• Aucun résultat trouvé

soulevant un coin du ciel :16], ou encore « titubante » [La petite fille soulevant un coin du ciel : 32]

Les sonorités mêmes de ces expressions qui jouent sur les assonances et les allitérations évoquent

un boitillement. Les locutions doubles « cahin-caha » et « clopin-clopant » servent usuellement à

imiter le pas des boiteux, à l’image des « créatures bizarres et biscornues », décrites par Charles

Deulin : « Toute la cour regardait, depuis le fin matin, défiler cahin-caha, clopin-clopant, les bossus,

799 Hamon (P.), op.cit.,p. 22.

800 Ueltschi (K.), Le pied qui cloche ou le lignage des boiteux, Paris : Honoré Champion, 2011, p. 11. 801 Ginzburg (C.), Le sabbat des sorcières, Paris : Gallimard, 1992, p. 233.

193

les borgnes, les bigles, les aveugles, les manchots, les bancals, les bancroches, les boiteux, les

tortus, les cagneux, les culs-de-jatte. »

802

Se trouve soulignée, de façon significative, la déviance de l'enfant boiteux par rapport à une

marche normale, c'est-à-dire régulière et symétrique, à l'exemple de la marche difficile et « très

déhanchée » de Louna dans Coup de foudre [43]. Le déhanchement provoque un mouvement de

bascule ou de rotation. Or, la boiterie à laquelle expose le pied boiteux se définit précisément par un

désordre ou un dérèglement :

[...] le pied boiteux, le pied qui cloche, un pied qu’une atteinte stigmatise d’une manière très

particulière et qui fait de son propriétaire un clop, un être asymétrique : les pieds sont deux, les pieds sont

doubles et symétriquement identiques. La déambulation suppose un mouvement successif répété de l’un puis

de l’autre, alternant […]. C’est précisément la rupture de cette régularité, de ce rythme qui conduit à la

boiterie, qui définit la boiterie.

803

L'enfant boiteux, à la différence de l'enfant en fauteuil roulant, se tient certes bien sur ses pieds

mais dans une position tout de même déviante par rapport à la marche normale. Cette rupture est

signifiée par le procédé de la comparaison par dissemblance

804

, par les adverbes de négation et par

la conjonction de subordination « comme ». Aussi, Estelle se résigne-t-elle à ne jamais pouvoir

« marcher comme les autres » [La petite fille soulevant un coin du ciel : 28]. Cet album joue

d'ailleurs sur la polysémie du verbe « marcher » puisque la fillette marche difficilement à cause

d'une jambe qui n'est pas « en bon état de marche » [40]. Se manifeste le mode de locomotion

ambivalent d'Estelle, situé entre l'équilibre et le déséquilibre, entre la mobilité et l'immobilité et, par

conséquent, dans une posture d'entre-deux. Cet état précaire d'équilibre est poussé à son paroxysme

lorsque le personnage tombe, comme l’exprime le lexique de la chute : « elle dérape sur les plaques

de mousse, elle bute contre les racines, elle trébuche parmi les moraines. » [33], « En trébuchant

contre les bosses du terrain [...] » [10]. Cette situation de déséquilibre est parfois provoquée par des

tiers. Estelle de même que « Robinsone » sont ainsi bousculées par leurs camarades.

Huchté, « Petit Nuage » et « Robinsone » sont appréhendés, à travers leurs nombreux

déplacements dans l'espace, comme l’exprime l'emploi itératif des verbes « marcher », « galoper »

et même des verbes liés à la boiterie. Ces mouvements se cristallisent, qui plus est, autour du motif

du pied, à l’instar des expressions : « il met pied à terre » [32] et « […] s'en va seul, à pied [...] »

[33]. Sont ainsi mis en exergue la position debout du personnage et donc son contact avec le sol. La

802 Deulin (C.), « Les Trente-Six Rencontres de Jean du Gogué », in Cambrinus et autres Contes, Paris : Deulin Éditeur, 1874.

803 Ueltschi (K), op.cit., p. 15.

804 Hopkins (G.M.), The Journals and Papers, Londres : Oxford University Press, 1959, cité par Jakobson (R.), in Huit

194

marche - qui participe de l'initiation du personnage - s'articule autour des déplacements « boiteux »

du personnage, dans l'espace liminal du saltus. Cet espace de marge est particulièrement signifiant

parce qu'il est corrélatif de l'état de marge du boiteux. Huchté et « Petit Nuage » s'isolent des autres

en marchant, quoique difficilement, dans la nature. La même liminarité spatiale caractérise l'errance

de « Robinsone » dans le « no man's land » [38] qu’est son île de la Désidérade.

Des visions culturelles plus ou moins homogènes de la boiterie sont dévoilées par le « discours

évaluatif »

805

ainsi que par les différentes « instances évaluantes »

806

. Des expressions imagées

dépeignent le déséquilibre d'une déambulation bancale analogue à un mouvement de balancier :

« Son corps balançait bizarrement de gauche à droite, de droite à gauche quand il marchait [...]»

[L'Indien qui ne savait pas courir : 7]. Cette citation insiste sur la particularité du mode de

déplacement du protagoniste, au moyen de l'adverbe « bizarrement ». L'imaginaire de la boiterie se

trouve parfois resémantisé, de façon poétique : « ce fils […] qui marchait en boitillant comme un

oiseau à l'aile brisée » [L’Indien qui ne savait pas courir : 11]. La dimension métaphorique du

langage s’accompagne d’une recréation ludique. L'album Le chat loupé joue sur l'homologie

phonique entre cette périphrase et l'adjectif « chaloupé ». Ce terme est redéfini par la quatrième de

couverture de l’album, de manière inventive et imagée : « Chaloupé : adjectif. Qui bascule en

rythme comme le mouvement d’une chaloupe sur les vagues. » Par cet effet de poétisation, l'allure

saccadée du boiteux est à la fois embellie et euphémisée. Le même sens se trouve investi par

l'exemple qui illustre cette définition : « Avec sa démarche chaloupée, le minet se dandine de droite

à gauche comme s’il dansait. » De fait, « ce chat qui [balance] », c'est-à-dire « chaloupé » est décrit

par son corps qui conjointement ondule et valse

807

.

« Robinsone » joue sur la polysémie du verbe « clocher » qui signifie aussi bien « marcher

en boitant » qu’« être défectueux, aller de travers. »

808

:

Poser un pied devant l’autre et marcher, aller droit, de côté ou bien faire demi-tour, ça n’a l’air de

rien. Simple comme respirer ou dormir. Sauf si on a quelque chose qui cloche dans la tête ou dans le cœur,

dans les muscles. Alors il faut bien se résoudre à se déplacer tout de travers. Ça devient une épreuve que les

autres ne soupçonnent pas. Les autres, ils ont l’arrogance des bien-portants, la morgue des va-t-en-avant. Ils

vous regardent traîner la jambe avec des yeux ronds. […] C’est à eux que ça coûte de devoir se coltiner un

éclopé, une boitilleuse. C’est pas drôle pour eux qui veulent que le monde tourne rond. [Robinsone : 7]

805 Hamon (P.), op.cit., p. 21. 806 Hamon (P.), op.cit., p. 21.

807 Cette représentation entre ainsi en résonance avec le portrait de la boiteuse, Clochette, dépeinte par Maupassant. Et l’on se souvient alors de la métaphore filée du « navire à l'ancre » qui tisse l’analogie avec la boiterie.

808 Rey (A.), Dictionnaire culturel, op.cit., p. 1607. « L'étymologie populaire à base d'une analogie de mouvement a très tôt rapproché la sphère du CLAUDICARE de celle de la celtique *clokka qui est à l'origine de notre CLOCHE. » (p. 40). Et l’on peut, là encore, y voir un clin d’œil implicite au personnage de Clochette de Maupassant.

195

La représentation de la boiterie, opposée à la marche normale, est médiée par la

resémantisation d'expressions figées, telles que « clocher », « va-t-en-avant », « tout de travers » et

« tourner rond » - qui fait alors écho aux « yeux ronds ». La jeune fille insiste, dès l'incipit, sur la

déviance de sa marche qui est « toute de travers », c'est-à-dire déréglée. De même que « Mary la

penchée », elle tient de « ces figures de déséquilibrées ambulatoires »

809

, semblables aux

personnages traditionnels de « mono-sandales ». Sa marche, décrite comme une déambulation [40],

est non seulement incontrôlée dans ses mouvements mais aussi dans la voie non délimitée qu'elle

prend. Cette marche irrégulière apparaît subversive dans la mesure où elle semble également induire

un déséquilibre de la marche du monde et en somme une rupture dans l'ordre des choses. Par leur

démarche vacillante, les personnages boiteux de notre corpus repoussent les limites de la « bonne

marche ». Ils attestent de la position ambivalente du boiteux qui se trouve « au-delà de la démarche

humaine parce qu’en roulant, plus véloce et agile, dans toutes les directions à la fois, il transgresse

les limitations auxquelles est soumis le marcher droit ; mais aussi bien en-deçà du mode normal de

locomotion parce que mutilé, déséquilibré, vacillant, il n'avance en claudiquant à sa façon singulière

que pour mieux tomber à la fin. »

810

Ce mouvement circulaire se manifeste précisément par

l'expression « Pas fastoche de tourner sur une roue [...] » [Petit Polio : 16]. Le substantif « roue » -

qui se substitue à « jambe », par un transfert métonymique - instaure un renversement par rapport au

sens de la marche normale, régi par l'axe avant/arrière. In fine, ce « mode circulaire de

locomotion »

811

suscite une autre manière d'être au monde.

Dans notre corpus, la récurrence du verbe « traîner » et de son participe passé « traînant » -

accolé aux termes de « pied » ou de « jambe » - exprime une marche mal réglée, discontinue et aux

pas saccadés et décalés. Dès lors, l'enfant boiteux serait celui qui aurait un ou des pas de retard par

rapport aux autres, comme l'attestent ces énoncés :

- Elle, tandis que les autres courent, elle se traîne. [La petite fille soulevant un coin du ciel : 17]

- Elle traîne sa mauvaise jambe comme un boulet [La petite fille soulevant un coin du ciel : 33].

- Elle traîne partout sa jambe morte comme un fardeau inutile. [L’Élue : 39]

Ce décalage vis-à-vis de la marche ordinaire est renforcé par la locution conjonctive « tandis

que » et le verbe pronominal réfléchi « se traîner », au présent qui connote l'impression de lenteur

de la marche. De plus, « la jambe traînante » [Petit Nuage : 35, Robinsone : 7, Les passe-vent : 13]

809 Ménard (S.), « Le pied mal chaussé de la mendiante rousse. Une articulation dialogique entre conte et poésie », Poétique 2016/1 (n°179), pp. 73-87 et p. 80.

810 Vernant (J.-P.), Vidal-Naquet (P.), « Le tyran boiteux d'Oedipe à Périandre », in Mythe et tragédie en Grèce

ancienne, Paris : Editions de la Découverte, 1986, pp.45-72 et p. 69.

196

ne se situe pas dans le prolongement du corps du personnage mais à l'arrière. Un lien se tisse ainsi

avec l'asymétrie corporelle du petit boiteux, de Poil de carottes de Jules Renard : « C'est un garçon

du même âge, qui boite et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière

l'autre et ne la rattrape jamais. »

812

L'enfant boiteux est également en retrait des autres corps

marchants puisqu'à l'image de « Petit Nuage », il est « toujours à la traîne à cause de sa mauvaise

jambe » [7]. Il n'est pas à la bonne distance des autres corps, en raison de sa marche lente et donc

liminaire. Cet écart physique engendre un écart culturel qui se manifeste par l'exclusion de l'enfant

boiteux de certaines pratiques physiques et socioculturelles. Parce qu'il « ne peut ni courir ni

sauter » [Petit Nuage : 5] mais qu'il est uniquement condamné à boiter, il est en marge des jeux des

garçons de son âge. Il en est de même pour Huchté qui est enfermé dans sa liminarité physique et

sociale : « Eux [ses camarades] courent, dansent et chassent. Lui, il boite. » [L'Indien qui ne savait

pas courir, quatrième de couverture]. Or, précisément à cause de sa boiterie, il subit les moqueries

de ses camarades qui le marginalisent alors. Il n'y a qu'un pas de la démarche boiteuse de l'enfant

boiteux à son initiation, elle-même boiteuse ou bancale. A l'image du personnage liminaire, sa

« trajectoire [est] toute de marginalité (d'état, de lieu, d'activité) »

813

. Il est donc bloqué dans un

statut d'entre-deux. En raison de sa marche entravée, il est appréhendé comme un personnage qui

passe mal les seuils, aussi bien matériels que symboliques. Par conséquent, les chutes de

« Robinsone » sont en corrélation avec ces ratages culturels. Par sa boiterie, elle se place dans une

position liminale de « hors-jeu social »

814.

La jeune fille se situe à l’écart des codes de conduite

imposés à l'élève, puisqu'elle fait preuve d'impertinence vis-à-vis du personnel et qu'elle s'affranchit

des règles de l'institution scolaire. L'enjeu de l'initiation de Charlotte est, par conséquent, qu'elle se

conforme à une norme physique et sociale. Elle doit corrélativement se redresser et rentrer dans le

droit chemin.

La poétique narrative et culturelle du déséquilibre se cristallise, en filigrane, autour du motif

du seuil à traverser. Ce seuil situé entre équilibre et déséquilibre signifie en effet le mouvement de

bascule propre à la boiterie. « Enjamber un seuil par exemple implique une rupture de la régularité

ambulatoire, implique une asymétrie »

815

. Or, la démarche vacillante de « Robinsone » se traduit,

tantôt par le franchissement d'un seuil matériel : « J'enjambais le pont avec précaution »

(Robinsone : 40), tantôt par le blocage sur un seuil, alors manqué : « Dans ma précipitation, je rate

une marche. […] Je dégringolai les marches en tonneau [...] » [129]. Ce faux pas lui fait

momentanément perdre le contact avec le sol et la place symboliquement dans une situation

d'entre-deux, entre le monde terrien et le monde aérien. La boiterie renvoie en effet à l’intermittence du

812 Renard (J.), Poil de Carotte, Paris : Librairie générale française, 1981 (1894), p. 201. 813 Scarpa (M.), L'Éternelle jeune fille, op.cit., p. 222.

814 Vernant (J.-P.), Vidal-Naquet (P.), op.cit., p. 68. 815 Ueltschi (K.), op.cit., p. 228.

197

contact terrestre et favorise ainsi le contact avec l’Autre Monde

816.

Parce qu'elle ne parvient pas à se

relever de sa chute et qu'elle « [sombre] dans les ténèbres » [129], elle expérimente une phase de

mort symbolique. « Ainsi la liminarité est-elle fréquemment assimilée à la mort – c’est-à-dire au fait

d’être dans les entrailles - à l’invisibilité, à l’obscurité [...] »

817

. Or, dans la phase de mort

symbolique que traverse « Robinsone », la liminarité s'entremêle bien à la mort et à l'obscurité.

L'intrusion latente de la mort dans cet épisode de la dégringolade de la boiteuse fait d'autant plus

sens que la boiterie marque « une connexion permanente ou temporaire, avec le monde des

morts »

818

. Ainsi, l'héroïne de La petite fille incomplète - en raison de son pied boiteux - demeure

dans l'entre-deux ou « à cloche-pieds », entre le monde des vivants et celui des morts. De fait, « la

boiterie reste fondamentale à ces êtres surnaturels et semble posséder une signification profonde

dans la plupart des systèmes mythologiques. Elle évoque la « marginalité » au sens strict, d’un être

divin qui, évoluant le long du sillon invisible qui séparerait l’univers des hommes et celui des dieux,

aurait ainsi un pied dans chaque monde »

819

. La petite fille de papier de l’album pourrait être alors

rapprochée de la « fée-cygne » au pied mutilé du conte merveilleux La fille du diable. Dans ces

deux récits, la boiterie est surnaturelle, en ce sens qu’elle est en conjonction avec la mort et qu’elle

fait se croiser les mondes réel, magique et de l’au-delà. Cette homologie entre la mort et la boiterie

construit, de façon sous-jacente, l'initiation elle-même bancale de La petite fille soulevant un coin