• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 – Imagination et configuration spatiales

3.3 Métaphores spatiales et historiographie

3.3.1 Origine et antécédence (Certeau)

Nous explorerons ici une autre dimension de la métaphore spatiale des profondeurs dans les textes de Certeau : celle associée au passé ou plus exactement à l’« antécédence », c’est-à-dire à ce qui précède et influence encore, de fait ou en puissance, le présent. Cette dimension nous fera accéder à la question cruciale de l’origine et de son traitement par l’historien.

Rappelons d’abord en quoi les légendes constituent, pour l’auteur, des menaces pour les contemporains. En s’imposant comme modèles ou comme reflux issus du passé, elles étouffent, sur le mode d’une opposition haut / bas, la disponibilité au présent et à la nouveauté. Elles empêchent également de voir l’émergence d’alternatives, qui se trouvent

ainsi réduites aux exemples passés et donc dégonflées de leur puissance d’ébranlement. Bref, les légendes reconduisent une histoire continue qui colmate les brèches provoquées par la discontinuité. Pour cette raison, l’expérience brute du temps de la discontinuité est déterminante pour Certeau. Ceci explique pourquoi il martèle le danger de l’utilisation, pour expliquer les événements, deshauts faits passés et de leurs coordonnées. Par exemple, utiliser le vocabulaire de la Commune au XIXesiècle pour expliquer Mai 68 restreint la capacité des

contemporains à assumer le fait qu’ils expérimentent une autre histoire. Sa façon d’actualiser le passé et de traiter l’origine en dira long sur ses pratiques et sur sa sensibilité au présent. D’abord, pour saisir l’importance donnée par Certeau à l’origine dans la pratique historienne, il faut prendre la mesure de l’imposante antécédence posée en arrière-plan par l’auteur. Ceci nous permettra de complexifier ce que nous avons dit plutôt sur la menace des reflux du passé, qui ne sont pas seulement porteurs de légendes, mais également retours du refoulé susceptibles d’ébranler une société qui apparaît bloquée. Dans ces reflux du passé, la « mort » resurgit et repasse le seuil et la limite où l’historien et sa société croyaient l’avoir circonscrite ou objectivée. C’est là un aspect clef de l’expérience du débordement chez Certeau au tournant des années 1970. Cette résurgence implique l’impossibilité d’une avancée cumulative de la science et d’une marche en avant du Progrès qui élimineraient les résidus des superstitions, des traditions et des idéologies196. Mais si Certeau fait ainsi revenir l’objet pour hanter l’historien, c’est aussi pour lui rappeler sa situation précaire dans un présent qui rend

possible, à partir d’une place, une investigation dans le passé. On peut caractériser de deux

façons cette antécédence dans les textes de Certeau, comme « revenance » et comme « contexte ». Elles informent les modalités d’accès au passé de l’historien, qui ne peut plus s’appuyer sur le socle solide du réel. Il n’y a plus, comme au tournant des années 1960, de portails bien dégagés pour accéder au passé.

a) L’antécédence-revenance s’apparente au « retour du refoulé » de Freud, auteur déterminant dans le parcours de Certeau197. C’est une antécédence qui « entre » dans le présent sous la forme d’objets passés et qui, apparemment classée et rangée dans les discours savants, 196Certeau, « Faire de l’histoire. Problèmes de méthodes et problèmes de sens », dans L’écriture…, p.58 (publié d’abord dans Recherches de science religieuse, t.58, 1970).

continue de déborder les grilles du savoir. L’expérience brute du débordement déploie ici tous ces effets, puisque le caractère fantastique ou dangereux donné à cette revenance rappelle la façon dont Certeau énonce les profondeurs, inquiétantes et éruptives, qui bougent la société. Contrairement à Furet, Certeau ne s’intéresse pas d’abord au retour d’« idées » ou de « traditions » dans le présent. Il repère plutôt les retours subreptices et cachés qui ébranlent un ordre et mettent le roi à nu (la société ou la science à découvert). Il y a un ébranlement provoqué par la remontée de l’antécédence dans le présent à travers, notamment, la pratique de l’historien. C’est le cas de la parole de la possédée au XVIIe siècle : une fois récupérée et organisée, « l’altérité dominée (possédée) par le discours garde, latent, le pouvoir d’être un revenant fantastique, voire un possédant »198. Cette antécédence-revenance, sur laquelle nous passons rapidement ici, occupera une place importante dans notre Chapitre 4, lorsque nous examinerons le rôle de l’historien.

b) L’antécédence-contexte permet de poser globalement un horizon du passé. Ce peut être l’« imaginaire » de la société ou, plus généralement, à partir du registre des profondeurs, les secousses telluriques ou les glissements de culture, moins ciblés que les phénomènes relevant de l’antécédence-revenance. Ce peut aussi être les légendes. Comme Dumont qui, combattant l’universel factice posé par certains discours, renvoie malgré tout à un milieu global et à un « imaginaire [qui] est collectif tout autant que les systèmes qui en procèdent et le récusent »199, Certeau pose lui aussi quelque chose qui est plus que la somme des parties qui le compose. Mais il ne s’agit pas des « mentalités », qui deviendront, au sein de l’école des

Annales, une étiquette commode (histoire des mentalités) pour englober les phénomènes de

« troisième » niveau. Cette antécédence n’est pas plus la « mémoire », même collective, qui fera surtout son apparition dans les textes de Certeau au tournant des années 1980.

L’antécédence-contexte est plus massive et rappelle le titre donné par C. Castoriadis à un ouvrage important200. La discipline historique est de plain-pied dans ces latences et ces « pesanteurs » du passé, puisque l’historien est le chercheur hanté par excellence. Par conséquent, il est facilement le jouet ou l’avatar passif de traditions, ou le chroniqueur de 198Certeau, « Le langage altéré. La parole de la possédée », dans L’écriture…, p.293.

199Dumont, Les idéologies…, p.97.

légendes. À cet égard, l’attention portée par Certeau aux historiographes concerne particulièrement leur capacité à mettre en évidence les conditions (cachées) qui président à un travail. C’est Raymond Aron qui, par exemple, « exhumait l’inavoué et le préalable » de l’historiographie du XIXe siècle. Sur le plan de la pratique, il s’agira pour l’historien de débusquer l’inavoué qui organise ses textes et de découvrir comment ses problématiques sont « hantées par des préalables »201.

Ces préalables sont également à rechercher du côté du « social ». Plus que les sciences exactes, qui génèrent, selon Certeau, leur histoire entre une « cohérence et une genèse », les sciences humaines s’appuient de plus sur la « praxis sociale », qui déborde l’histoire interne de la connaissance202. Par là, Certeau arrime la science historique au « social » en l’extirpant du seul discours (scientifique) où elle prétend se définir, se justifier et s’autoriser. L’opposition haut / bas est massivement mobilisée pour distinguer entre les prétentions à la cohérence (et à l’autonomie) d’une science humaine et les conditions de possibilité concrètes de son existence. L’origine que pose un historien est en fait conditionnelle à une « temporalité différente » de la seule dynamique scientifique de sa discipline ; elle implique donc une expérience contemporaine :

« Il y a une historicité de l’histoire. Elle implique le mouvement qui lie une pratique

interprétative à une praxis sociale […] L’histoire est sans doute notre mythe. Elle combine le « pensable » et l’origine, conformément au mode sur lequel une société se comprend »203. Face à cette historicité de la pratique, qui se transforme selon le « mode » sur lequel une société se comprend, l’historien n’est pas confiné à l’impuissance. Sa capacité réflexive – en le poussant à assumer son inscription dans le présent – influencera considérablement ce qu’il fera de cette origine. L’histoire qu’il construira, avec cette origine en arrière-plan, reconduira des légendes ou participera à dépayser son présent et, donc, à l’ouvrir. On retrouvera chez Dumont une démonstration semblable à propos du milieu, dont les normes sont éprouvées

201Certeau, « L’opération… », p.80 ; « Faire de l’histoire… », p.40. 202Certeau, « Faire de l’histoire… », p.69.

constamment par l’historien, qui rend intelligible le passé en fonction du jeu de distanciation / intériorisation par rapport à ces normes.

Mais la réflexivité a aussi ses limites : l’antécédence-contexte agit habituellement en sourdine, souvent à l’insu de l’historien, contraint de rendre intelligible un passé grâce à la « représentation d’une genèse organisatrice qui lui échappe »204. Remarquons la mise en évidence par Certeau du fait que cette genèse échappe à l’historien, ce qui n’était pas le cas quelques années plus tôt, alors que le passé semblait de mieux en mieux balisé et l’historien de plus en plus outillé. Il est désormais impossible de dire le fin mot de ce que recèle l’antécédence, de ce qu’elle « est » ou de ce qu’elle « porte » de valable pour le futur. De la même façon, sur le plan contemporain, il est impossible de tirer en pleine lumière ce qui se trame dans les profondeurs. Cet impossible repérage relie par conséquent, grâce à la métaphore spatiale des profondeurs et aux expériences brutes du temps, recherche du passé et expérience du présent. Au prochain chapitre, en croisant le tournant des années 1970 et le XVIIesiècle dans les textes de Certeau, nous verrons que c’est aussi l’expérience du passé qui influence l’expérience du présent (4.2). Pour l’instant, remarquons à quel point Certeau solidarise cette recherche et cette expérience grâce à la métaphore des profondeurs et à son extension temporelle : l’antécédence.

Il en découle, on le devine, que la mise en intelligibilité du passé par l’historien est tout sauf neutre ou dégagée. Avec cette mise en garde, qu’il réitérera sous plusieurs formes, Certeau cherche à provoquer un face-à-face de l’historien avec lui-même, procédé rhétorique qui contribue à déstabiliser le lecteur, appelé à suspendre ses certitudes et à questionner ses postulats. Comme ces livres dont vous êtes le héros, les écrits épistémologiques de Certeau sont jonchés d’options, dont chacune affecte la suite du parcours. L’historien expérimentera-t- il la pesanteur du passé comme « inertie » – que le « “traditionnaliste” » nomme « “continuité” », poussant parfois jusqu’à y voir la « “vérité de l’histoire” »205? Explorera-t-il les liens (et les nœuds) qui le relient à cette pesanteur en dehors des formules consacrées pour étiqueter le passé ? Considérera-t-il son lieu scientifique en perpétuel perfectionnement, 204Certeau, « Faire de l’histoire… », p.69.

soutenu et guidé par une progression auto justifiante, ou débusquera-t-il les moments où les sciences se sont définies, les sacrifices qu’elles ont effectués et les limites qu’elles ont revendiquées pour se distinguer ? Acceptera-t-il que ce qu’il peut dire aujourd’hui n’est plus ce qu’il pouvait dire hier et certainement pas ce qu’il pourra dire demain ?

Notons que ces questions concernent non seulement l’historien, mais aussi le contemporain. Tout comme Furet, qui s’appliquait à mettre en évidence comment l’intériorisation de légendes sur le plan contemporain rejaillissait sur la pratique historienne, Certeau exhorte l’historien-contemporain à ne négliger aucun angle mort dans son expérience et ses pratiques afin d’assumer son ancrage dans le temps, dans sa société et dans ses lieux scientifiques. Le face-à-face suscité par Certeau est donc incitation à admettre les limites de l’historien, qui n’est plus ce prototype prométhéen brassant le temps dans son chaudron et participant à l’invention de l’avenir. Au contraire, l’historien réagit et ses initiatives répondent toujours aux incitatifs d’un contexte – lequel est largement formé par l’antécédence et les profondeurs. Selon Certeau, lorsque Lucien Febvre, dans les années 1930, voulait sortir l’histoire du XVIe siècle de ses vieilles polémiques religieuses, il « attest[ait] d’abord l’effacement des luttes » passées dans son propre champ d’expérience. Le cofondateur des Annales ne « poussait » pas d’abord, en fonction de la seule dynamique scientifique, la recherche ailleurs ; il attestait une transformation pour y inscrire un travail. La « clef de voûte » de la pratique historienne est donc « l’articulation entre l’acte qu’elle pose et la société qu’elle reflète »206.

Cette prééminence a notamment pour conséquence de sortir l’historien-contemporain du cercle (autonome) des idées afin de le connecter à ce qui se passe à ras le sol et dans les profondeurs de sa société207. C’est pourquoi la figuration spatiale de la pression par le bas est souvent mobilisée par Certeau, et ce, d’autant plus que l’investissement de l’attente s’effectue en fonction de ces profondeurs et de ce qui pourrait en émerger. Parallèlement, une des raisons de ce recadrage effectué par l’auteur tient, si l’on regarde du côté de la figuration de la résistance aux cadres, à la valorisation de la pratique et au soupçon envers les idées, les concepts et les schèmes supposés systématiser la connaissance du passé.

206Certeau, « Faire de l’histoire… », p.70.

207C’est ce qui manquait, selon Certeau, à l’ouvrage de Raymond Aron sur les historiens (« L’opération… », p.91).

* * *

Au cours de cette section, nous avons poursuivi notre exploration de la métaphore spatiale des profondeurs, mais en nous concentrant sur la dimension de l’antécédence afin de situer l’historien par rapport à celle-ci. L’enjeu de l’origine nous a servi de fil conducteur à cette fin. Nous avons constaté que l’opposition haut / bas permettait à Certeau de faire la distinction entre l’historien s’appuyant sur une origine consacrée – à travers, par exemple, des légendes – et l’historien s’ouvrant à l’antécédence (dans le passé) et aux profondeurs (dans le présent) en assumant sa situation socio-temporelle. Ce dernier historien résiste mieux aux modèles figés et désuets (sur le plan de la recherche) et aux reflux du passé sous une forme légendaire (dans son présent). Il favorise peut-être ainsi l’émergence d’alternatives au niveau de la recherche et au niveau social, les deux étant étroitement reliés pour Certeau.

Dans la prochaine section, nous verrons que pour Dumont également, le chercheur et l’historien « attestent » d’une transformation qui les dispose à certaines découvertes. Comment la métaphore spatiale du milieu influence-t-elle cette disposition ? Agit-elle à la façon de la paire profondeurs / antécédence chez Certeau ? En quoi la caractérisation de la collectivité québécoise comme minorité menacée en Amérique du Nord est-elle liée à la façon dont Dumont articule la recherche et le milieu ?