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Cœurs en désaccord) est représentée à travers son physique, foncièrement atypique. Elle se situe en

dehors des canons de beauté féminine puisqu’elle est explicitement décrite comme un « garçon

manqué », au « physique androgyne ». Elle donne même l’impression de se travestir : « Grace était

de la tête aux pieds, habillée en garçon. » [7] De fait, elle revêt toujours les vêtements de son défunt

petit ami. Somme toute, ne serait-ce que par son apparence physique, celle qui est définie comme

« la fille bizarre », se constitue en personnage liminaire. Et Marie Scarpa de soutenir que « le

138Chabrol-Gagne (N.), Filles d'albums : les représentations du féminin dans l’album, Le Puy-en-Velay : L’atelier du poisson soluble, 2011, p. 39.

139 Joselin (L.), op.cit., p. 175.

140 Cnockaert (V.), Gervais (B.), Scarpa (M.), « Entrée en idiotie », in Idiots, personnages et figures liminaires dans la

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personnage liminaire, arrêté dans les marges, est un aussi un gardien des passages, un médiateur,

entre un état et un autre, le masculin et le féminin, la nature et la culture, l’ailleurs et l’ici, la norme

et la folie, etc. »

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Le corps de Suji est également construit comme « un corps intermédiaire […]

parce qu' « il incarne le passage, l'entre-deux »

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(ici, entre le féminin et le masculin). Par ailleurs, le

portrait en noir et blanc de Suji ne se focalise quasiment que sur le haut de sa tête et sur ses

avant-bras. Aussi, sur le plan iconique - tout comme sur le plan narratif - son identité de petite fille est-elle

quelque peu neutralisée.

En somme, les portraits physiques des filles handicapées - plus ou moins conventionnels -

tendent à se diversifier et même davantage que ceux de leurs confrères. Les normes de féminité ne

sont pour autant pas renversées. Il en est de même pour le petit garçon handicapé qui ne se

démarque pas par son apparence physique. Il incarne, en effet, invariablement l'archétype du joli

petit garçon, aux cheveux courts et aux vêtements de style classique. Quant aux personnages

d'adolescents, ils ne sont guère décrits physiquement ou alors seulement au travers de leur handicap

et de quelques rares allusions à leur beauté.

La faiblesse physique de l'enfant handicapé (aussi bien la fille que le garçon) semble

compensée par ses qualités morales

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. Est ainsi mise en exergue sa force de caractère, c'est-à-dire

son courage et sa volonté. Or, cette caractéristique morale est ambivalente puisqu'elle signifie aussi

bien la persévérance que l’impétuosité du personnage. Ce dernier oscille donc entre des valeurs

positives et négatives. Il en est ainsi de Patrick dans Héros quand même, de Stéphanie dans Les

ailes brisées ou encore d'Inès dans Mes rêves au grand galop.

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La dualité caractérise également le

personnage d'Alice, comme l'atteste l’antithèse : « Alice est gentille, Alice est vilaine. »

Pour autant, l'ambiguïté n'est pas la règle. La plupart du temps, le personnage juvénile

handicapé est invariablement représenté comme un personnage enfantin positif : sage, gentil, docile

et/ ou déterminé. Aussi, Frida est-elle décrite comme une « enfant si volontaire et si enjouée ». De

même, Poucette incarne la meneuse de la bande d'enfants, les Pastagums : « Poucette préside

141 Scarpa (M.), op.cit., p. 226. 142Scarpa (M.), op.cit., p. 226.

143Toutefois, certains personnages - uniquement masculins - sont mis en scène comme des conquérants (confrontés à des aventures tant temporelles que spatiales ou encore morales). Ils évoluent dans un contexte historique particulier (L'Angleterre du XIIIème siècle, dans La marque de Lucifer, également l'époque médiévale dans Les passe-vents, ou encore un voyage temporel entre le XVIIIème siècle et le XXème siècle, dans La charrette à remonter le temps.) Ils sont donc valorisés et même héroïsés, en tant que jeunes hommes valeureux et forts, tant physiquement que moralement. En effet, par l’accomplissement de l'épreuve initiatique qui leur a été imposée, ils ont dépassé leur handicap. Ils se sont également engagés humainement dans la lutte contre les oppressions sociales. En raison de leurs qualités, ils s'inscrivent comme des dignes héritiers des héros des romans d’aventures, ainsi que des contes initiatiques.

144 Stéphanie et Inès, par leur grande détermination, apparaissent comme de dignes héritières de Mathilde - dans Un si

long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot - ou de Constance - dans Lève-toi et marche d’Hervé Bazin qui

s’exclame : « Non, je ne suis pas, je ne serai pas une infirme ordinaire, que mon orgueil bouleverse mes défaillances ! » (p. 12 de l’édition Bernard Grasset de 1952).

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l’assemblée des Pastagums avec une assurance de chef d’entreprise. » [Le trésor sous l'école : 25].

Cette héroïne se distingue par son espièglerie et sa débrouillardise. Elle apparaît alors comme une

digne héritière de Fifi Brindacier. Elle échappe, d'ailleurs, aux portraits stéréotypés de ses amies

Samira et Gabilu, décrites respectivement comme « La tendre rêveuse » et « Hyper-sensible »

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. De

même, sa féminité est moins exacerbée par sa tenue vestimentaire, plus simple que les robes à

fanfreluches de ses camarades. De même, contrairement à elles, Poucette est saisie comme un

personnage actif et jouit donc d’un rôle narratif plus déterminant.

Le personnage handicapé tend parfois à être sur-valorisé

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: « Tu sais, Alex, il est

incroyable ! On peut tout faire avec lui […] [Alex est handicapé : 21]. Alex, lui-même, se définit

ainsi : « Rien dans les muscles, tout dans la tête ! » [25]. De la même manière, Alice est perçue au

travers de ses capacités, comme l'atteste l'anaphore du syntagme verbal « Elle peut ». Cette vision

semble même hyperbolique : « Avec son fauteuil roulant, Alice peut tout faire. » Le personnage

handicapé est le plus souvent construit en conformité avec la « doxa culturelle et sociale »

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. Rares

sont les traits négatifs à lui être imputés. Néanmoins, certains personnages le plus souvent féminins,

sont appréhendés au travers de leur insubordination quant à la bonne conduite et à la bonne

éducation. Les filles s'affranchissent ainsi des représentations stéréotypées du féminin, en adoptant

certains traits comportementaux d'ordinairement prêtés aux garçons, tels que l'intrépidité et

l'imprudence. Aussi, Frida se fait-elle remarquer par son corps indiscipliné, comme l'illustrent

notamment ses « voltiges » et ses escalades dans les arbres. Dans la première partie de l'album, la

fillette privilégie les activités physiques et à l'extérieur au coloriage, par exemple. Or, sa mère juge

le comportement de sa fille inconvenant et tente en vain de la discipliner. Il en est de même de la

mère de Penny qui rappelle à l'ordre sa fillette. Cette dernière apparaît non seulement comme

impertinente mais aussi comme désobéissante : « Elle lui faisait des farces, la taquinait et adorait la

faire sursauter. », « Mais Penny qui n'avait que faire des réprimandes de sa mère, courut s'enfermer

dans sa chambre. » Se lit alors un clivage entre la mère et la fille, vis-à-vis de la bienséance. La

mère est représentée en tant qu'éducatrice et garante des normes sociales et culturelles assignées à la

fille. Celle-ci, à l'inverse, s'en affranchit et incarne ainsi une petite fille rebelle, à l'image de Fifi

Brindacier. Penny n'hésite d'ailleurs pas non plus à se défendre d'un affront avec l'une de ses

camarades, en se bagarrant. Or, cette violence physique introduit là-encore un dérèglement culturel.

Les corps sont ici mêlés, déchaînés et versent donc dans la démesure. Parce que ces corpus

145 Serres (A.), op.cit. Telles sont les caractéristiques dévoilées par la présentation sommaire des personnages, au sein du péritexte du roman.

146 Cette survalorisation repose sur un phénomène de surcompensation du handicap, par le biais de qualités physiques ou morales hors du commun ou encore par le biais d’une pratique artistique. Nous y reviendrons au fil de notre questionnement.

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apertus

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ne sont ni auto-limités ni auto-disciplinés, ils ne sont pas non plus « civilisés »

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. Par

conséquent, le topos narratif et culturel de la bagarre enfantine, dans la cour de récréation

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,