• Aucun résultat trouvé

Au chapitre III, poursuivant sa critique des épicuriens, Raymond Martin s’attaque à la doctrine qui veut que le souverain bien consiste dans les plaisirs corporels26. Pour ce faire, il va faire appel à l’autorité de très nombreux auteurs, qu’il scinde en deux groupes : les autorités philosophiques (philosophi) et les autorités religieuses (sancti). Dans le ms. SG140, afin que la séparation entre chaque autorité citée soit bien marquée, Raymond Martin a souligné à l’encre rouge le nom de l’auteur et le titre du traité d’où est tirée la sentence en question. Ce désir de clarté se double d’un effort d’exhaustivité qui se manifeste notamment par la présence de plusieurs citations ajoutées dans les marges du manuscrit, après la première rédaction du texte. Ces éléments renforcent encore les preuves démontrant que le manuscrit parisien est l’autographe de l’auteur27.

Avant d’engager sa critique, Raymond Martin définit l’objet de son étude – le souverain bien – en adoptant l’explication qu’en donne Boèce au livre III de la Consolation :

25 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 6r ; éd. de Voisin, p. 196 : « Quinta denqiue ratio talis est. Cum videt homo rerum

magnitudinem et immensitatem, ut celi, terre, marisque et huiusmodi ; deinde ipsarum dispositionem tam mirabilem, ut stellarum in celo, plumarum in volatilibus, pilorum in quadrupedibus, florum, fructuum et foliorum in herbis et arboribus, membrorum, ossium, nervorum, ac venarum in animalium coporibus ; denique utilitatem et conservationem, regimen et gubernationem tam diversorum, tamque contrariorum in nostris etiam corporibus ; cum videt, inquam, homo haec universalis et alia multa huiusmodi, iudicat proculdubio ratio ipsius naturali quodam iudicio, aliquem esse per se infinite potentie, quem oportet esse causam tante molis, et tante magnitudinis, et infinite, summeque sapientie, qui est causa tam mirabilis dispositionis et ordinis et immense bonitatis, seu bone voluntatis, qui est causa tam multiplicis utilitatis, et conservationis ».

26 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 6r ; éd. de Voisin, p. 196 : « Voluptatem corporalem, ac carnalis delectationem,

non esse summum bonum, nec summam felicitatem hominis, contra epicuros hoc modo probabitur ».

27

le souverain bien se reconnaît au fait qu’une fois obtenu, il ne laisse plus place à aucun autre désir et qu’il les contient tous. En effet, si en dehors de lui subsistait un désir, il ne pourrait plus être appelé le souverain bien, car il demeurerait alors quelque chose d’autre que lui à désirer28. Etant donné qu’aucun plaisir corporel ne satisfait ce critère, Raymond Martin exclut qu’il puisse être considéré comme le souverain bien. En réalité, celui-ci est identifié à Dieu, en dehors duquel ne subsiste aucun objet de désir29.

Après avoir défini son objet, Raymond Martin rassemble un premier groupe d’autorités philosophiques qui nient la primauté des plaisirs charnels. Dans l’ordre, le dominicain fait appel à Avicenne, dont il cite un long extrait du kitāb al-Išārāt wa-l-

tanbīhāt30 ; à Thomas d’Aquin (SG III, 27) ; à Juvénal (Satires XI, 208) ; à Sénèque (Lettres à Lucilius) ; à Cicéron (De Senectute) et enfin au Commentaire d’Averroès sur l’Urǧūza fī-l-

ṭibb (Poème sur la médecine) d’Avicenne.

Le kitāb al-Išārāt wa-l-tanbīhāt

Dernière grande somme philosophique rédigée durant le séjour d’Avicenne à Ispahan (1024- 1037), le kitāb al-Išārāt wa-l-tanbīhāt est divisé en deux parties : la première consacrée à la logique et la seconde à la physique et la métaphysique. Au Chapitre 8 de la seconde partie, le penseur persan définit la nature de la joie et du bonheur, en commençant par rejeter l’opinion qui veut que les vrais plaisirs résident dans les jouissances sensibles. Pour ce faire, il avance quatre exemples empruntés à la vie quotidienne, dans lesquelles les plaisirs des sens sont délaissés au profit de jouissances plus élevées31 : le premier (1) concerne le désir de victoire qui, même dans le cadre de jeux triviaux comme les échecs ou le trictrac, prévaut sur la recherche du sexe et de la nourriture32. Ensuite (2), les plaisirs corporels sont également

28 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 6r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Philosophus simul et theologus reverendus Boetius,

in libro de Consolatione, ait : « Id est summum bonum, quo quis adepto, nihil ulterius desiderare queat, eo quod quidem sit omnium summum bonorum ». Ceteraque « intra se bona continens cui, si quid abforet, summum bonum esse non posset, quoniam relinqueretur extrinsecus quod posset optari » ».

29 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 6r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Cum autem nulla carnalis delectatio inveniatur

huiusmodi, nullam voluptatem seu delectationem carnalem posse summum esse bonum sequitur evidenter. Relinquitur ergo, quod solus Deus, cui, quod dictum est, convenit, scilicet ut eo adepto nihil ulterius desiderari possit, summum bonum sit ».

30 Dans le ms. SG1405, le titre de cet ouvrage – que A.-M. Goichon traduit par Livre des directives et des

remarques – est ajouté dans la marge de droite du folio 6r.

31

Avicenne désigne ce type de jouissance par le terme ‘intérieure’ (bāṭin).

32 I

BN SĪNĀ (AVICENNE), al-Išārāt wa-l-tanbīhāt (Livre des directives et remarques), éd. S. Dunyā, Le Caire, Dār al-Maʿārif, 1968, vol. IV, p. 8 ; trad. franç. par. MICHOT,J. « De la joie et du bonheur. Essai de traduction critique de la section II, 8 des Išārāt d’Avicenne », Bulletin de philosophie médiévale, 25 (1983), p. 52 : « Or, vous le savez, celui qui est capable de quelque victoire, fût-ce dans une chose vile comme les échecs ou le

rejetés par celui qui cherche la modération et la retenue au profit de sa santé ou pour préserver sa dignité vis-à-vis de son entourage33. Le cas des personnes généreuses (3) est également un contre-exemple à la prédominance des désirs charnels ; en effet, elles préfèrent la joie de donner à autrui aux plaisirs personnels et aux jouissances sensibles34. Enfin (4), celui qui a une grande âme méprise la faim et la soif lorsqu’il s’agit de préserver son honneur, il méprise la mort et, parfois, combat seul une multitude d’adversaires, à la seule fin que son nom soit loué après sa mort35.

Pour Avicenne, ces exemples démontrent que les plaisirs intérieurs (bāṭin) sont supérieurs aux plaisirs des sens. Cette vérité ne s’applique pas seulement aux êtres doués de raison (al-ʿāqil), mais également aux animaux. En effet, le philosophe persan constate que certains chiens de chasse rapportent leur proie à leur maître sans tenir compte de leur propre fin ; plus généralement, il relève que les animaux préfèrent leurs petits à eux-mêmes : ils les nourrissent avant eux et les défendent de leur vie36. De ces observations, Avicenne conclut que puisque les plaisirs intérieurs sont supérieurs aux apparents (ṭāhir), les plaisirs trictrac, des victuailles et du sexe peuvent se présenter à lui, il les repousse pour choisir en échange le plaisir de la victoire qu’il conçoit ».

نم نكمتملا نأ نوملعت متنأو ؛هضفريف حوكنم مأ موعطم هل ضرعي دق ؛درنلاو ،جنرطشلاك ،سيسخ رمأ يف ولو ،ام ةبلغ

ةيمھولا ةبلغلا ةذل نم هضاتعي امل

.

33

Al-Išārāt…, p. 8 ; trad. cit. p. 52 : « Des victuailles et du sexe peuvent aussi se présenter à qui recherche la retenue et la dignité, avec la santé du corps et dans la compagnie de son entourage ; il en détourne la main pour préserver la décence. Préférer celle-ci est donc ici préférable et plus plaisant [pour lui], immanquablement, que ne le sont sexe et victuaille. ».

،ةمشحلل ةاعارم امھنم ديلا ضفنيف ،همشح ةبحص يف ،همسج ةحص عم ةسايرلاو ةفعلا بلاطل حوكنمو موعطم ضرعي دقو موعطملاو حوكنملا نم كانھ ةلاحم لا ذلأو رثآ ةمشحلا ةاعارم نوكتف

.

34 Al-Išārāt…, p. 8 ; trad. cit. p. 52 : « Et quand se présente aux gens généreux le plaisir d’accorder un bienfait,

ils vont droit au but, le préférant au plaisir de [quelque] objet d’appétit animal, que l’on se dispute. Ils préfèrent à ce propos quelqu’un d’autre à eux-mêmes, se hâtant de lui accorder le bienfait ».

لاا سانلا نم ماركلل ضرع اذإو هيف اورثآو ؛هيف سفانتم يناويح ىھتشمب ذاذتللاا ىلع ،هورثآ ،هعضوم نوبيصي ماعنإب ذاذتل

هب ماعنلإا ىلإ نيعرسم ،مھسفنأ ىلع مھريغ

.

35 Al-Išārāt…, p. 9 ; trad. cit. p. 52 : « De même, celui qui a une grande âme tient pour peu de chose la faim et la

soif quand il s’agit [pour lui] de conserver son honneur ; il méprise l’effroi de la mort et la soudaineté du trépas quand il s’agit de combattre des adversaires. Souvent même un seul [individu] affronte-t-il une multitude en se jouant du danger en raison du plaisir des louanges qu’il s’attend à [éprouver], fût-ce après la mort ; comme si ce [plaisir] allait lui arriver alors qu’il serait mort. ».

هجولا ءام ىلع ةظفاحملا دنع شطعلاو عوجلا رغصتسي سفنلا ريبك نإف كلذكو . ،بطعلا ةأجافمو ،توملا لوھ رقحتسيو نيزرابملا ةزجانم دنع . كلذ نأك ،توملا دعب ولو ،دمحلا ةذل نم هعقوتي امل ؛رطخلا رھظ ًايطتمم مھﱡدلا ىلع محتقا امبرو تيم وھو هيلإ لصي .

36 Al-Išārāt…, p. 9 ; trad. cit. pp. 52-53 : « Il n’en va pas de la sorte chez [l’être] intelligent seulement, mais

encore chez l’animal barbare. Ainsi, parmi les chiens de chasse, il y en a qui se mettent en quête malgré leur faim, gardant [la proie] pour leur maître et, souvent, la lui apportent. Parmi les animaux encore, [la femelle] qui allaite préfère [le petit] qu’elle a engendré à elle-même. Souvent, elle s’expose pour le protéger plus qu’elle ne le fait pour se protéger elle-même. ».

ىلع هكسمي مث ،عوجلا ىلع صنتقي ام ديّصلا بلاكلا نم نإو ؛تاناويحلا نم مجعلا يفو لب ،طقف لقاعلا يف كلذ سيلو هيلإ هلمح امبرو ،هجاص . نم مظعأ ،هيلع ةيماحم ،ترطاخ امبرو ،اھسفن ىلع هتدلو ام رثؤت تاناويحلا نم ةعضرملاو اھسفن اھتيامح يف اھرطاخم .

intellectuels le seront d’autant plus. Comme appendice à cette remarque, Avicenne ajoute que la félicité angélique – qui ne consiste ni dans la nourriture, ni dans le sexe – est infiniment supérieure à celle des bêtes ; c’est une vérité qu’il est nécessaire d’exposer à celui qui prétend que sans jouissance sensible, il n’y a pas de bonheur possible.

Dans le Pugio Fidei, la traduction que Raymond Martin propose de ce passage a, entre autres, le mérite d’être la seule version latine d’un texte resté inconnu de ses coreligionnaires latins. Dans l’ensemble, le texte traduit est fidèle à l’original, bien que Raymond Martin apporte à celui-ci des précisions absentes de l’original : certains exemples d’Avicenne sont redoublés et deux ou trois termes latins rendent souvent un terme arabe unique. Le début de la version du dominicain par exemple, diffère quelque peu par rapport à sa source : le texte arabe dit qu’il vient en premier (sabaqa) parmi les opinions communes (al-awhām al-ʿāmmiyya) l’idée que les plaisirs des sens sont les plus forts et les plus excellents, alors que le texte latin dit pour sa part que cette idée apparaît fréquemment (frequenter) chez les hommes grossiers (pecualis) et bestiaux (bestialis) [cf. Annexe II,1]. La variante de Raymond Martin est beaucoup plus virulente à l’encontre du vulgaire que ne l’est le texte d’Avicenne, qui n’attaque pas des personnes, mais des opinions. Par contre, la suite de la traduction est d’une remarquable fidélité : le dominicain déclare que le vulgaire estime communément que tout plaisir qui n’est pas sensible est faible (ḍaʿīf/debilis) et irréel (ḫayāla/fantasticus), alors que les vraies joies résident dans le manger et le boire (mankūḥāt/cibus et potius) et dans les rapports sexuels (maṭʿūmāt/marisque et femine coniunctionibus) [II,2].

En revanche Raymond Martin ne retient que trois des quatre exemples d’Avicenne, par lesquels on constate que les plaisirs sensibles sont généralement abandonnés au profit de jouissances plus élevées. L’exemple (2) est présenté en premier lieu par le dominicain catalan : tout comme le penseur persan, il affirme que certaines personnes rejettent les plaisirs du corps pour des raisons de décence et pour préserver leur réputation, mais il ajoute qu’ils le font également par fidélité pour leurs amis et pour préserver une conduite acceptable vis-à-vis des étrangers37, ce qu’Avicenne ne précisait pas. Par contre, le dominicain ne mentionne pas le fait que la retenue dans les plaisirs sensibles est dictée par une volonté de préserver la santé du corps, comme le notait le médecin persan. En deuxième lieu, Raymond Martin reprend

37 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Videtis tamen multos nobiles corde, qui ut

conservent honestatem et famam - alios vero ut custodiant ad socios et amicos, et etiam extraneos, fidelitatem, curialitate et morum disciplinam – carnales delectationes respuunt et contempnunt ».

l’exemple (1) selon lequel le désir de victoire rend les plaisirs du corps négligeables38. La version de Raymond Martin est fidèle à l’original, il dédouble cependant la traduction de

ḫasīs (vil) par infimus et vilissimus [II,4] ; et celle de rafaḍa (rejeter) par postponere et

repellere [II,5]. Sans raison apparente, le dominicain ne reproduit pas l’exemple des

personnes généreuses (3), pour lesquelles les plaisirs sensibles passent après la joie de donner à autrui. Il traduit sans modification notable le dernier exemple (4), selon lequel les personnes aux âmes nobles, s’il est question de leur honneur, méprisent la mort et sont prêtes à attaquer seules de nombreux adversaires39.

Respectant l’ordre du texte d’Avicenne, Raymond Martin conclut à partir de ces exemples que les plaisirs intérieurs sont supérieurs à ceux des sens. Le dominicain propose cependant une traduction de ce passage plus étendue que l’original. En effet, le terme arabe

mustaʿalī (supérieur) est rendu par trois équivalents latins nobilior, excellentior et fortior, le

terme ‘intérieur’ (bāṭin) par internus et spiritualis et le terme ‘sensible’ (ḥissīī) par sensibilis et exterioris [II, 6].

La confirmation de la supériorité des plaisirs intérieurs sur les plaisirs sensibles, qu’Avicenne déduisait du comportement de certains animaux, est également rapportée en latin par Raymond Martin. Dans le passage en question, on remarque cependant une erreur assez importante : le penseur persan affirmait que le rejet des plaisirs sensibles se rencontre chez les animaux sauvages et non seulement chez les êtres doués de raison (al-ʿāqil), terme que Raymond Martin traduit par rationalis et sensatus [II,7] ; cette seconde expression est inappropriée, car les animaux partagent avec l’homme la faculté sensitive. L’exemple du chien de chasse est également reproduit par Raymond Martin : tout comme Avicenne, il explique que ceux-ci chassent (iqtanaṣ/venor) malgré leur propre faim et attrapent (amsaka/capere) des proies pour leur maître et les leur offrent (ḥamala/dedere). A cette explication, le dominicain précise qu’après les avoir attrapées, ces chiens conservent (conservare) leurs proies et les emportent (trahere) avec eux, afin de les offrir à leur maître. En revanche, la suite du texte latin diffère de l’original : Avicenne affirmait que parmi les animaux, les femelles qui allaitent (al-murḍiʿā) préfèrent leurs petits à elles-mêmes et que souvent elles s’exposent pour les protéger plus qu’elles ne se protègent elles-mêmes. Pour sa part, Raymond Martin déclare que ce sont les brebis (ovis) et les poules (gallina) qui s’offrent

38 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Rursum videbitis aliquos, qui ut adversariorum

possint obtinere victoriam non tantum in magnis et arduis, sed etiam in infimis et vilissimis, ut in scacorum alearumque ludis, oblatas sibi delectationes huiusmodi vel postponunt, vel omnino repellunt ».

39 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Magnanimis quoque plerumque nobilium non solum

voluptates cibi et potus et coitus, sed etiam ipsius mortis vilipendit horrorem, solus vel quandoque cum paucis in adversariorum irruens multitudinem, tantum affectat saltem post mortem nomen strenuitatis habere ».

pour la défense de leurs petits [II,8] et que de nombreux animaux parmi les quadrupèdes et les volatiles nourrissent affectueusement leurs progénitures, bien qu’eux-mêmes souffrent de la faim40, ce qui ne figurait pas dans les Išārāt.

Malgré ces différences, la conclusion de ces observations zoologiques est la même dans les versions arabe et latine : si les plaisirs intérieurs (bāṭin/interior) sont en eux-mêmes supérieurs (aʿẓam/maior, fortior et delectabilior) aux apparents (ẓāhir/exterioris et sensibilis), les joies intellectuelles le sont d’autant plus41.

La fin du passage correspond d’assez près à l’original : tout comme la version arabe, le texte latin recommande au lecteur de ne pas écouter celui qui soutient qu’il n’y aurait aucune félicité à vivre dans un paradis – le texte arabe dit simplement un état (ḥāla)– où l’homme ne connaîtrait les joies ni de la nourriture, ni de la boisson, ni du sexe42. A celui-ci, il convient de dire – le texte arabe ajoute également ‘d’éclairer’ (baṣṣara) – que telle est la situation des anges et qu’elle est bien plus plaisante (alḏu/delectabilior), réjouissante (abhaǧ/nobilior) et agréable (anʿam/gloriosior) que celle des bêtes43.

A la suite de cette longue citation du kitāb al-Išārāt wa-l-tanbīhāt, Raymond Martin poursuit son énumération d’autorité en proposant un extrait du chapitre 27 du livre III de la

Summa contra gentiles, dans lequel Thomas d’Aquin avance plusieurs arguments démontrant

la même thèse qu’Avicenne. Une des preuves veut que, pour tout ce qui est dit par soi, si d’une chose (a) indéterminée (simpliciter) provient une chose (b) indéterminée (simpliciter), alors d’une chose (a) déterminée à un plus haut degré (magis), proviendra une chose (b) déterminée à un plus haut degré. Par exemple, si ce qui est simplement chaud chauffe, ce qui est chaud à un degré plus élevé chauffera à un degré plus élevé. Dans cette perspective, si les plaisirs corporels étaient bons par eux-mêmes (per se), en user à un très haut degré conduirait

40 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Ovis etiam et gallina, et multa talia multo maioribus

periculis pro defensione filiorum se offerunt quam pro sua. Plurima quoque, tam in quadrupedibus quam in volucribus, ipsa quidem plerumque esuriunt, et nihilominus affectuosissime natos pascunt ».

41

Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Cum igitur, ut ex hiis patet, delectationes interiores sint maiores et fortiores, atque delectabiliores, etiam in brutis et ratione carentibus, quam exteriores atque sensibiles, quanto magis erit hoc in ratione utentibus et intellectum habentibus ? ».

42 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197 : « Non decet nos ergo, nec expedit aliis, ut cum silentio

audiamus loquentes : « si fuerimus in paradiso, ubi non comedamus, nec bibamus, neque nubamus, qualis beatitudo, seu felicitas nobis esse poterit sine istis ? » ».

43 Le texte arabe dit simplement la situation des animaux en général, alors que R. Martin dit le statut des ânes

(asinus), des porcs (porcus) et des autres bêtes (bestia) : « Sed dicatur eis : « Ô miserrimi ! Nonne status angelorum, et eius qui preest eis, et supra eos est, delectabilior est, et nobilior, atque gloriosior, quam status asinorum, atque porcorum aliarumque bestiarum, que neque comedunt, neque bibunt, nec utuntur talibus voluptatibus carnis ? Ymmo nonne tanta est inter utrumque distantia, quod valde turpe est facere comparationem, et dicere quod status ille, angelorum videlicet, sit isto melior aut magis delectabilis ? » » (cf. Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7r ; éd. de Voisin, p. 197).

à un plaisir d’un très haut degré ; ce qui pour Thomas est manifestement faux. En effet, l’abus de plaisirs est un vice et est nuisible au corps44. Raymond Martin ajoute foi au raisonnement de Thomas en convoquant l’autorité de Juvénal qui, dans les Satires, déclare que la volupté s’augmente de la rareté des plaisirs45.

Pour le dominicain, la nocivité des plaisirs sensibles pour le corps est connue par soi et cela démontre manifestement qu’ils ne peuvent être confondus avec le souverain bien. En effet, rien de ce qui est sujet à la destruction ne peut être qualifié de bien suprême, ce que corroborent de nombreuses autorités46, dont Sénèque et Cicéron. Des Lettres à Lucillius, le dominicain extrait trois passages : le premier provient de la lettre 24, dans laquelle l’auteur affirme que les plaisirs se transforment souvent en tourments, comme les bons repas qui conduisent à l’indigestion, l’ivresse engourdit les nerfs et les plaisirs du sexe provoquent toutes sortes de déformations. Un autre passage (Lettre 30) met en avant le fait qu’aucun ennemi ne cause plus d’outrages que ses propres plaisirs. Un dernier topos emprunté à Sénèque (Lettre 58) affirme que freiner l’usage des plaisirs prolonge la vie47. Extrait du De

Senectute, l’exemple emprunté à Cicéron met en scène Archytas de Tarente qui aurait affirmé

que les plaisirs corporels sont le plus grand fléau que les hommes ont reçu de la nature, car les passions qu’ils entraînent s’accomplissent sans réflexion ni retenue et sont à l’origine des crimes les plus noirs48.

Rompant avec les classiques de la littérature latine, Raymond Martin confirme la nocivité des plaisirs sensibles en citant un dernier extrait, pour le moins original, provenant du

Commentaire d’Averroès au Urǧūza fī-l-ṭibb (Poème sur la médecine) d’Avicenne. Si ce texte

44 Summa contra gentiles, III, 27, éd. cit., p. 82 : « In omnibus quae per se dicuntur, sequitur magis ad magis, si

simpliciter sequatur ad simpliciter: sicut, si calidum calefacit, magis calidum magis calefacit, et maxime calidum maxime calefaciet. Si igitur delectationes praemissae essent secundum se bonae, oporteret quod maxime uti eis esset optimum. Hoc autem patet esse falsum: nam nimius usus earum reputatur in vitium, et est etiam corporis noxius, et similium delectationum impeditivus ».

45

Notons que cette remarque figure dans la marge de gauche du ms. SG1405 : cf. Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7 ; éd. de Voisin, p. 198 : « unde Iuvenalis dicit, quod voluptates commendat rarior usus ».

46 Pugio Fidei, ms. SG1405, f. 7 ; éd. de Voisin, p. 198 : « Nulla que subiecti proprii ac sui ipsius sunt penitus

destructiva, possunt summum esse bonum. Voluptates autem carnales sunt destructive coporis, quod est subiectum earum, et per consequens sui ipsius. Pereunt enim voluptates cum perit corpus : voluptates ergo corporales, seu carnales, non sunt sumum bonum. Ymmo valde grande malum. Primum quoniam per se