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L’écheveau imaginaire du roman chevaleresque

5. Fabula et historia dans les chroniques

5.3 Les fictions de l’histoire chez Céline

5.3.3 L’écheveau imaginaire du roman chevaleresque

L’univers de nobles déchus sur lequel Nord s’échafaude réveille chez Céline un désir plus lointain, plus profond, celui d’écrire un roman chevaleresque : « Ce que je peux faire facilement, c’est la chevalerie, le roman d’apparition avec des rois, des spectres232… », disait-il à Robert de Saint-Jean. Ce roman chevaleresque est le manuscrit perdu ou avorté qui traverse toute l’œuvre de Céline. C’est celui dont Céline rêvait d’être le héros en devançant l’appel militaire en 1916. Celui aussi de La Légende du Roi Krogold sur les bribes duquel s’engendre Mort à Crédit. Dans Nord, un des épisodes les plus emblématiques de ces fictions chevaleresques est sans doute le départ pour le front du comte von Leiden. Grisé par les souvenirs de ses exploits militaires d’uhlan de la Première Guerre mondiale, le comte von Leiden décide de reprendre du service pour repousser les Russes aux portes de Berlin :

Comment il allait traiter les Russes !... les provoquer au corps à corps !... ce qu’ils sont : foireux puants boas d’égouts !... eux leurs généraux et leur tsar ! […]

— Les Russes me connaissent ! pas d’hier ! la horde Rennenkampf, août 14 !... Tannenberg !...

Eux qui venaient le défier maintenant ?... eux ! ah, ils voulaient venir à Zornhof !... ils y viendraient en cercueils, oui !

« Certainement, Hermann, mais vous ne serez pas seul !

— Si ! si !... je serai seul !... puisque Hindenburg est parti ! moi seul contre tous ! tout !... (N, 579)

S’éloignant sur sa monture, le Rittmeister reproduit le moment crucial dans les chroniques où le chevalier des Croisades prend les armes pour défendre la civilisation occidentale de l’invasion barbare. Seulement ce croisé d’opérette a tout du Don Quichotte : l’âge avancé, l’imagination délirante nourrie non pas par les romans de chevalerie, mais par

ses souvenirs de guerre. À quatre-vingts ans, ce comte grabataire est accompagné par une « sarabande de mômes » qui font de son départ la dernière lubie d’une sénilité revenue à l’enfance. Sous la parodie donquichottesque de cet extrait, le geste guerrier, la bravoure sacrificielle au nom de la patrie sont réduits aux effets de scène d’un Matamore, mi- histrion, mi-demeuré. Mais l’esprit chevaleresque du Rittmeister a le charme de la désuétude pour un Céline qui a toujours été très fier de ses faits de guerre de 1916 et qui voit dans la cavalerie montée de la Première Guerre mondiale la dernière manifestation de l’esprit chevaleresque français :

Voilà des gens [le maréchal de Tavannes et Charles IX] qui parlaient agissaient franchement. Chevalerie d’abord ! cela est français. La Chevalerie était la grande création française chrétienne à mon sens la seule. L’Histoire de la France commence à Rolland à Ronceveaux et finit à Verdun 1917. Après tout devient ignoble233.

Le Rittmeister, abject tout au long du livre, devient soudain touchant car il incarne l’esprit de chevalerie disparu. À l’horizon, ce « Berlin, noirs et jaunes, soufre » (N, 581) annonce déjà l’Apocalypse qui s’apprête à l’engloutir et c’est bien au cœur du Vésuve de l’histoire qu’il finit, capturé et étrillé par des amazones. Il y a donc bien encore dans l’histoire moderne quelque brave prêt à se croiser pour l’Occident mais c’est un vieil uhlan aux armoiries décaties qui ne pèse pas lourd face aux Invasions Barbares et à la force de destruction du Progrès.

Il faut préciser toutefois que Céline évide totalement le roman de chevalerie de son caractère romanesque. C’est ce qui explique la parodie, récurrente dans Nord, de tout ce qui relève plus ou moins directement de la littérature romanesque, qu’il s’agisse de sentiments exaltés ou de scènes de galanteries. La jument du Rittmeister von Leiden s’appelait « Bleuette », soit le paronyme de bluette. Elle finit sa vie en « bifteaks » rôtis par les

233 Lettre à Jean Paulhan, mai ou juin 1948, citée dans Céline. Lettres à la NRF. 1931-1961, Paris,

« archi-grand-mères publiques » de Moorsburg (N, 613) : le roman de chevalerie de Céline n’a que faire des historiettes sentimentales. C’est le personnage d’Isis von Leiden qui concentre tout cet aspect du jeu parodique de l’écriture célinienne. Dès lors qu’il se présente à elle, Isis lui fait des avances :

Elle s’est allongée... enfin, presque... assez pour que je lui voie les jambes même un peu les cuisses... par l’échancrure, les seins aussi, sans soutien-gorge... voici le moment, j’y pense, où toutes les littératures, de la mercière ou des Goncourt, des sacristies ou des fumeries, partent à débloquer... « la peau satinée exquise, le galbe des reins... » je devrais moi aussi, je sens, y aller du couplet... voilà, je n’ai plus le sens ni l’esprit !... bien sûr j’aurais pu autrefois !... (N, 479)

Les avances d’Isis sont lues dans un registre purement littéraire d’invitation à la littérature romanesque, que Céline refuse catégoriquement en parodiant Phèdre : « je devais être troublé... bégayer, rougir, plus savoir... tout ça !... » (N, 479) L’allusion à la célèbre réplique234 du personnage de Phèdre transforme sa confession auprès d’Œnone en impératif littéraire à l’émoi amoureux, que Céline liquide comme le pire expédient de la quête lyrique que suppose l’art. Dans un décor d’opérette fait de « draperies » et de sofas, la scène de séduction est évidée de toute teneur poétique et se dégrade en scène de ménage violente. Le mari « cul-de-jatte » qui se cachait derrière une tenture surgit armé d’un fusil et tente de tirer sur Céline et La Vigue avant qu’Isis ne le maîtrise rapidement, la frustration du mari se soldant par une crise d’épilepsie. La même scène romanesque avortée se reproduit un peu plus loin, lorsqu’Isis von Leiden, dans un décor champêtre de pique-nique, emmène Céline à l’écart et l’invite à la caresser (N, 555) avant de révéler son intention d’assassiner son mari. Céline doit commander pour elle une prescription pharmaceutique afin d’empoisonner le « cul-de-jatte ». Au passage, il prendra également chez le pharmacien des serviettes hygiéniques : « on les appelle des “kamelia” ici, avec un k... vous avez les pareilles en France, mais en France avec un c » (N, 561). L’allusion à La Dame aux

234 « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. /Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue », Jean Racine,

Camélias réveille la possibilité d’une idylle avec une prostituée au grand cœur, perspective d’autant plus émouvante qu’elle résonne à la fois avec la Molly du Voyage et avec l’histoire d’une autre « cocotte », Odette de Crécy, qui « faisait catleya » avec Swann. Mais Isis est une meurtrière et ses avances peuvent coûter la vie. Ce romanesque qui point sous différentes allusions littéraires ne relève pas seulement de l’écriture parodique. Il montre que, pour Céline, le romanesque est la maladie « chronique » du roman : ce dont il faut le guérir en lui réclamant le récit d’une histoire collective vécue afin de l’extirper d’un sublime fait de bons sentiments, mais qui revient tout de même épisodiquement et finit par révéler des zones de l’histoire que la simple historiographie laisserait inexplorées. Ici, les avances d’Isis, repoussées et ridiculisées, témoignent tout de même de la disparition, en temps de guerre, de tout autre affect que la peur, seule capable d’assurer la survie.

Ainsi l’étude des fictions qui interviennent dans la trame historique de Nord explique la contradiction initiale de l’œuvre qui, tout en étant qualifiée « de l’intérieur » comme une chronique, affiche le sous-titre « roman » dans les pages de garde. Nord ne se démarque pas des chroniques médiévales en mêlant la fabula à l’historia. Bien au contraire, c’est des Chroniques de Froissart que Céline hérite d’une écriture qui se caractérise par l’entrelacement de l’histoire et de la fiction et où différents genres fictionnels sont convoqués pour raconter les hauts faits des figures historiques et des nobles d’une époque. Seulement les fictions de Froissart sont, chez Céline, passées au crible de la crise ontologique engendrée par la Seconde Guerre mondiale. Ce roman-chronique raconte bien l’histoire collective en y glissant le médaillon généalogique d’une famille noble, mais c’est pour montrer les bassesses des grands de ce monde et témoigner de la disparition d’une noblesse crépusculaire. La trame historique du récit intègre trois genres fictionnels présents dans les chroniques : le légendaire, le chevaleresque et le romanesque. Cependant le

miraculeux d’une histoire providentielle a cédé le pas au légendaire d’une histoire moderne dont la folie meurtrière revient à son fond de nature sauvage et destructrice. Le genre chevaleresque ressurgit, mais, loin de participer à la célébration de figures historiques, il est dégradé pour attester de l’absence de héros dans l’histoire. Enfin, le romanesque de Céline est diagnostiqué en « maladie » du roman et porte le deuil d’un avenir érotico-charnel condamné par la guerre. Par l’impossibilité d’inspirer autre chose qu’une parodie qui se solde en dégénérescence, ces fictions montrent que la chronique de Céline est envisagée comme un épuisement du roman et attestent d’une impossibilité de la fiction après le désastre historique de 39-45.