ordre des termes qu’unit une même relation, mais se contente d’ajouter à une relation de limitation une relation de causalité. De plus, les termes du « renversement » opéré ici ne désignent pas le concept du bien et celui de la loi morale, mais celui de la liberté et celui de la loi morale. La morale a donc besoin d’une autre révolution que celle décrite par Beck.

Pour penser le véritable renversement accompli par la seconde Critique, il faut se souvenir de la distinction que Kant établit entre deux concepts de ce qu’est une fin. Dans le concept de motif matériel, disions-nous, il s’agit d’une représentation d’un objet comme à réaliser qui précède la détermination du vouloir et fonde la maxime qui détermine ce vouloir. Dans un second sens du terme de fin, il s’agit d’une représentation d’un objet comme à réaliser qui succède à la détermination de la volonté comme sa conséquence. Or, un objet de la raison pure pratique, c’est-à-dire un bien, ne peut faire l’objet que d’une représentation finale conçue dans le second sens du terme de fin. C’est dire que tout concept dans lequel un objet de la raison pure pratique est représenté est produit et déterminé par la loi morale. Le concept d’un objet de la raison pure pratique en général, le concept du bien, est lui aussi déterminé par la loi morale.

Telle est la Révolution copernicienne de la seconde Critique. Elle consiste à inverser les termes du rapport de détermination qui unit le concept du bien et celui de la loi morale : « c’est la loi morale qui détermine et rend possible le concept du Bien et non celui-ci qui détermine et rend possible la loi morale »197. Tandis que les Anciens fondaient l’idée de la loi et celle du devoir sur celle du bien, Kant fonde l’idée du bien sur celle de la loi. On comprend maintenant pourquoi Kant conçoit les doctrines morales fausses comme des doctrines de l’hétéronomie : il présente en effet « l’hétéronomie de la volonté comme source de tous les principes illégitimes de la moralité »198. Si l’origine de toutes les erreurs commises en morale réside dans le point de vue selon lequel c’est le concept du bien qui détermine le concept de la loi morale, les doctrines morales fausses se caractérisent bien par une représentation de la volonté morale comme déterminée

connaissance ». Nous sommes d’accord avec cette interprétation, mais présentons cette même découverte sous un autre aspect, parce que ce dernier aspect fait mieux voir la méthode qu’il convient de suivre en éthique.

197 Critique de la raison pratique, p. 680-681

198Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 309

par le concept de son objet : la volonté de l’agent moral n’est pas pleinement libre et autonome mais déterminée et hétéronome, même si, dans l’hétéronomie, c’est encore la volonté qui fait elle-même de son objet son principe déterminant. Kant peut alors classifier les « fausses » doctrines morales selon le type du concept du bien dont elles ont fait le principe déterminant de la volonté morale. Puisque

« tous les principes [de détermination de la volonté] qu’on peut admettre de ce point de vue sont ou empiriques ou rationnels »199, on peut distinguer entre les morales qui conçoivent le bien au moyen d’un concept empirique et celles qui le conçoivent au moyen d’un concept rationnel. Kant renvoie dos à dos les théories qui placent le bien dans l’objetd’un sentiment physique ou moral (conçu dans un concept empirique) et celles qui le placent dans un objet dont l’accord avec le sentiment comme faculté est indirect (objet conçu dans un concept rationnel). Le bien n’est ni le bonheur en tant qu’objet d’un plaisir physique immédiat, ni la vertu en tant qu’objet d’une satisfaction morale immédiate. Ce n’est pas non plus la perfection, interne ou externe, en tant qu’elle contribue aux avantages de la vie et qu’elle procure médiatement la satisfaction liée à ces avantages. Ni Epicure, ni Hutcheson, ni Wolff, ni Crusius. La théorie du bien doit emprunter une méthode qui soit compatible avec l’autonomie de la volonté morale.

Puisque c’est la loi morale qui fonde et détermine le concept du bien, il est facile d’énoncer le principe méthodologique qu’il faut suivre dans la définition du bien : « le concept du bien (Gute) et du mal (Böse) ne doit pas être déterminé antérieurement à la loi morale (à laquelle, suivant l’apparence, il devrait pourtant servir de fondement), mais seulement (comme il arrive ici) après cette loi et par cette loi »200. La révolution copernicienne conduit ainsi à une révolution méthodologique. De même qu’il faut, d’un point de vue théorique, inverser l’ordre des termes de la relation de fondation qui unit le bien et la loi, il faut, d’un point de vue pratique, inverser l’ordre des étapes qu’il convient de suivre en morale. La morale doit d’abord fournir la formule de la loi morale, laquelle formule constitue ce que Kant appelle « l’impératif de la moralité » et, ensuite, lire dans les termes de cette formule la définition du bien. Comme le rappellent les Leçons d’éthique, les impératifs sont exprimés par le verbe devoir, où « le doit fait toujours référence à la qualité du bien » de sorte que « tous les impératifs affirment que

199 Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 310

200 Critique de la raison pratique, p. 684

l’on doit faire ce qui est bon »201. Définir le bien dans les termes de l’impératif moral, c’est donc déterminer le sens du complément du verbe « faire » dans cette formule. C’est ce que certains des rationalistes qui ont précédé Kant ont malheureusement omis de faire. Ainsi, C. Wolff et A. Baumgarten ont érigé la proposition « fais le bien et abstiens-toi de faire le mal » en premier principe de

l’on doit faire ce qui est bon »201. Définir le bien dans les termes de l’impératif moral, c’est donc déterminer le sens du complément du verbe « faire » dans cette formule. C’est ce que certains des rationalistes qui ont précédé Kant ont malheureusement omis de faire. Ainsi, C. Wolff et A. Baumgarten ont érigé la proposition « fais le bien et abstiens-toi de faire le mal » en premier principe de