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Fiction de chronologie passéiste

4. La reconfiguration d’une francité dans la chronique

4.3 Fiction de chronologie passéiste

Avancer que le genre des chroniques véhicule une idéologie nationaliste reste encore trop vague et il faut tout de suite préciser que ce nationalisme est teinté d’un profond sentiment de déclin. Selon Élisabeth Gauchet, l’œuvre de Froissart assume ainsi une fonction de représentation et de célébration d’un idéal chevaleresque traditionnel symptomatique d’une époque qui marque la fin de l’âge d’or de ce même idéal. La fin du XIVe siècle et le début du XVe siècle constituent en effet un moment historique de

changements brutaux que les contemporains vécurent comme une décadence accélérée : « Chis siecle est malvais et cescun jour empire », écrit Gilles le Muisis152. C’est ce qui fait dire à Élisabeth Gauchet que l’état de noblesse et l’ordre de chevalerie font alors l’objet de divers griefs :

Les défaites essuyées devant les Sarrasins lors des croisades ou devant les Anglais pendant la Guerre de Cent Ans furent attribuées à l’impéritie de la classe militaire par excellence, c’est-à-dire la noblesse. Crécy, Poitiers, Nicopolis avaient montré les défauts d’une chevalerie indisciplinée, impatiente d’engager le combat, attachée à une éthique reposant sur le courage individuel et sur l’émulation dans la prouesse, d’où était sorti un héroïque désordre153.

Selon elle, l’ancienne noblesse cherche alors à contrebalancer « l’ascension sociale des nouveaux riches » en affichant une vie de luxe et de paraître. Cette noblesse doit aussi veiller à « préserver ses responsabilités politiques, revendiquées désormais par les bourgeois et les fonctionnaires royaux ». C’est l’époque où, sur le plan éthique, les chevaliers sont « accusés de toutes sortes de vices qui les rendent indignes de remplir leur mission » (oisiveté, vantardise, luxure) et qui laissent croire que les nobles « ne prennent les armes que pour l’amour d‘une des plus grandes dames du monde, nommée Vaine Gloire, et partent avec quantité de ménestrels, robes, vaisselles, viandes et autres accessoires d’apparat ; aussi le désastre de Nicopolis a-t-il sanctionné les vices d’une chevalerie déchue ». En plus des nouveaux riches, « [l]es campagnes ne lui sont guère plus favorables : la Jacquerie de 1358 épargna le clergé et ne s’en prit qu’aux nobles, dont il s’agissait d’exterminer la race154 ». La glorification, provoquée par un sentiment de déclin,

152 Cité par Jacqueline Cerquiglini, « Un engin si soutil » : Guillaume de Machaut et l’écriture au

XIVe siècle, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque du XVe siècle », 1985, p. 343-352.

153 Sur le malaise de la chevalerie à la fin du XIVe siècle et au début du XVe siècle, on peut

consulter : Raymond Lincoln Kilgour, The Decline of Chivalry as shown in the French Literature of

the late Middle Ages, Cambridge, Massachusets, Harvard University Press, 1937 ; Dominique

Boutet et Armand Strubel, Littérature, politique et société dans la France du Moyen Âge, Paris, PUF, coll. « Littératures Modernes », 1979, p. 203-210.

154 Élisabeth Gauchet, La Biographie chevaleresque. Typologie d’un genre XIIIe XVe siècle, Paris,

d’un passé mythifié se conjugue parfaitement avec le discours décadentiste de Céline. Sa critique du monde consumériste de l’après-guerre se nourrit tout autant d’un sentiment de déclin de la France que de cet univers chevaleresque, idéal mythifié pour former le contre- champ lointain d’une vindicte formulée au nom du sens du sacrifice pour sa patrie, de la justice et de l’honneur, c’est-à-dire au nom d’un code de l’honneur dans lequel on retrouve aisément les valeurs traditionnelles chevaleresques.

Ce sentiment de déclin engendre formellement une fiction de chronologie passéiste que l’on retrouve aisément dans l’œuvre des chroniqueurs médiévaux comme dans celle de Céline. L’idéal de neutralité historiographique des chroniqueurs, s’il existe et s’affirme en parallèle avec une prétention à dire la vérité des faits, s’efface toujours devant un art de fondre la partialité de ses prises de position idéologico-politiques dans les faits. Dans un genre où tout le pouvoir de l’historiographe est de réinterpréter le passé, sa partialité se manifeste avant tout dans la réécriture du passé en fonction des intérêts du présent. Comme l’indique le titre de son ouvrage155, Gabrielle M. Spiegel analyse comment l’écriture du passé est, dans les chroniques françaises du XIIIe siècle, le véhicule d’une élaboration idéologique au service des seigneurs féodaux de l’époque :

This book examines the use of the past by the French aristocracy in the thirteenth century, as it developed in the patrionage of a novel form of historical writing, the Old French prose chronicle. The underlying argument of the book is that both history and prose performed critical social functions in the life of the French aristocracy, which sought to embed its ideology in history and thereby endow that ideology with the prestige and imprescriptible character that the past was able to confer in medieval society156.

Elle montre comment le genre des chroniques en prose vernaculaire s’impose comme le medium préférentiel de l’écriture historiographique parce qu’elles servent l’initiative idéologique d’une élite aristocratique menacée par le pouvoir grandissant de la

155 Gabrielle M. Spiegel, op. cit., p. 3. 156 Ibid., p. 2.

royauté qui cherche à authentifier son besoin de légitimité historique. Selon l’expression de Gabrielle M. Spiegel, le passé est donc romancé en un récit de la perte d’un monde féodal que les chroniques se chargent de raconter à travers la version qu’ils donnent de l’histoire de leur temps :

On a more profound level, the ‘romancing of the past’ in vernacular historiography also addressed sentiments of loss and decline that plagued the French aristocracy in the opening decades of the thirteenth century, as the rise of a newly powerful monarchy threatened its traditional autonomy and sought to limit its exercise of traditional political and military roles. From this perspective, the rise of vernacular prose historiography entailed the quest of a lost world of aristocratic potency, on that could be discovered in the past and made, it was possible to hope, a patent for a revised present in which the adverse historical changes suffered by the French aristocracy might be reversed and overcome157.

Ce sentiment, dans l’aristocratie française, de rupture avec le passé et d’un déclin renvoie à la perte de statut et de fonction sociale dans laquelle R. Howard Bloch, Georges Duby, Jean Flori, Erich Köhler, Jacques Le Goff, Eugene Vance158, et d’autres ont vu la matrice d’où émerge l’idéologie chevaleresque et la littérature courtoise en général159. Cette fictionnalisation fait intervenir, dans l’événementiel de l’histoire, les médaillons généalogiques de l’aristocratie et surtout le récit épidictique des res gestæ des ancêtres du lignage. Cette célébration de la memoria se fait d’autant plus facilement que, dans l’histoire contemporaine, les chroniqueurs, confrontés à la difficulté d’établir des critères pour définir ce qui est mémorable et digne d’être raconté, assimilent l’histoire aux accomplissements des grands hommes de leur temps. Ces récits à la louange des grands hommes s’imbriquent dans un tableau du XIIIe siècle qui démontre l’impossibilité d’une organisation

157 Ibid., p. 3.

158 R. Howard Bloch, Medieval French Literature and law, Berkeley, California, University of

California Press. Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1978. Erich Köhler, L’Aventure chevaleresque. Idéal et réalité

dans le roman courtois, Paris, Gallimard, 1974 [1956]. Jacques Le Goff, L'Imaginaire médiéval,

Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1985. Jean Flori, L'Essor de la chevalerie. Xe- XIIe siècles, Genève, Droz, 1986.

monarchique de la société par le détail des dangers et des menaces que font peser sur les intérêts des seigneurs féodaux les conflits sanguinaires qui opposent les Capétiens aux Plantagênets.

La chronique de Nord réinvente une semblable fiction de chronologie en faisant intervenir dans le récit de la Seconde Guerre mondiale l’univers désuet d’une noblesse perdue dans les soubresauts de l’histoire moderne. Les von Leiden sont des nobles qui continuent de vivre dans leur château comme avant 1914 au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. La délicieuse Mme von Seckt est une aristocrate qui a tout perdu de sa vie de princesse dans les deux guerres mondiales. Les personnages de la noblesse d’avant- guerre qui peuplent Nord sont les figures émouvantes d’un passé révolu sur lequel se tisse l’idée du prestige de la France que se fait Céline. Cette francité disparue est d’ailleurs la source de la fiction de chronologie à partir de laquelle Céline opère sa réécriture de l’histoire. Tous les représentants de la noblesse allemande qui interviennent dans le récit se souviennent avec nostalgie du Paris de la danse et de la gaité française de la Belle Époque. Lors de la réception donnée en l’honneur de Céline, la vieille comtesse Tullf von Tcheppe évoque avec nostalgie des souvenirs du Paris d’avant-guerre qui trouvent un écho évident chez le narrateur. Souvenirs des bals, du marché aux « Puces », de la fête à Neuilly, du Moulin Rouge et du charme d’un « Paris-paradis » qui instaurent, au milieu du désastre de la Seconde Guerre mondiale, un contrechamp de nostalgie, une transparence historique qui renvoie toujours à un « âge d’or » des années 1900. Ce discours passéiste mythifie le bloc utopique des années 1900 en un monde idéal que la guerre a emporté : « Tous ceux que je regarde tant et tant, qui font tel foin, droite centre ou gauche, étaient encore dans les limbes…sont éclos tout déraisonneurs !... la raison est morte en 14, novembre 14... après

c’est fini, tout déconne... » (N, 457) Comme l’explique Yves Pagès, l’essence réactionnaire de la chronique de Céline n’a pas d’autre origine que cette nostalgie de la Belle Époque :

Il ne faut pas chercher le fond réactionnaire célinien ailleurs que dans ce va-et-vient antiprogressiste qui refuse les promesses de l’avenir au bénéfice d’un mythe passéiste. […] La guerre offre donc au Progrès un espace infini d’expérimentation, tandis que l’antienne réactionnaire lui emprunte une temporalité autre, un découpage mythologique de l’Histoire […] L’essence réactionnaire des « chroniques » céliniennes n’est jamais que la réaction d’une temporalité réécrite et mythifiée, au regard d’un espace artificiel, lui-même crypté et dévasté par la technologie160.

Précisons toutefois que Céline n’est pas dupe de la nostalgie qu’éveille en lui ce passé mythifié et que le discours réactionnaire qu’il tient sur l’après-guerre s’autoparodie. Si la Belle Époque représente pour lui un idéal historique, c’est un idéal passé au crible de sa propre désillusion qui suscite bien un discours passéiste et sert surtout la réécriture de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à laquelle il se livre. L’idéologie des chroniques que Céline se réapproprie relève donc d’un nationalisme décadentiste qui dresse d’autant mieux la critique du déclin moderne qu’il se nourrit du mythe d’un passé glorieux sur lequel se fondait jadis la suprématie culturelle française.

Mais ce qui permet à Céline de relier directement la veine nationaliste du genre aux causes de l’extrême droite française, ce sont les schémas anthropologiques qui structurent la représentation de l’histoire au Moyen Âge. Les chroniques des Croisades, sans doute sous l’influence de l’épique et de la chanson de geste en particulier, restituent la mémoire d’une collectivité à travers des schémas structuraux anthropologiques. Opposition et conjonction entre le Ciel et la Terre, avec les interventions divines, les miracles, les reliques et la figure médiatrice du roi ou du seigneur ; opposition entre les forces du Bien et du Mal, du Droit et du Tort, du Même et de l’Autre (les Chrétiens contre les Sarrasins). Oppositions enfin dans l’ordre de puissance (rapports de domination / de soumission entre le roi / le

seigneur et ses vassaux, de force / de faiblesse entre les Chrétiens et les Sarrasins). Ce système d’oppositions n’empêche pas que les chroniqueurs démontrent une connaissance approfondie des problèmes économiques, diplomatiques et politiques dont relèvent les événements de leurs temps. Mais ces schémas anthropologiques demeurent la toile de fond sur laquelle s’écrit l’histoire. Céline simplifie à l’extrême ces schémas structuraux pour représenter les différentes menaces qui pèsent selon lui sur la nation française. On peut schématiser la géopolitique de l’Europe médiévale de Céline par les quatre axiomes suivants. La grandeur de la nation française est révolue et le pays connaît une ère de décadence dans l’après-guerre. Les Juifs et les Français qui leur obéissent, Ganelons des temps modernes, forment les figures d’un Même comme traître qui sont les premiers responsables de ce déclin. L’Asie est cet Autre menaçant, figure du barbare qui, dans le contexte de la guerre froide, fait peser sur la France la menace communiste et peut à tout moment reproduire les Invasions Barbares du haut Moyen Âge. Enfin, parce qu’ils font partie de notre civilisation chrétienne, les Allemands sont des alliés sûrs qui justifient la collaboration. Ces quatre axiomes fondent dans Nord la représentation d’une crise ontologique qui touche l’Europe.