• Aucun résultat trouvé

Cette épreuve disqualifiante apparaît comme un passage manqué dans son initiation pédagogique et, plus particulièrement, dans le rite de la rentrée des classes qui se joue ici

Le rite littératien du cours de géométrie est fortement dévalué par le jugement de Mary :

« Le premier cours fut épouvantable. » Ce rite revêt une force dramatique puisqu'il met en

face-à-face Mary et la maîtresse. La jeune fille se tient devant le tableau où elle est interrogée par

l'enseignante qui se montre menaçante. Sa posture le prouve puisqu'elle se tient assise, les traits du

visage fermés, la main gauche en appui sur une grande règle en métal. Cette règle figure en effet un

outil de répression éducative. D'ailleurs, la maîtresse est figée dans la posture d'autorité du

Magister. Elle impose à Mary « la rude discipline scripturale » qui légitime « l'ordre littératien »

507

:

« - Allons, Mademoiselle, un petit effort ! Vous êtes pourtant bien placée pour résoudre ce

505Nonnon (E.), « Travail invisible et visible : la trace écrite au tableau. », Recherches n°41, 2004, pp. 17-30 et p.19. 506Goody (J.), La raison graphique, op.cit., p. 97.

128

problème ! » L'injonction verbale de la maîtresse - signalée par l'interjection « Allons » et la

modalité exclamative - renvoie à une « oralité pédagogique »

508

.

Mary se situe en position d'infériorité vis-à-vis de l'enseignante. Aussi, son visage

exprime-t-il un sentiment de panique. Sa parole paraît bloquée ou entravée, en ce sens qu’elle semble être

réduite au silence. De même, son corps dont le déséquilibre est symboliquement accentué donne

l’impression de tomber à la renverse. Or, la position penchée de Mary est iconisée par la figure

géométrique tracée au tableau et qui sert donc de transposition graphique et abstraite. Par l'altérité

physique et culturelle dont la jeune fille est porteuse, elle devient un « personnage transfiguré en un

symbole chargé de significations »

509

. Par ailleurs, à l'image de « la pensée graphique » spatialisée

sur le tableau, son corps signale une dé-linéarisation et une dé-régulation quant à la prééminence de

l'angle droit et de la ligne droite typique de l'habitus littératien

510

. Son corps apparaît en somme

indiscipliné en raison du « désordre graphique » ou de la « déraison graphique »

511

dont il est

porteur. Or, précisément parce que Mary est entravée physiquement, elle semble empêchée de

passer les seuils culturels de son initiation, alors bancale (à l'image même de son corps). La jeune

fille incarne ainsi un personnage liminaire qui témoigne « d’une posture singulière, d’une différence

irréconciliable, d’une mise au ban. »

512

À l'exemple de Mary, la « socialisation culturelle » de Charlotte (Robinsone) est manquée.

Aussi, ces deux personnages sont-ils mal-initiés parce qu'en rupture avec les normes, notamment

pédagogiques. « Robinsone » est effectivement représentée en décalage avec les usages et les

pratiques scolaires. Du fait de ses nombreux « ratages initiatiques »

513

, elle se retrouve alors dans

une position liminale. Se trouve ainsi prescrite la règle de la bonne conduite, en accord avec le

principe de la droiture. Les préceptes moraux sont sous le règne de la ligne droite du monde

littératien. A l'inverse, l'insubordination à l'ordre scolaire signifierait l'insubordination à l'ordre

littératien. Le comportement de « Robinsone » est en effet en marge des codes culturelsrégis par le

règlement de l’institution scolaire. Son éducation est donc manquée parce qu’elle s’écarte de la

conduite convenable et respectueuse assignée à l’élève. Elle fait notamment montre d’impertinence

vis-à-vis de l’autorité représentative du collège. Or, ses manquements à la morale lui sont

reprochés : « - Vous n'allez pas recommencer comme l'année dernière ? Vos insolences et votre

désinvolture ! Elle désigna la porte. » [80] Elle suscite un « dérèglement rituel »

514

en raison de ses

508Privat (J.-M.), op.cit., p. 220. « C'est le dialogue scolaire ordinaire et les injonctions verbales que le maître adresse à ses élèves : « dire », « répéter », « crier », « commander », « s’exclamer », « continuer », etc. »

509Cnockaert (V.), Scarpa (M.), Gervais (B.), « Entrée en idiotie », op.cit., p. 9. 510Privat (J.-M.), « Un habitus littératien », op.cit., p. 129.

511Privat (J.-M.), « La raison graphique à l’œuvre », op.cit., p. 50.

512 Cnockaert (V.), Scarpa (M.), Gervais (B.), « Entrée en idiotie », op.cit., p. 8. 513Scarpa (M.), « Le personnage liminaire », op.cit., p. 186.

514 Privat (J.-M.), Scarpa (M.), « Le colonel Chabert ou Le Roman de la littératie », Horizons ethnocritiques, op.cit., pp. 161- 206 et p. 206.

129

actes et de ses paroles continuellement subversifs. Son comportement transgresse par conséquent

« les principes d’éducation » de la pension [Robinsone : 75]. A l’inverse de la plupart des élèves

modèles de notre corpus et de la littérature de jeunesse, « Robinsone » ne répond pas au portrait de

l’élève docile et discipliné. Elle incarne un personnage transgressif, à l’instar des écoliers du Petit

Nicolas et de ceux des Pastagums. Ce dernier roman décrit les aventures de « Poucette », une

intrépide et facétieuse écolière en fauteuil roulant. Une parenté littéraire est également esquissée

entre « Robinsone » et le personnage archétypal de Robinson, ne serait-ce déjà par les titres de ces

deux romans. À l'image du héros de Daniel Defoe, l'adolescente Charlotte déroge à l'ordre culturel

établi (l'ordre scolaire, en l'occurrence, ici). Elle tente de s’affranchir de l’espace du campus -

espace de l’institution scolaire - pour se réfugier, dans un espace de liberté, un saltus qu’évoque sa

petite île (très rudimentaire).

Une île c’est personnel et ça se garde. C’était ma liberté, ce petit coin de terre et je me jurai de ne

laisser personne le profaner. Cette île, c’était ma récompense, mon paradis anticipé. Je l’appelai « la

Désirade ». Je jubilai de cette possession clandestine. [Robinsone : 45]

Les épisodes de la vie scolaire de « Robinsone » tournent autour des dialectiques

obéissance/désobéissance et en somme ordre/ désordre. La visée éducative consiste bien à

discipliner les corps et les esprits des élèves et plus particulièrement ceux des plus insoumis à

l'ordre scolaire, à l'instar de « Robinsone ».

515

La sanction a alors pour visée de « normaliser », en

rétablissant l’ordre. Ce processus de normalisation semble encore plus déterminant pour un élève

handicapé qui doit lui aussi se plier au principe du corps discipliné. Par là-même, il est incité à

s'indifférencier aux autres avec lesquels il forme le groupe homogène des élèves... dociles.

La jeune « Robinsone » n'a de cesse d'enfreindre un ordre scolaire régi notamment par un

emploi du temps bien délimité. Le temps scolaire de l'élève se définit, de fait, comme un « temps

mesuré » et même comme un « temps disciplinaire »

516

, en tout cas pour la pension où vit Charlotte.

Aussi, s'affranchit-elle du « rythme collectif et obligatoire imposé de l'extérieur »

517

pour jouir de

son rythme individuel et libre : « Une pensionnaire comme moi n’était pas censée flâner à midi sans

autorisation. » [45] Est alors décriée l’ « insubordination » de l’adolescente au règlement du

collège : « Charlotte sème la graine de l'anarchie et de l'insubordination dans un collège réputé pour

son sérieux et ses résultats... » [98]. Les tournures hyperboliques exacerbent l’autorité de la

surveillante générale. Il en est de même de ses injonctions verbales : « Ça suffit, hurla-t-elle !

Conseil de discipline ! » [55] La modalité et le modalisateur « hurla-t-elle » atteste d’un rapport de

force linguistique légitimé par le statut social de la surveillante générale qui assoit ainsi son autorité.

515Foucault (M.), « Les corps dociles », op.cit., p. 135-138. 516Foucault (M.), op.cit, p. 153.

130

Pierre Bourdieu soutient ainsi que « […] les rapports de communication par excellence que sont les