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5. Fabula et historia dans les chroniques

5.1 Les fictions de l’histoire chez Froissart

5.1.2 Le souvenir de l’épique

La fabula des Chroniques se décline sous d’autres genres littéraires. Dans une œuvre comme celle du chroniqueur de Valenciennes, qui raconte les conflits guerriers de la Guerre de Cent Ans, on pourrait s’attendre à une réactivation profonde de la tradition épique de la chanson de geste ou de l’épopée. François Suard ne trouve pourtant chez Froissart qu’une « mémoire de l’épique187 » fondée sur la célébration de la ruse. Ruse de la surprise militaire dans les récits de prise de ville comme celui de la récupération

185 Voir notamment Laurence Harf-Lancner, « Chronique et roman : les contes fantastiques de

Froissart », dans Nicole Cazauran et Hélène Cazes (dir.), Autour du roman. Études présentées à

Nicole Cazauran, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1990, p. 51-65. En 1991, Francis

Dubost a montré comment le fantastique tel que le définit Todorov est présent dans la littérature médiévale dès le XIIe siècle et a proposé une définition qui tient compte de la spécificité du texte

médiéval. Voir Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIe-XIIIe siècles) : l’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991. La présence d’épisodes et surtout

d’une écriture fantastique dans l’épisode de la chasse de Pierre de Béarn, aussi intéressants qu’ils soient, ne font l’objet d’aucune réécriture de la part de Céline qui, dans l’après-guerre, renonce définitivement au fantastique tel qu’on pouvait le trouver dans Guignol’s Band I.

186 Laurence Mathey-Maille, op. cit., p. 202.

187 François Suard, « Le souvenir épique dans les Chroniques de Froissart », Marie-Madeleine

Castellani et Jean-Charles Herbin (dir.), Actes du colloque international Jehan Froissart, Lille 3 -

d’Audenarde sur les Flamands par Jean d’Escournay en 1384 (CII, 983) ; ruse « par diversion » comme dans l’épisode de la délivrance de Jean le Bouteillier et de Mahieu de Frenai par Gautier de Many (CI, 417, §178). Pourtant, la ruse, si elle n’est pas absente des chansons de geste, ne correspond pas « à l’image traditionnelle du guerrier et de l’action épiques, pour qui le modèle reste le combat susceptible de conduire au sacrifice suprême, opposant des forces inégales, en somme la Chanson de Roland et la Chanson de Guillaume, avec Roland et Vivien188 ». L’opposition entre l’héroïsme épique traditionnel et l’héroïsme de la ruse que présentent les Chroniques est particulièrement visible dans les différences de représentation de la scène de bataille. Dans les Chroniques, les grandes journées de Crécy, de Poitiers, ou de Roozebeke tiennent une place considérable et font appel à des motifs épiques tels qu’on les trouve dans l’épisode de Baligant du Roland, comme la présentation des forces en présence, la description des escheles ou batailles (corps ou escadrons) et le discours avant la bataille (Édouard allant « tout les pas, de rench en rench, en amonnestant et priant les contes, les barons et les chevaliers… » (CI, 572). Toutefois, « la tradition épique insiste sur la puissance et le courage des guerriers, qui combattent jusqu’à la victoire ou l’épuisement des forces189 ». La chronique, elle, « développe un aspect narratif et cherche à donner une perception de l’ensemble du déroulement de la bataille et des raisons qui conduisent au résultat190 ». Ainsi, la représentation de la bataille de Poitiers n’érige pas en figures épiques les Français défaits mais démontre l’habileté supérieure du dispositif anglais (CI, 585-588). Froissart y raconte d’ailleurs les événements « avec une sorte de distance respectueuse et un peu glacée, en tout cas à la façon d’un chroniqueur qui ne veut rien laisser de côté, plutôt que d’un poète épique191 ». L’histoire de Froissart ne relève pas

188 Ibid., p. 264. 189Ibid., p. 266. 190 Idem. 191 Ibid., p. 267.

de l’épique parce que la victoire n’y récompense pas toujours le plus courageux mais le plus habile.

Surtout, les Chroniques ne présentent pas de justice divine volant au secours des valeureux pour toujours récompenser les braves. Le propos majeur du chroniqueur est la mise en évidence des vicissitudes de la guerre. Les jeunes héros de Poitiers agissent avec courage, mais leurs hauts faits n’influent guère sur le cours des choses et tournent parfois à leur déconfiture. L’inconstante fortune des armes est l’enseignement principal du récit de la mort du seigneur de Beaujeu devant Saint-Omer en 1352. Ce dernier poursuit les Anglais qui viennent de piller Saint-Omer. Il les trouve près d’un fossé qu’il tente de franchir en sautant. Il saute à son tour, trébuche et un écuyer anglais en profite pour le tuer. La conclusion désabusée que Froissart apporte à cet épisode riche en rebondissements est bien peu épique : le courage sans la chance et la ruse ne parvient à rien, et il faut se résigner devant l’injustice du sort192 ». La perspective à l’égard de l’exploit n’est pas celle de l’épique : « fortune joue [dans son histoire] un rôle essentiel qui rend imprévisible le résultat d’une action193 ».

C’est en fait chez des chroniqueurs autres que Froissart et qui ont nettement moins recours à la fiction que l’on trouve en abondance des interférences entre textes épiques et historiographiques. Comme l’affirme Laurence Mathey-Maille, « [t]oute œuvre épique exige un contenu guerrier ; la guerre demeure le thème le plus commun de la chanson de geste194 ». Les chroniques de Villehardouin, Robert de Clari ou Joinville racontent des Croisades. C’est donc presque naturellement que ces auteurs construisent les épisodes belliqueux de leurs histoires sur le modèle des séquences épiques, auxquelles ils

192 Ibid., p. 271. 193 Ibid., p. 275.

empruntent de nombreux motifs stéréotypés195. Ces motifs épiques sont ceux du conseil, de l’ambassade et de la bataille générale que l’on retrouve avec une fréquence tout épique dans l’ensemble de notre corpus. Y compris chez un Commynes qui, s’il démythifie complètement les héros de l’histoire, n’hésite pas à recourir au motif du duel pour narrer un affrontement entre deux chevaliers. Villehardouin ne manque jamais de mettre en scène les évènements de la campagne de Constantinople en ayant recours aux motifs épiques de l’ambassade et du conseil pour les amplifier, leur donner l’enjeu narratif et démonstratif d’un moment légendaire de l’histoire. L’affrontement de Damiette chez Joinville, la prise de Constantinople chez Robert de Clari ou Villehardouin donnent lieu à une représentation de la scène de bataille marquée des effets rythmiques et dont le principe de variante par répétition assure une valeur légendaire aux épisodes racontés. Tous nos auteurs utilisent le surnombre épique pour grossir les rangs des Sarrasins qu’ils affrontent. La récurrence indéfectible de ces mêmes séquences narratives est le propre de l’écriture épique. Certes, les chroniques n’offrent pas cette esthétique du chant, entre oralité et écriture, qui caractérise la chanson de geste telle que Dominique Boutet la définit196. Néanmoins, les motifs qui reviennent dans les chroniques avec une répétition tout épique imposent dans le récit historiographique le répertoire du jongleur, du poète épique. Il faut bien entendu rappeler que la chanson de geste ou l’épopée se distinguent clairement de la chronique : « In contrast to epic and romance, which trated the theme of individual heroic action in past times, the vernacular chronicle tended, instead, to provide a history of larger social

195 Un motif est « un ensemble plus ou moins étendu de vers de deux à quinze environ, qui évoquent

sous une forme stylisée une action physique ou une réaction morale ». Anne Iker Gittleman, Le style

épique dans Garin le Loherain, Genève, Droz, 1967, p. 132.

196 « [L]a chanson de geste n’est pas un simple récit d’exploits héroïques amplifiés par la répétition.

Au contraire, elle cherche toujours à conserver ses liens avec le chant […] : son esthétique repose pour une large part sur la recherche d’une tension [... ] Le jeu des rythmes, des répétitions, des pulsions, à tous les niveaux de l’écriture, opère cette métamorphose aux frontières de l’écriture et de l’oralité ». Dominique Boutet, La Chanson de geste. Forme et signification d’une écriture épique

collectivities197 ». Si le roman promeut l’individu, l’épopée raconte la destinée d’une collectivité à travers celle d’un individu exceptionnel. Les chroniques, elles, racontent essentiellement la destinée historique d’une collectivité. Toutefois, les répétitions qu’on y retrouve amplifient, de reprise en variation, un fragment de l’histoire en geste mémorable et transposent des épisodes historiques en légende. Les chroniqueurs rapportent les hauts faits de leur temps, les actions héroïques et mémorables « d’un peuple et de ses illustres représentants » au moyen d’une écriture souvent épique qui, « en une vaste projection mythique, [met en scène] les figures du passé198 ».