Les sonorités mêmes de ces expressions qui jouent sur les assonances et les allitérations évoquent
un boitillement. Les locutions doubles « cahin-caha » et « clopin-clopant » servent usuellement à
imiter le pas des boiteux, à l’image des « créatures bizarres et biscornues », décrites par Charles
Deulin : « Toute la cour regardait, depuis le fin matin, défiler cahin-caha, clopin-clopant, les bossus,
799 Hamon (P.), op.cit.,p. 22.
800 Ueltschi (K.), Le pied qui cloche ou le lignage des boiteux, Paris : Honoré Champion, 2011, p. 11. 801 Ginzburg (C.), Le sabbat des sorcières, Paris : Gallimard, 1992, p. 233.
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les borgnes, les bigles, les aveugles, les manchots, les bancals, les bancroches, les boiteux, les
tortus, les cagneux, les culs-de-jatte. »
802Se trouve soulignée, de façon significative, la déviance de l'enfant boiteux par rapport à une
marche normale, c'est-à-dire régulière et symétrique, à l'exemple de la marche difficile et « très
déhanchée » de Louna dans Coup de foudre [43]. Le déhanchement provoque un mouvement de
bascule ou de rotation. Or, la boiterie à laquelle expose le pied boiteux se définit précisément par un
désordre ou un dérèglement :
[...] le pied boiteux, le pied qui cloche, un pied qu’une atteinte stigmatise d’une manière très
particulière et qui fait de son propriétaire un clop, un être asymétrique : les pieds sont deux, les pieds sont
doubles et symétriquement identiques. La déambulation suppose un mouvement successif répété de l’un puis
de l’autre, alternant […]. C’est précisément la rupture de cette régularité, de ce rythme qui conduit à la
boiterie, qui définit la boiterie.
803L'enfant boiteux, à la différence de l'enfant en fauteuil roulant, se tient certes bien sur ses pieds
mais dans une position tout de même déviante par rapport à la marche normale. Cette rupture est
signifiée par le procédé de la comparaison par dissemblance
804, par les adverbes de négation et par
la conjonction de subordination « comme ». Aussi, Estelle se résigne-t-elle à ne jamais pouvoir
« marcher comme les autres » [La petite fille soulevant un coin du ciel : 28]. Cet album joue
d'ailleurs sur la polysémie du verbe « marcher » puisque la fillette marche difficilement à cause
d'une jambe qui n'est pas « en bon état de marche » [40]. Se manifeste le mode de locomotion
ambivalent d'Estelle, situé entre l'équilibre et le déséquilibre, entre la mobilité et l'immobilité et, par
conséquent, dans une posture d'entre-deux. Cet état précaire d'équilibre est poussé à son paroxysme
lorsque le personnage tombe, comme l’exprime le lexique de la chute : « elle dérape sur les plaques
de mousse, elle bute contre les racines, elle trébuche parmi les moraines. » [33], « En trébuchant
contre les bosses du terrain [...] » [10]. Cette situation de déséquilibre est parfois provoquée par des
tiers. Estelle de même que « Robinsone » sont ainsi bousculées par leurs camarades.
Huchté, « Petit Nuage » et « Robinsone » sont appréhendés, à travers leurs nombreux
déplacements dans l'espace, comme l’exprime l'emploi itératif des verbes « marcher », « galoper »
et même des verbes liés à la boiterie. Ces mouvements se cristallisent, qui plus est, autour du motif
du pied, à l’instar des expressions : « il met pied à terre » [32] et « […] s'en va seul, à pied [...] »
[33]. Sont ainsi mis en exergue la position debout du personnage et donc son contact avec le sol. La
802 Deulin (C.), « Les Trente-Six Rencontres de Jean du Gogué », in Cambrinus et autres Contes, Paris : Deulin Éditeur, 1874.
803 Ueltschi (K), op.cit., p. 15.
804 Hopkins (G.M.), The Journals and Papers, Londres : Oxford University Press, 1959, cité par Jakobson (R.), in Huit
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marche - qui participe de l'initiation du personnage - s'articule autour des déplacements « boiteux »
du personnage, dans l'espace liminal du saltus. Cet espace de marge est particulièrement signifiant
parce qu'il est corrélatif de l'état de marge du boiteux. Huchté et « Petit Nuage » s'isolent des autres
en marchant, quoique difficilement, dans la nature. La même liminarité spatiale caractérise l'errance
de « Robinsone » dans le « no man's land » [38] qu’est son île de la Désidérade.
Des visions culturelles plus ou moins homogènes de la boiterie sont dévoilées par le « discours
évaluatif »
805ainsi que par les différentes « instances évaluantes »
806. Des expressions imagées
dépeignent le déséquilibre d'une déambulation bancale analogue à un mouvement de balancier :
« Son corps balançait bizarrement de gauche à droite, de droite à gauche quand il marchait [...]»
[L'Indien qui ne savait pas courir : 7]. Cette citation insiste sur la particularité du mode de
déplacement du protagoniste, au moyen de l'adverbe « bizarrement ». L'imaginaire de la boiterie se
trouve parfois resémantisé, de façon poétique : « ce fils […] qui marchait en boitillant comme un
oiseau à l'aile brisée » [L’Indien qui ne savait pas courir : 11]. La dimension métaphorique du
langage s’accompagne d’une recréation ludique. L'album Le chat loupé joue sur l'homologie
phonique entre cette périphrase et l'adjectif « chaloupé ». Ce terme est redéfini par la quatrième de
couverture de l’album, de manière inventive et imagée : « Chaloupé : adjectif. Qui bascule en
rythme comme le mouvement d’une chaloupe sur les vagues. » Par cet effet de poétisation, l'allure
saccadée du boiteux est à la fois embellie et euphémisée. Le même sens se trouve investi par
l'exemple qui illustre cette définition : « Avec sa démarche chaloupée, le minet se dandine de droite
à gauche comme s’il dansait. » De fait, « ce chat qui [balance] », c'est-à-dire « chaloupé » est décrit
par son corps qui conjointement ondule et valse
807.
« Robinsone » joue sur la polysémie du verbe « clocher » qui signifie aussi bien « marcher
en boitant » qu’« être défectueux, aller de travers. »
808:
Poser un pied devant l’autre et marcher, aller droit, de côté ou bien faire demi-tour, ça n’a l’air de
rien. Simple comme respirer ou dormir. Sauf si on a quelque chose qui cloche dans la tête ou dans le cœur,
dans les muscles. Alors il faut bien se résoudre à se déplacer tout de travers. Ça devient une épreuve que les
autres ne soupçonnent pas. Les autres, ils ont l’arrogance des bien-portants, la morgue des va-t-en-avant. Ils
vous regardent traîner la jambe avec des yeux ronds. […] C’est à eux que ça coûte de devoir se coltiner un
éclopé, une boitilleuse. C’est pas drôle pour eux qui veulent que le monde tourne rond. [Robinsone : 7]
805 Hamon (P.), op.cit., p. 21. 806 Hamon (P.), op.cit., p. 21.
807 Cette représentation entre ainsi en résonance avec le portrait de la boiteuse, Clochette, dépeinte par Maupassant. Et l’on se souvient alors de la métaphore filée du « navire à l'ancre » qui tisse l’analogie avec la boiterie.
808 Rey (A.), Dictionnaire culturel, op.cit., p. 1607. « L'étymologie populaire à base d'une analogie de mouvement a très tôt rapproché la sphère du CLAUDICARE de celle de la celtique *clokka qui est à l'origine de notre CLOCHE. » (p. 40). Et l’on peut, là encore, y voir un clin d’œil implicite au personnage de Clochette de Maupassant.
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La représentation de la boiterie, opposée à la marche normale, est médiée par la
resémantisation d'expressions figées, telles que « clocher », « va-t-en-avant », « tout de travers » et
« tourner rond » - qui fait alors écho aux « yeux ronds ». La jeune fille insiste, dès l'incipit, sur la
déviance de sa marche qui est « toute de travers », c'est-à-dire déréglée. De même que « Mary la
penchée », elle tient de « ces figures de déséquilibrées ambulatoires »
809, semblables aux
personnages traditionnels de « mono-sandales ». Sa marche, décrite comme une déambulation [40],
est non seulement incontrôlée dans ses mouvements mais aussi dans la voie non délimitée qu'elle
prend. Cette marche irrégulière apparaît subversive dans la mesure où elle semble également induire
un déséquilibre de la marche du monde et en somme une rupture dans l'ordre des choses. Par leur
démarche vacillante, les personnages boiteux de notre corpus repoussent les limites de la « bonne
marche ». Ils attestent de la position ambivalente du boiteux qui se trouve « au-delà de la démarche
humaine parce qu’en roulant, plus véloce et agile, dans toutes les directions à la fois, il transgresse
les limitations auxquelles est soumis le marcher droit ; mais aussi bien en-deçà du mode normal de
locomotion parce que mutilé, déséquilibré, vacillant, il n'avance en claudiquant à sa façon singulière
que pour mieux tomber à la fin. »
810Ce mouvement circulaire se manifeste précisément par
l'expression « Pas fastoche de tourner sur une roue [...] » [Petit Polio : 16]. Le substantif « roue » -
qui se substitue à « jambe », par un transfert métonymique - instaure un renversement par rapport au
sens de la marche normale, régi par l'axe avant/arrière. In fine, ce « mode circulaire de
locomotion »
811suscite une autre manière d'être au monde.
Dans notre corpus, la récurrence du verbe « traîner » et de son participe passé « traînant » -
accolé aux termes de « pied » ou de « jambe » - exprime une marche mal réglée, discontinue et aux
pas saccadés et décalés. Dès lors, l'enfant boiteux serait celui qui aurait un ou des pas de retard par
rapport aux autres, comme l'attestent ces énoncés :
- Elle, tandis que les autres courent, elle se traîne. [La petite fille soulevant un coin du ciel : 17]
- Elle traîne sa mauvaise jambe comme un boulet [La petite fille soulevant un coin du ciel : 33].
- Elle traîne partout sa jambe morte comme un fardeau inutile. [L’Élue : 39]
Ce décalage vis-à-vis de la marche ordinaire est renforcé par la locution conjonctive « tandis
que » et le verbe pronominal réfléchi « se traîner », au présent qui connote l'impression de lenteur
de la marche. De plus, « la jambe traînante » [Petit Nuage : 35, Robinsone : 7, Les passe-vent : 13]
809 Ménard (S.), « Le pied mal chaussé de la mendiante rousse. Une articulation dialogique entre conte et poésie », Poétique 2016/1 (n°179), pp. 73-87 et p. 80.
810 Vernant (J.-P.), Vidal-Naquet (P.), « Le tyran boiteux d'Oedipe à Périandre », in Mythe et tragédie en Grèce
ancienne, Paris : Editions de la Découverte, 1986, pp.45-72 et p. 69.
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ne se situe pas dans le prolongement du corps du personnage mais à l'arrière. Un lien se tisse ainsi
avec l'asymétrie corporelle du petit boiteux, de Poil de carottes de Jules Renard : « C'est un garçon
du même âge, qui boite et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière
l'autre et ne la rattrape jamais. »
812L'enfant boiteux est également en retrait des autres corps
marchants puisqu'à l'image de « Petit Nuage », il est « toujours à la traîne à cause de sa mauvaise
jambe » [7]. Il n'est pas à la bonne distance des autres corps, en raison de sa marche lente et donc
liminaire. Cet écart physique engendre un écart culturel qui se manifeste par l'exclusion de l'enfant
boiteux de certaines pratiques physiques et socioculturelles. Parce qu'il « ne peut ni courir ni
sauter » [Petit Nuage : 5] mais qu'il est uniquement condamné à boiter, il est en marge des jeux des
garçons de son âge. Il en est de même pour Huchté qui est enfermé dans sa liminarité physique et
sociale : « Eux [ses camarades] courent, dansent et chassent. Lui, il boite. » [L'Indien qui ne savait
pas courir, quatrième de couverture]. Or, précisément à cause de sa boiterie, il subit les moqueries
de ses camarades qui le marginalisent alors. Il n'y a qu'un pas de la démarche boiteuse de l'enfant
boiteux à son initiation, elle-même boiteuse ou bancale. A l'image du personnage liminaire, sa
« trajectoire [est] toute de marginalité (d'état, de lieu, d'activité) »
813. Il est donc bloqué dans un
statut d'entre-deux. En raison de sa marche entravée, il est appréhendé comme un personnage qui
passe mal les seuils, aussi bien matériels que symboliques. Par conséquent, les chutes de
« Robinsone » sont en corrélation avec ces ratages culturels. Par sa boiterie, elle se place dans une
position liminale de « hors-jeu social »
814.La jeune fille se situe à l’écart des codes de conduite
imposés à l'élève, puisqu'elle fait preuve d'impertinence vis-à-vis du personnel et qu'elle s'affranchit
des règles de l'institution scolaire. L'enjeu de l'initiation de Charlotte est, par conséquent, qu'elle se
conforme à une norme physique et sociale. Elle doit corrélativement se redresser et rentrer dans le
droit chemin.
La poétique narrative et culturelle du déséquilibre se cristallise, en filigrane, autour du motif
du seuil à traverser. Ce seuil situé entre équilibre et déséquilibre signifie en effet le mouvement de
bascule propre à la boiterie. « Enjamber un seuil par exemple implique une rupture de la régularité
ambulatoire, implique une asymétrie »
815. Or, la démarche vacillante de « Robinsone » se traduit,
tantôt par le franchissement d'un seuil matériel : « J'enjambais le pont avec précaution »
(Robinsone : 40), tantôt par le blocage sur un seuil, alors manqué : « Dans ma précipitation, je rate
une marche. […] Je dégringolai les marches en tonneau [...] » [129]. Ce faux pas lui fait
momentanément perdre le contact avec le sol et la place symboliquement dans une situation
d'entre-deux, entre le monde terrien et le monde aérien. La boiterie renvoie en effet à l’intermittence du
812 Renard (J.), Poil de Carotte, Paris : Librairie générale française, 1981 (1894), p. 201. 813 Scarpa (M.), L'Éternelle jeune fille, op.cit., p. 222.
814 Vernant (J.-P.), Vidal-Naquet (P.), op.cit., p. 68. 815 Ueltschi (K.), op.cit., p. 228.