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La fabula et la crise de la fiction dans l’après-guerre

5. Fabula et historia dans les chroniques

5.4 La fabula et la crise de la fiction dans l’après-guerre

En ce sens, les fictions de Nord renvoient à la crise de la fiction qu’évoque Henri Godard, lequel place Céline du côté de ces écrivains qui « s’étaient illustrés dans le roman pendant l’entre-deux-guerres, qui avaient misé sur lui, [et qui] s’en détournent plus ou moins définitivement, comme s’ils se sentaient atteints dans leur goût ou dans leur droit de création fictive235 » :

Bernanos meurt sans être revenu au roman. Malraux va pendant des années s’attacher à établir l’art comme valeur nouvelle de notre siècle, en un sens qui n’est plus celui que lui donnaient les siècles antérieurs. […] Aragon écrit avec Les

Communistes une série de romans dont la création de fiction est loin d’être le souci

majeur. Il n’y reviendra qu’en 1958 avec La Semaine Sainte, avant de s’adonner lui aussi au jeu avec l’autobiographie. Montherlant fera une nouvelle carrière au théâtre. La production romanesque de Julien Green, si régulière avant-guerre, se raréfie et est quelque peu effacée par la production doublement autobiographique du Journal et des récits de jeunesse. Sartre interrompt le projet des Chemins de la

liberté après la Mort dans l’âme. Il ne reviendra à la narration qu’avec Les Mots.

Camus restera dix ans après La Peste sans écrire de roman. Après la production isolée de La Chute, il consacrera toutes ses dernières années au projet du Premier

Homme236.

235 Henri Godard, op. cit., p. 82. 236 Idem.

Les raisons de cet abandon collectif du roman sont directement liées à la débâcle qui vient de se produire. En 1945, il y avait de quoi « trouver à l’invention de personnages fictifs et de leur destinée personnelle quelque chose d’à la fois dérisoire et indécent237 ». La différence d’ordre entre la pratique d’écriture à laquelle ces écrivains ne pouvaient pas renoncer et les faits d’une histoire qui confronte à l’indicible et à l’inimaginable, « avait de quoi générer un scrupule, une pudeur face à la souffrance humaine sur le plan éthique, voire une impossibilité à inventer à la hauteur des événements qui constituent cette crise de la fiction238 ».

Parmi ces écrivains qui se détournent du roman, certains firent comme Céline le choix de la chronique :

De 1946 à 1952, Giono annonce et publie, non sans flottements mais avec persévérance, au moins six romans sous le nom de « chroniques » : Un Roi sans

divertissement et son prolongement Noé, qui contient tant d’ébauches d’autres

chroniques, Les Âmes fortes et les récits de Faust au village d’où sont sorties ces

Âmes fortes, Les Grands Chemins, le Moulin de Pologne. Guilloux pendant ce

temps construit autour de la notion et du mot de chronique sa somme romanesque de 1949, Le Jeu de patience. L’un et l’autre ne donnent pas au mot exactement le même sens, et ce sera encore [un sens différent] auquel se réfèreront le Céline de

Féerie pour une autre fois et de la trilogie allemande […], et le narrateur de La Peste (« Les curieux événements qui font l’objet de cette chronique se sont produits

en 194. à Oran239 »).

Sans perdre de vue toute la singularité de chacune de ces entreprises, on peut mentionner deux éléments de définition qui leur sont communs : « d’une part l’authenticité des faits racontés, qui sont censés n’être que rapportés, et avec toute la fidélité qu’implique leur nature ; d’autre part la portée, non pas individuelle, mais, à des degrés divers, collective de ces faits240 ».

237 Ibid., p. 83. 238 Ibid., p. 84. 239 Idem. 240 Ibid., p. 83.

L’œuvre de Céline plus qu’une autre a accusé le coup de cette crise de la fiction. Alors qu’il avait pratiqué le roman autobiographique « jusqu’à son point paroxystique sous la forme du fantastique dans Guignol’s Band241, II », sa production d’après-guerre se définit d’abord par le choix de la chronique. À propos de la lumière que créent les bombardements en pleine nuit, il écrit :

Ah, clair de lune ! vous ne verrez pas de telles ambiances et tragédies sur pellicules !... ni vous pensez sur une scène !... on vous dit : Hollywood est mort !... pardi !... ils ne pouvaient pas étaler après ce qui s’est fait !... au réel ! de ça que moi-même en personne il m’est foutrement impossible de regarder même une photo !... traduire, trahir ! oui ! reproduire, photographier, pourrir ! illico ! pas regardable ce qui a existé ! transposez alors ! poétisez si vous pouvez ! mais qui s’y frotte ?... nul ! voyez Goncourt !... là la fin de tout !... de toutes et de tous ! « ils ne transposaient plus »… à quoi servaient les croisades ? ils se transposaient ! (R, 829)

À la fois témoignage et fiction de l’histoire, la chronique s’impose à Céline comme un mode de représentation non réaliste où l’expérience de l’horreur peut être transposée dans le champ fictionnel. Alors que la fiction est délaissée par nombre d’auteurs qui s’étaient illustrés dans le roman avant la guerre, Céline puise chez Froissart un entrelacement de l’historia et de la fabula qui répond à l’urgence de témoigner de ce qu’il a vu de l’histoire tout en transfigurant son horreur dans un contre-champ fictionnel dont la réserve d’imaginaire est moins une alternative à la débâcle historique qu’une façon plus juste de représenter une histoire dont le chaos dépasse lui-même la fiction. L’apparent anachronisme de l’auteur, qui réécrit un genre désuet comme les chroniques médiévales, s’enracine en fait dans des inquiétudes et des interrogations que Céline partageait avec ses contemporains et qui portaient sur la légitimité de la fiction par rapport à l’histoire.