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La chronique du quotidien de la guerre

2. Une chronique illégitime

2.5 La chronique du quotidien de la guerre

Si la chronique de Nord s’écrit en marge de la grande Histoire, elle n’en relate pas moins une série d’expériences-clés qui forment un large tableau de la Seconde Guerre mondiale : « Toute la guerre est là », écrit Henri Godard en préface de son édition de la trilogie allemande89. Céline tisse en fait sa chronique sur une série d’expériences-clés dont

l’ensemble donne à voir la guerre telle qu’un individu la vit au quotidien. Cette expérience de la guerre, c’est d’abord la lutte pour la survie que des millions de personnes ont connue et dont les difficultés forment à elles seules presque toute la trame du récit.

La traversée de l’Allemagne de 1944 montre d’abord comment la guerre fait proliférer la mort sous mille formes différentes. Ce sont tout d’abord les bombes qui vous exposent à un danger de mort permanent. Proche d’un « Berlin pris en étau » par les Alliés et les Russes, le hameau de Zornhof, est un « rendez-vous d’armées » (N, 510) que le chroniqueur met à profit comme un observatoire de la catastrophe. Le pilonnage de l’Allemagne par les quatre armées les plus fortes du monde est devenu partie intégrante de la vie quotidienne et Nord, loin de dresser une vaste scène de bataille, raconte une vie sous les bombes. À tout moment, les « Marauders » qui survolent la ferme des von Leiden peuvent les choisir comme cible : « … ces avions à chandelles vont peut-être se décider à nous verser ce qu’il faut ? qu’on en finisse !... un bon coup : broum ! le hameau, l’église et nous!... et le Landrat ! bordel ! vzzz ! broum ! » (N, 644-645) Les hommes vivent dans les décombres d’un pays qui peut voler en éclats à tout moment. Les enfants, dans leurs jeux, imitent les bruits produits par les obus qui tombent tout autour d’eux (N, 436). À table, la soupe tremble dans les assiettes sous le retentissement des explosions. Un avion écrasé pourrit près du manoir des von Leiden ; les routes, couvertes d’ornières, rappellent que le moindre déplacement est dangereux et les habitants se couchent dans l’obscurité pour ne pas attirer les avions ennemis pendant le couvre-feu.

Quand la menace des avions ennemis s’éloigne, la hantise d’une exécution sommaire ou d’une arrestation à l’improviste plonge l’existence dans un climat de suspicion et de méfiance angoissantes. Plusieurs scènes de Nord répètent ainsi un scénario où, à l’initiative d’un inconnu, la « bande » que forment Céline, Lili, La Vigue et Bébert est

entraînée dans une simple promenade qui peut à tout moment se transformer en exécution sommaire. Nord est d’ailleurs peuplé de disparitions soudaines et inexplicables qui alimentent la peur des habitants de Zornhof : le sergent manchot Hjalmar et le pasteur du village volatilisés sur la route de Moorsburg ; le Rittmeister et le comptable de Berlin qui ne trouvent jamais le chemin de Zornhof ou la comtesse von Tullf-Tcheppe soudain absente, chacun des personnages du livre semble menacé par des rafles mystérieuses qui rendent tout déplacement dangereux.

Céline montre par ailleurs comment la débâcle du IIIe Reich dans les derniers mois de guerre ne relâche en rien l’étau des persécutions et la menace de l’épuration raciale qui, sur une dénonciation anonyme, peut vous coûter la vie90. Dans ce pays à vau-l'eau, « seuls les services de renseignements et de police semblent encore fonctionner – mais, eux, avec une sorte de perfection miraculeuse91 ». Toute la difficulté de ces hommes en fuite qui traversent le pays est donc d’être en règle et de faire face à des bureaucrates hostiles qui ne les reconnaissent pas sur leurs photos d’identité tant l’épreuve de la guerre les a vieillis92. À la fin du livre, le salut de Céline et des siens est d’ailleurs suspendu à un coup de tampon du général Göring : seul ce sésame leur permettrait de rejoindre le Danemark et d’y demander l’asile politique.

Dans cet univers où tout n’est que ruses, complots et pièges, chaque information est précieuse. La soirée de spectacle au Tanzhalle qui marque la fin de Nord a toutes les allures d’un complot ourdi par les habitants de la ferme pour accuser Céline du double meurtre qui

90 L’épuration raciale en Allemagne est évoquée à travers le danger qui pèse sur Bébert, chat castré

qui n’est ni reproducteur ni de race pure. Lors du dîner de remise de permis de pratique médicale à Céline, le Landrat von Simmer, agacé parce que sa sœur lui coupe la parole, veut ainsi tuer Bébert. Il va sans dire que le choix d’un chat pour évoquer l’épuration raciale en vigueur sous le IIIe Reich a un effet immédiat de minimisation de la question. Voir Nord, op. cit., p. 334 et 544.

91 Henri Godard, « Préface », op. cit., p. XI.

92 D’après plusieurs témoins, Céline fuit en Allemagne avec l’allure d’un homme dans la vigueur de

l’âge et revient avec celle d’un vieillard. Voir le bilan de santé de Céline après son séjour en prison dans François Gibault, op. cit., chap.VII « Vestre Faengsel », p. 103-128.

se produit dans la nuit. Léonard et Joseph, deux Français exilés à la ferme qui se disent résistants, remettent des pistolets à Céline pour essayer de le compromettre. Il s’en débarrasse et, contre des cigarettes et de l’alcool, apprend d’eux qu’il doit absolument se montrer au Tanzhalle pour ne pas être considéré comme un suspect de ce double assassinat. Tout renseignement peut vous sauver la vie et la quête permanente d’informations que pratique le chroniqueur montre comment « l’individu pourchassé est constamment pris entre la nécessité de savoir ce qui se passe autour de lui […] et celle de ne pas en apprendre trop93 ».