• Aucun résultat trouvé

tous deux face à leur chevalet et sont en passe de créer un paysage

L'initiation à l'art de la petite fille est d'abord de nature mimétique. En effet, parce qu'elle est

charmée par les dessins de l'éminent peintre de sa cité, elle a aussi envie de s'essayer au dessin : « Il

me donne envie d’apprendre à dessiner. » Et elle commence à reproduire un modèle, comme le

souligne son papi : « C’est Yu’er qui l’a fait en s’inspirant de tes dessins, elle les adore ! ». Aussi,

s'imprègne-t-elle de la vision artistique du peintre qui lui est transmise.

L’« univers plastique de l’enfant »

464

est au cœur même des albums La poupée cassée. Un

conte sur Frida Kahlo

465

et Frida qui retracent, avec force imagination, l’enfance artistique de Frida

Kahlo. Dans Frida, l'accent est mis sur la force salvatrice de la peinture : « À l'hôpital, c'est la

peinture qui la sauve une fois de plus. Comme son amie imaginaire, la peinture est toujours là

quand elle en a besoin. Elle lui tient compagnie et lui permet de garder espoir. » Outre la peinture,

la photographie est un des autres fils narratifs. S'esquisse ainsi le lien tissé entre Frida et son père

qui lui sert de passeur dans son initiation artistique. Dans La poupée cassée, la fillette incarne tout

d’abord un modèle photographique pour son père. Son image est, symboliquement consignée dans

l’objectif de l’appareil photographique de son père : « L’image de Frida était emprisonnée quelque

part dans cette boîte noire. »

L'art photographique de Frida se cristallise autour d'un jeu d'auto-référenciation : le

dédoublement de son moi, entre sujet réel et sujet photographié. Se crée alors un effet de

distanciation.

Ce qu’elle voulait, c’était être à la fois derrière et devant l’appareil. La photographe et la photographiée.

Son papa se gratta la tête. Ce n’était pas possible ! Soudain, il eut une idée. Il photographia Frida, fit un

tirage de son portrait et le posa sur un chevalet. Puis il la hissa sur un tabouret afin qu’elle prenne le cliché.

463 Picard (D.), Zarbouch Benaïssa, « Le dessin comme langage graphique », in Approches. Revues des sciences

humaines [En ligne], 14, 2014, pp. 28-40 et p. 30, consulté le 10 Mai 2017, disponible sur :

http://www.academia.edu/33281648/Le_dessin_comme_langage_graphique. Dans cet article, le dessin est significativement décrit « comme transcription graphique de la réalité ».

464 Mouakhar (N.), Creare ut facere : Essai sur le barbouillage dans la peinture, op.cit., p. 132.

465 Cet album est publié, par les éditions Les 400 coups, dans la collection « Au pays des grands », qui met en scène, de façon fictive, l’enfance de quelques grands artistes. Cette collection offre ainsi au jeune lecteur une sensibilisation esthétique à l’art.

115

Son identité véritable s'efface, au profit de son image alors répliquée et réfléchie par le cliché.

Elle se confond symboliquement avec son corps-image : « Elle observe son double dans l’abysse du

miroir »

466

. Aussi apparaît-elle comme le sujet quasiment exclusif de son art - photographique et

pictural -, au fil de l’album. Il est ainsi fait écho au véritable parcours artistique de Frida Kahlo qui

a peint nombre d’autoportraits.

Son lit est recouvert d’un baldaquin, sous lequel est placé un grand miroir sur toute la longueur, de sorte

qu’elle peut se voir et se servir d’elle-même comme modèle, à défaut d’autres sujets. C’est dans cette

peinture miroir qu’elle puise sa substance. D’où l’abondance d’autoportraits (plus de soixante-dix) grâce

auxquels elle accède, dans son art comme dans sa vie, à une nouvelle identité : « Je me peins parce que je

passe beaucoup de temps seule et parce que je suis le motif que je connais le mieux.

467

Le statut de Frida est également porteur d’ambivalences. La fillette est ici dépeinte de façon

concomitante comme l’objet et le sujet de l’action ou encore comme l’artiste et le modèle de son

art. L'illustration correspondante montre ainsi la mise en abyme

468

de son corps peignant et de son

corps peint - qui est alors enserré dans un cliché photographique, en noir et blanc. [Annexe : 29]

Ces deux portraits en miroir de Frida se font face dans un vertigineux jeu réflexif. Le portrait

iconique représente Frida dans la posture traditionnelle du peintre, c'est-à-dire debout, tenant un

pinceau d’une main et une palette de peinture de l’autre. Son savoir-faire artistique est ainsi mis en

avant.

L’autoportrait pictural de Frida sur lequel se conclut La poupée cassée instaure également

une distance vis-à-vis des représentations canoniques de soi. Cet autoportrait apparaît comme

transgressif en raison de son caractère rétrospectif. En effet, un écart temporel sépare la portraitiste -

devenue une jeune femme de dix-huit ans - de la portraiturée, c’est-à-dire la fillette du passé qu’elle

était alors

469

. Elle ne reflète à vrai dire qu’une réminiscence et donc une image intériorisée et

incorporée d’elle-même.

Bien des années plus tard, à l’âge de dix-huit ans, Frida eut un très grave accident. […] Mais le rêve

de la poupée lui revint très clairement. […] Elle réclama un grand miroir, des crayons et du papier. Puis elle

commença à dessiner la poupée cassée. Ce jour-là, Frida réalisa son premier autoportrait.

466Gardou (C.), « Frida Kahlo : de la douleur de vivre à la fièvre de peindre », Reliance 2005/4, n°18, pp. 118-131 et p. 119, consulté le 19 Juillet 2017.

467 Gardou (C.), op.cit., pp. 121-122.

468 Cet effet de mise en abyme participe également du processus de mise à distance vis-à-vis de son propre corps. En effet, les portraits photographiques et picturaux de la petite Frida lui révèlent sa propre altérité.

469 L'album La poupée cassée reste arrêté sur la représentation de Frida en petite fille. A l'inverse, l'album Frida met lui en scène, de façon chronologique, les différentes étapes de vie de Frida Kahlo. Son corps évolue alors de petite fille à jeune fille puis à jeune femme.

116

Ainsi, à travers l'art, son image est comme immortalisée, fixée pour l'éternité. Frida défie

ainsi symboliquement la mort. De même, son initiation picturale traduit une phase de marge,

corporelle et identitaire. Son souvenir d’elle-même est non seulement fixé par le tableau mais aussi

figé. Son corps, alors enserré dans l’espace de la peinture, est marqué par son immobilité (seul

indice d’une infirmité). Frida est ainsi représentée assise, toute droite et donc statique, les genoux

pliés, sur une chaise. Quant à son visage, il est non seulement impassible mais il demeure presque

invariablement figé dans cette même expression, tout au long de l’album. Par ailleurs, le drap blanc,

chamarré et drapé qui recouvre ses jambes concourt à l’effacement symbolique du corps

handicapé

470

. [Annexe : 30] Ce drap sort de l’espace du tableau pour se prolonger sur le chevalet, au

travers d'un effet métaleptique. La porosité entre les différents niveaux iconiques (la toile

représentée et l'illustration principale) donne lieu à un jeu à la fois transgressif et créatif.

L’autoportrait dévoile, par ailleurs, l’expérience subjective faite par Frida d’une autre

corporalité. De fait, par l'entremise de la peinture, elle porte un autre regard, plus distancié, sur son

corps qui lui est devenu étranger. Cette re-présentation de soi - saisie dans un entre-deux

identité/altérité - permet donc de se regarder « soi-même comme un autre »

471

. Toutefois, bien que

par essence réflexif, « [...] le regard-de-soi est toujours déjà relié au regard de l’autre. »

472

D’où la

dialectique des regards, entre son propre regard de portraitiste, celui de son image portraiturée et

enfin celui du « spectalecteur »

473

implicite (qui affleure dans le hors-champ).

L'expérience du handicap peut a fortiori constituer un vecteur de la création artistique :

« L’art favorise un processus de subjectivation et de réappropriation du corps dépossédé. L’art

permet de s’habiter soi-même et d’habiter le monde, offrant des modalités d’expression […] ».

474

Aussi l'autoportrait de Frida donne-t-il lieu à une recréation et même à une sublimation de son corps

paralysé. La mort symbolique de son corps causée par l’accident est suivie d’une renaissance

symbolique du corps par l’art. De fait, la liberté créatrice sert de palliatif à l’emprisonnement

corporel. Elle entraîne également la reconnaissance sociale de l’individu, en tant qu’artiste. Frida

Kahlo témoigne dans son journal de la fonction compensatrice de l’art :

De longs mois d’agonie et au bout une renaissance… Je suis clouée dans mon lit, incapable de me

tenir debout, crucifiée par la douleur et la détresse. Ma mère qui fut peintre, installe au-dessus de ma couche

un large miroir et je deviens ainsi mon propre modèle. Ce que mes jambes me refusent, mes mains vont me

470 Nous reviendrons sur cette question, au cours de la deuxième partie de notre thèse. 471 Ricœur (P.), Soi-même comme un autre, Paris : Éditions du Seuil, 1990.

472Williams (H.), « Autoportrait ou portrait de l’artiste peint par lui-même ? Se peindre soi-même à l’époque moderne »,

Images Re-vues [En ligne], 7 | 2009, consulté le 8 Août 2017, p. 15.

473Gobbé-Mévellec (E.), Le roman contemporain ou le théâtre de l’image, Paris : Classiques Garnier, 2014, p. 322. 474Korff-Sausse (S.), « Introduction. Quand le monde de l’art rencontre le monde du handicap », in Art et handicap.

117

le donner : l’évasion. Je traverse le miroir, je m’éloigne de ce lit prison et je me mets à peindre, peindre,

peindre… Frida l’Artiste est née.

Dans La poupée cassée, l’autoportrait final de Frida montre l’euphémisation et même la

transfiguration de son corps infirme, revêtu avec raffinement d'un drap blanc drapé. Frida dévoile

tout en voilant son corps blessé, par la peinture. Son autoreprésentation évoque une transcendance

très esthétique, comme l'attestent la lumière qui se dégage du tableau, ainsi que la posture solennelle

et quasiment altière de la fillette. Cette représentation artistique rappelle celle de la Vierge en

majesté ou Maestà - qui est au cœur de l'iconographie chrétienne. La Maestà est « [représentée] de

face, dans une attitude hiératique, généralement [assise] sur un trône »

475

La pose de Frida, assise

majestueusement sur son lit à baldaquin et les bras croisés, est, elle aussi, toute empreinte de

sacralité.

La liminarité physique du personnage handicapé apparaît a fortiori comme productrice sur