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Chapitre 2 – Imagination et configuration spatiales

3.1 Figurations spatiales (tournant des années 1960)

3.1.1 Un socle solide du réel

Il est difficile de comprendre le régime d’historicité de l’époque si l’on refuse d’emblée ce qui en forme en quelque sorte le support : une solidité du réel. L’évidence de cette solidité est l’une des conséquences, en Occident, de la sécularisation du temps, qui conserve une partie de son immanence et de sa coextensibilité au monde, qualités qu’il perdra de façon fulgurante au cours des années 19703. Nous privilégierons ici les textes de Dumont et de Furet en explorant une première jonction, qui illustrera mieux ce que nous entendons par « socle solide du réel », entre les énoncés des deux contemporains.

L’emploi du « réel » dans les textes de Furet est coutumier ; on le retrouve souvent jumelé avec les « faits », les « événements », le « vrai » ou l’« information ». Il sert habituellement de repoussoir à d’autres phénomènes, ici à une « histoire imaginaire » dans laquelle certains militants communistes ou nationalistes s’évadent, incapables d’affronter « l’histoire réelle », là à des politiques qui contournent les « vrais problèmes français »4. C’est à une « confrontation réelle avec l’histoire » que Furet invite. Il s’en prend notamment à Roger Garaudy, dont le marxisme primaire, cheminant sur la « voie royale de l’histoire », n’y « cueille que des fleurs »5. La « voie royale », c’est un schéma qui atténue la capacité à saisir les événements, prévention que nous retrouverons, avec la métaphore du plancher des réalités, au tournant des années 1970. De la même façon, Furet reproche à Maurice Thorez, leader du Parti communiste, de ne pas prendre en compte les « réalités nouvelles dans le domaine économique », et au Parti socialiste français de carrément « ruser avec les réalités »6. La 3Voir à ce propos Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985) et Johannes Fabian (Le temps et les autres. Comment l’anthropologue construit son objet, Toulouse, Anacharsis, 2006 [1983]). 4 Furet, « Le congrès de Maurice Thorez » (2 juillet 1959), dans Un itinéraire intellectuel. L’historien

journaliste, de France-Observateur au Nouvel Observateur (1958-1997), Paris, Calmann-Lévy, 1999, p.42 ; « Vingt ans de légitimité », Les Temps Modernes, no.167-168, 1960, p.1181 (sous le pseudonyme de Arthur Delcroix).

5Furet, « Compte rendu » de Perspectives de l’homme (R. Garaudy), France-Observateur, 17 décembre 1959, p.19.

6Furet, « P.C. : les nouveautés dangereuses », France-Observateur, 7 juillet 1960, p.2 ; « Le P.S.U. : ne pas ruser avec les réalités », France-Observateur, 10 août 1960, p.5.

charge temporelle du « réel » ou des « réalités » est souvent renforcée par l’utilisation des marqueurs temporels pour lui opposer des vis-à-vis. Ce sont des « conceptions traditionnelles » qui minent la pensée de M. Thorez, tandis que c’est l’« anachronisme » du général de Gaulle qui lui « masque les problèmes réels » de la société, aux prises pourtant avec plusieurs « luttes sociales réelles », c’est-à-dire des luttes actuelles7.

Pour Dumont, le « réel » est un socle pour juxtaposer d’autres phénomènes et pour opposer le concret et l’abstrait. La première utilisation, proche de celle qu’en fait Furet, est notamment énoncée par la « fidélité à la signification du réel », riche d’enseignements et garde-fou contre les « exaltations désincarnées »8. C’est également avec l’utilisation de marqueurs temporels que Dumont accentue le contraste entre le réel et le non réel, comme ces « figures de nostalgie », qui sont pernicieuses parce qu’elles ne peuvent « prendre corps dans le réel » ou s’assimiler à la « conscience réelle »9. Mais contrairement à Furet, Dumont ne privilégie pas cette utilisation pour énoncer le réel, accentuant plutôt les liens entre le réel et le « concret », dont l’absence (dans les pratiques, les théories ou les institutions) est dénoncée plus largement par toute sa génération. Ce qui « résume tous mes griefs [à propos du régime duplessiste des années 1950] », écrivait J.-P. Desbiens, alias le Frère Untel, avec une grivoiserie qui choqua à l’époque, « c’est d’être déraciné » et de subir un enseignement où les « principes universels » n’ont jamais « copulé avec la vie »10.

Le « concret », comme modalité d’énonciation du réel via l’expérience, est souvent employé par Dumont en opposition à l’artificiel et à l’abstrait, qui figurent le pôle d’extrême éloignement des « conditions effectives » de la vie en société11. Le décalage entre ces conditions et des « objectif[s] trop intellectualisé[s] » lui fait craindre l’inapplicabilité de certaines solutions à des « besoins concrets »12. C’est pourquoi il faut se méfier d’un modernisme européocentré et d’idéaux abstraits qui éloignent les politiques du « pays réel » et 7Furet, « Vingt ans de légitimité… », p.1184.

8Dumont, Pour la conversion de la pensée chrétienne, Montréal, HMH, 1964, p.27 et 97. 9Dumont, Pour la conversion…, p.27 et 118.

10Jean-Paul Desbiens, Les insolences du Frère Untel, Montréal, Éditions de L’homme, 1960, p.57-58. 11Dumont, Pour la conversion…, p.26.

12 Dumont, Pour la conversion…, p.38 ; « L’idéal coopératif » (1959), dans La vigile du Québec, Montréal, HMH, 1971, p.109.

des « conditions concrètes d’existence »13. Cette méfiance sera reconduite quelques années plus tard, mais sans le catalyseur constitué par le réel et les événements ; l’expérience brute d’une adaptation à l’histoire s’évanouira au profit de l’expérience de la discontinuité.

Remarquons que les signifiés de ce « concret » ne survolent pas l’Histoire ; il ne s’agit pas, écrivait P. Gérin-Lajoie, qui rejoint ici Dumont à propos du rôle des institutions, de principes immuables, mais de « données pragmatiques et provisoires », « fournie[s] par une société à un point précis de son développement »14. Provisoire : le mot, lu à l’aune du présentisme des années 1980, pourrait évoquer l’enchaînement arbitraire des événements ou une politique à vue de nez. Au début des années 1960, il prend un tout autre sens : comme occasion de dépassement, il implique un horizon investi de l’attente que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.

Ces façons de charger temporellement le « réel » chez Dumont et Furet nous permettent maintenant de confirmer le comparable de la figuration spatiale d’un socle solide du réel. Notons toutefois une différence importante entre les deux auteurs, que nous retrouverons tout au long de ce travail : le réel est accessible « en soi » pour Furet, alors que la collectivité (à travers le milieu) est constamment prise en compte par Dumont pour accéder à ce socle. Pour l’historien-journaliste au France-Observateur, le socle du réel tranche entre le vrai et le faux, qui sont pourvus d’une qualité « universelle », puisqu’il y a possibilité d’éliminer les filtres (idéologiques, psychologiques, moraux) qui empêchent de voir les choses comme elles sont véritablement, et ce, peu importe le lieu d’observation. Dumont identifie plutôt ce « filtre » avec la particularité du Québec, lieu d’ancrage incontournable (et indépassable) du discours sur le réel. Celui-ci, à travers les conditions concrètes d’existence, permet moins de distinguer le vrai du faux que d’identifier le vrai qui correspond actuellement à la collectivité dans son cheminement. La préoccupation « nationale » de Dumont, comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, est tendue alors entre deux impératifs : d’un côté, la modernisation et la normalisation en tant que mise à niveau ; de l’autre, la découverte de l’« être profond » du Québec, avec pour point de réconciliation l’assimilation consciente et dirigée de processus 13Dumont, Pour la conversion…, p.164 et 105.

(économiques, sociaux) afin de ne plus être « étrangers au monde et à nous-mêmes »15. Cette formulation renvoie à la possibilité d’une réconciliation entre cette entité collective et l’Histoire, attente qui sera vite déçue, comme nous le verrons plus loin16.

Le rapport au réel chez Furet se révèle notamment dans ses écrits historiques et historiographiques. L’accès au « réel passé » semble dégagé et l’historien est habilité à clarifier et dépoussiérer les couches d’interprétations pour retrouver les « réalités », souvent enfouies dans des schèmes d’historicité. C’est le cas de la nuit du 4 août 1789, qui a tout, selon Furet, pour émerveiller et enhardir l’historien : elle est à la fois « fin d’un monde » et début d’un nouveau, « aube » d’une nation moderne et union de la morale, de la justice et de l’histoire. Ce sont là autant d’imputations qui confondent la « légende et la réalité »17. Si l’historien vise à effectuer, comme il se doit, une « classification sociale globale »18, il doit plutôt s’appuyer sur la réalité économique et ne pas se contenter, comme A. Soboul, d’une « histoire globale » fondée sur la « politique » et l’« idéologique »19. La méfiance envers la dimension « idéologique » correspond en fait au soupçon qui pèse sur l’investissement moral et idéologique des historiens. Le « global » est ainsi tiré vers le bas – vers le socle solide du réel – et souvent associé à l’histoire sociale (et économique). Celle-ci semble être la voie d’accès privilégiée pour connaître le réel passé sans les filtres des idéologies.

De son côté, Dumont, dans Recherches sociographiques, revue qu’il a cofondée avec Jean- Charles Falardeau et Yves Martin en 1960, donne à ce périodique le mandat de critiquer les

15Dumont, « Depuis la guerre : la recherche d’une nouvelle conscience », dans La vigile du Québec, Montréal, HMH, 1971, p.39 et 36.

16Ce sont deux impératifs qui rejoignent ce qu’écrivait Jean Lamarre sur la mutation historiographique de Guy Frégault au cours des années 1950, chez qui l’approche de l’histoire en termes socio-économiques modifie « l’appréhension traditionnelle du rapport passé-présent » puisque la connaissance de l’histoire n’est plus, directement, un « instrument de libération » mais « une leçon de lucidité sur le poids que représente le passé pour le présent » (Le devenir de la nation québécoise. Selon Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet, Québec, Septentrion, 1993, p.297). C’est ce dont Marcel Rioux témoignait en constatant le déplacement, dans la représentation de leur identité par les Québécois, de la « culture » à « l’État » et de la « tradition » à la « société industrielle » (« Conscience ethnique et conscience de classe au Québec », Recherches sociographiques, no.1, 1965, p.23).

17Furet, « La nuit du 4 août : légende et réalité », France-Observateur, 3 août 1960, p.6-7.

18Furet, « Pour une définition des classes inférieures à l’époque moderne », Annales ESC, no.3, 1963, p.463. 19Furet, « Les sans-culottes et la Révolution française », Annales ESC, no.6, 1963, p.1099.

idéologies et de demeurer « pour ainsi dire, au ras du sol »20. Bien sûr, admet Dumont, s’il faut travailler en deçà des « ismes » qui surplombent la réalité sous la forme de schèmes d’interprétation inadéquats, il faut aussi admettre qu’une « identification avec l’objet » est inévitable, « bien que gênante »21. Au tournant des années 1970, cette « identification » apparaîtra en fait comme la clef pour cerner le rapport (et le rôle) de l’historien avec le milieu et le passé. Conséquemment, au tournant des années 1960, Dumont réserve ses hommages aux pionniers de l’esprit scientifique au Québec : Léon Gérin (1863-1951), considéré comme l’un des premiers sociologues au Canada français, est actualisé pour son « esprit remarquablement positif », tandis que le sociologue Errol Bouchette et l’économiste Edmond de Nevers, eux, sont salués pour leur résistance face aux « opinions courantes » et aux « jugements établis ». Ils ne tombaient pas dans le lyrisme ou l’apologétique, mais possédaient un « souci de réalisme et d’objectivité » susceptible d’inspirer les chercheurs au début des années 196022.

Sur le plan contemporain, ce souci du réalisme, que nous avons croisé dans une section précédente sur la « révolution » (2.1.1), renvoie à l’expérience brute d’une Histoire en marche. Effectivement, le repérage des « événements » correspond au repérage d’une évolution, d’un progrès, d’un sens de l’histoire. Ceux-ci sont mesurables parce qu’ils s’appuient sur un socle solide du réel, dont la connaissance apparaît graduelle, à la fois afin de mieux maîtriser le monde – ce que nous révélait l’expérience prométhéenne du temps (2.1.5) – et d’affermir la scientificité de l’histoire – ce qu’exemplifiaient les ambitions d’histoire totale de l’école des Annales, à laquelle Furet participait.