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Fabula et historia au Moyen Âge

5. Fabula et historia dans les chroniques

5.2 Fabula et historia au Moyen Âge

La présence d’éléments épiques, miraculeux ou courtois dans ces récits historiographiques érige nos chroniqueurs en « romanciers du passé ». Froissart plus que les autres a pratiqué cette écriture où, selon l’expression de Victor Hugo, l’histoire s’écoute « aux portes de la légende ». Pour préciser le statut de ces fictions porteuses de sens chez

203 Élisabeth Gauchet, op. cit..

204 George T. Diller, Attitudes chevaleresques et réalités politiques chez Froissart, Genève, Droz,

Froissart, il faut reprendre avec Laurence Mathey-Maille, la distinction faite par Macrobe dans le préambule de son Commentaire au songe de Scipion. Macrobe s’interroge sur l’usage de ses fantaisies dans les œuvres philosophiques. Il distingue plusieurs types de fictions, parmi lesquelles les fabulae, « dont le nom même signale qu’elles font profession de fausseté » et la narratio fabulosa, dont l’argument repose sur une base véridique solide, cette vérité même étant présentée à travers un agencement imaginaire. Intégrées à des textes qui s’appliquent à exposer la réalité historique des faits et des événements de la Guerre de Cent Ans ou des Croisades, ces inclusions fictionnelles relèvent de la seconde catégorie, celle de la narratio fabulosa205. Les inclusions fictionnelles que les chroniqueurs pratiquent au sein de l’histoire cherchent en effet à dégager le sens des événements par la fabula. À propos de Froissart, Michel Zink explique ainsi : « Le malentendu vient de là : ce qui est romanesque dans ses Chroniques est ce qui est porteur de sens206 ». C’est pourquoi on peut rapprocher cette écriture de l’histoire par des histoires de ce que Paul Ricœur appelle « la « fictionnalisation de l’histoire ». Le merveilleux, le chevaleresque ou l’épique des chroniques ne se limitent pas à des « effets de fiction », à des inclusions ponctuelles. Les multiples « déformations » que fait subir à l’histoire la contamination avec d’autres formes littéraires, comme la chanson de geste ou le roman, contribuent à donner l’image d’un passé à mi-chemin entre la réalité et la légende, « neither wholly a lie nor wholly a truth207 ».

On voit comment le problème du vrai et du faux, l’opposition entre vérité historique et fiction littéraire ne se pose pas en termes identiques pour l’historien d’aujourd’hui et pour son précurseur médiéval208. Comme l’explique Élisabeth Gauchet, le Moyen Âge ne

205 Ibid., p. 189.

206 Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1992, p. 306. 207 Gabrielle M. Spiegel, op. cit., p. 62.

208 Cette « question lancinante pour le Moyen Âge, des rapports entre fiction et vérité historique » a

fait l’objet de nombreux travaux. On citera, outre le livre, dont est tirée cette dernière citation, de Dominique Boutet, Formes littéraires et conscience historique. Aux origines de la littérature

connaît pas d’opposition entre ce que nous considérons respectivement comme fiction et comme histoire. On peut rappeler la dichotomie qui est faite aujourd’hui entre fiction et histoire par une phrase de Michel de Certeau :

La fiction… est un discours qui « informe » le réel, mais [ne] prétend ni le représenter ni s’en créditer. Par là elle s’oppose fondamentalement à une historiographie qui s’articule toujours sur l’ambition de dire le réel – et donc sur l’impossibilité d’en faire son deuil209.

D’après Élisabeth Gauchet, cette distinction est invalide dès lors qu’on parle du Moyen Âge car « l’historiographie médiévale, qui prétend raconter le réel, en fabrique210 ». Elle organise le passé à travers un discours régi par une institution présente, sociale, professionnelle, qui « confère à l’événement ses propres valeurs, de manière à lui assurer un sens211 ». Aussi le travail des chroniqueurs médiévaux peut-il s’inscrire dans le cadre de la littérature, dans la mesure où il redistribue le réel pour mieux le comprendre et le dire. Loin d’être un simple scribe qui se contenterait d’enregistrer en témoin indifférent les dates et les faits, le chroniqueur « opère un choix » dans le sujet à traiter : « Ce sont moins les événements et leur chronologie qui retiennent son attention, que leur place dans la narration, leur éclairage. Le texte historiographique a pour fonction d’“illuminer”, d’“illustrer” la matière historique ». Élisabeth Gauchet fait de Froissart l’exemple même de cette conception de l’historiographie au Moyen Âge. À la fois historien, poète et romancier,

française 1100-1250, Paris, PUF, 1999, p. 3, l’ouvrage déjà cité de G. M. Spiegel, Romancing the Past ; de Monika Otter, Inventiones, Fiction and Referentiality in Twelth Century English Historical Writing, Londres, Chapell-Hill, 1996, ainsi que le numéro de la revue Médiévales, L’Invention de l’histoire, n°38, 2000, en particulier l’article de Christopher Lucken, « La fin des

temps et la fiction des origines. L'historiographie des îles britanniques : du royaume des Anges à la terre des Bretons », L’Invention de l’histoire, Médiévales, n°38, 2000, p. 35-70. On pourra retenir, comme emblématique de cette discussion, cette définition de l’écriture historique proposée par Christopher N. L. Brooke : « the remarkable quality of the best historical writing of the twelth

century : its literary skill and sophistication, its attempt to portray the human mind […] and the very fine boundary which divided truth from fiction », Christopher N. L. Brooke « Historical

Writing in England between 850 and 1150 », La Storiografia altomedievale, XVII, 1970, p. 247.

209 Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard,

coll. « Folio essais », 1987, p. 69. Cité par Élisabeth Gauchet, op. cit., p. 192.

210 Ibid., p. 192. 211 Idem.

Froissart témoigne selon elle de « l’absence de distinction, à son époque, entre la prétendue vérité de l’historiographie et la fiction romanesque ; pour lui, la réalité se dissimule aussi bien dans le discours historique que dans les méandres de l’écriture romanesque212 ».

Ainsi, la fabula présente dans les chroniques ne relève pas d’inclusions fictionnelles épisodiques dont la fonction ornementale viserait à divertir le lecteur. Elle est la marque d’une écriture de l’histoire où la fiction donne sens à la matière historique à la fois en lui donnant une organisation et une cohésion. La fabula, si elle se distingue clairement de l’historia, ne représente jamais un vase clos imaginaire et fictif susceptible d’interrompre le récit historique par des épisodes dépourvus de toute référencialité historique. Elle est au contraire une remémoration poétisée du passé qui réinterprète l’histoire par la fiction, ne serait-ce que par la fonction laudative qu’occupent les multiples genres fictionnels présents dans les chroniques : le roman ou la biographie chevaleresque célèbrent les valeurs traditionnelles de la noblesse ; la chanson de geste rend légendaire la geste des grandes figures du passé ; le miraculeux affirme que les chrétiens ont droit et que Dieu se range à leur côté.

5.2.1 Les fêlures du héros

Il faut cependant revenir sur la fonction laudative que remplissent ces fictions pour remarquer que le discours épidictique qu’elles sont censées véhiculer n’est pas toujours unanimement élogieux. Chez un Villehardouin toujours empressé de donner raison aux chefs de la quatrième Croisade ou chez Joinville, lequel écrit un ouvrage de commande en vue de la canonisation de Louis XI, la fabula accomplit parfaitement la fonction de célébration qui lui est traditionnellement dévolue dans l’historiographie médiévale. Mais que l’on regarde du côté d’historiographes du Moyen Âge tardif comme Froissart et

Commynes, et l’on s’apercevra que ces auteurs émettent davantage de réserves à l’égard des chevaliers ou des rois dont leurs œuvres prétendent célébrer la mémoire. L’analyse de l’épique dans l’œuvre de Froissart qu’a mené François Suard laissait déjà entendre que, dans l’esprit du chanoine de Vincennes, les chevaliers dont il célébrait la ruse ne correspondaient déjà plus à l’idéal du guerrier épique. Nous voudrions poursuivre cette réflexion en formulant l’hypothèse suivante. Froissart, en même temps qu’il célébrait la geste des chevaliers de son temps, était de plus en plus conscient du caractère désuet des valeurs traditionnelles de la chevalerie dont il s’était fait le héraut. Après avoir fait le récit d’un nouvel exploit, l’auteur des Chroniques exprime fréquemment son regret de ne plus voir en son temps des hommes de pareille trempe et invite les jones baceliers à prendre exemple sur une chevalerie qui lui semble disparue. Le voyage en Angleterre qu’il fit en 1395, malgré l’accueil hospitalier de Richard II, laisse Froissart sur la déception de ne plus y retrouver la cour d’Édouard III et le monde qu’il avait connu dans sa jeunesse. Il confirme qu’il rédige le IVe livre des Chroniques et refond entièrement la première partie du livre I avec la conscience que l’idéal chevaleresque qu’il a célébré autrefois n’est plus213. Tout en considérant essentiel de conserver par ses écrits la mémoire des prouesses des hommes de son temps, il estimait que les vicissitudes de l’histoire récompensent bien mal le courage guerrier et qu’il était plus sûr d’user des stratagèmes de la ruse pour trouver la victoire. Plus encore, la discontinuité des livres des Chroniques entre eux laisse penser que Froissart, à la fin de sa vie, ne célèbre plus qu’un héroïsme passé au crible de sa propre désillusion. En effet, le scepticisme et la sévérité du chroniqueur dans la dernière version du livre I de ses Chroniques, celui qu’il réécrit à la fin de sa vie, révèlent la part d’ombre de l’héroïsme de la ruse que Froissart célébrait. Michel Zink observe ainsi que Froissart rédige

213 Froissart reprend ici à son compte un topos de la littérature médiévale, la disparition du monde

chevaleresque. L’âge d’or de l’esprit chevaleresque est toujours présenté comme révolu et même le roman arturien déplore la disparition des idéaux traditionnels qu’il suppose.

rétrospectivement « une ultime version (manuscrit de Rome) plus brève, plus sobre, moins complaisante, plus pessimiste ». George T. Diller remarque que « le chroniqueur décèle maintenant la dissimulation, la ruse et l’intérêt personnel derrière le geste héroïque, autrefois admirable et exemplaire214 ». Il est difficile de dire jusqu’où va la désillusion de Froissart face à l’héroïsme. Du moins peut-on affirmer que le héros de Froissart est aussi bien un héros chevaleresque que politique : « un homme qui se fait lui-même, qui n’est pas à l’abri des faux pas, et dont la destinée passe par une nécessaire compromission de l’héroïsme avec la réalité politique. À la prouesse et à la courtoisie succèdent ainsi les stratégies parfois machiavéliques de l’homme de guerre et du politicien215 ». Si Froissart reste cependant très attaché à une conception chevaleresque du héros, il laisse tout de même entrevoir chez les personnages historiques dont il raconte les hauts faits une part d’ombre dont le comte de Foix Gaston Fébus, assassin de son propre fils, est la parfaite incarnation.